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«Les pédophiles ont trouvé au sein de l’Eglise une structure pour leur activité criminelle»

Alors que s’est ouvert lundi le procès du cardinal Barbarin, jugé pour non-dénonciation d’agressions sexuelles, le Père Pierre Vignon dénonce l’omerta au sein de l’Eglise. Le prêtre publie «Plus jamais ça», un ouvrage qui vise à «fustiger le mur de la honte»

Le père Pierre Vignon dans son église à Saint-Martin-en-Vercors, en août 2018. — © Jean-Pierre Clatot/AFP Photo
Le père Pierre Vignon dans son église à Saint-Martin-en-Vercors, en août 2018. — © Jean-Pierre Clatot/AFP Photo

Le Tribunal correctionnel de Lyon juge depuis lundi le cardinal Philippe Barbarin ainsi que cinq anciens membres du diocèse de Lyon pour ne pas avoir dénoncé un prêtre pédophile suspecté d’agressions sexuelles sur mineurs.

L’affaire a éclaté en 2015 avec la mise en cause du Père Bernard Preynat pour des abus commis un quart de siècle plus tôt sur de jeunes scouts. François Devaux, cofondateur de La parole libérée, l’association à l’origine des révélations, estime que Monseigneur Barbarin et son diocèse «protègent depuis vingt-cinq ans un pédophile et portent une responsabilité».

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Le prélat a obtenu des soutiens, dont celui du pape François, qui l’été dernier a cependant condamné dans une lettre toutes formes d’abus, dans un contexte plus large de révélations de nombreux scandales pédophiles impliquant des prêtres à travers le monde. Cette affaire a fragilisé l’archevêque Barbarin, dont la démission a été réclamée jusqu’au sein même de l’Eglise (voir chronologie ci-dessous).

La pétition dans ce sens lancée en août par le Père Pierre Vignon, curé dans un petit village du Vercors, a recueilli à ce jour 108 000 signatures. Le Père Vignon, homme affable à la barbe grise, vient de faire paraître avec l’essayiste François Jourdain Plus jamais ça (Editions de l’Observatoire), un ouvrage qui dénonce l’omerta au sein de l’institution religieuse. Il répond aux questions du Temps.

Le Temps: Qu’attendez-vous de ce procès du cardinal Barbarin?

Père Vignon: C’est quelque chose de non truqué, de public, où chaque partie peut argumenter. Il y a des journalistes du monde entier. Les abus sexuels perpétrés par des prêtres, cachés, tus, vont être mis au jour, débattus. Le silence est brisé, c’est essentiel pour les victimes, pour l’Eglise catholique aussi. C’est déjà un acquis important. Il faut qu’il y ait un avant et un après. La bonne marche d’une société est fondée sur deux interdits majeurs: ceux du meurtre et de l’inceste. Mais au fond la personnalité elle-même du cardinal Barbarin m’importe peu. Il faudrait tout de même qu’il reconnaisse ses erreurs. Il aurait pu prendre son vélo et aller voir les victimes. Bien au contraire, en mars 2016, en marge d’une réunion des évêques de France, il s’est fendu d’un lapsus révélateur en déclarant «que la majorité des faits, grâce à Dieu, sont prescrits». Cela révèle un état d’esprit.

Pourquoi demander sa démission?

On ne parle plus d’affaire Preynat mais d’affaire Barbarin. Une ombre l’enveloppe et il ne me semble plus en mesure de remplir son ministère. A la lecture de la lettre du pape François au peuple de Dieu le 20 août, j’ai beaucoup réfléchi. Cette lettre était un cri, un appel. Il s’est tourné vers les fidèles en leur disant: aidez-moi. Le pape qui a rencontré des victimes s’est dit submergé par leurs témoignages. Il ressent de la honte et du repentir. Je partage cela avec lui. J’ai donc appelé François Devaux de La parole libérée qui est un homme droit, un être exceptionnel et un ami. Il m’a proposé de lancer une pétition. Je suis devenu une sorte de lanceur d’alerte.

J’ai 64 ans. J’ai des problèmes de santé, je suis obèse, j’ai un physique de nain de jardin. Mais le Bon Dieu fait parler les nains de jardinPierre Vignon

Quelles réactions cette pétition suscite-t-elle?

Beaucoup de silence chez mes confrères, de beaux et chaleureux messages chez les laïcs. De la haine aussi. Je serais un Judas. On sait que le fautif est parfois celui qui dénonce un crime, pas celui qui le commet. J’ai donc été sanctionné puisque les 12 évêques d’Auvergne-Rhône-Alpes m’ont destitué le 1er novembre de ma fonction de juge ecclésiastique. C’est une décision arbitraire mais je l’accepte tout en ne retirant rien de ce que j’ai dit. Les 72 victimes déclarées du Père Bernard Preynat doivent provoquer un changement profond dans la gestion des cas de prêtres pédophiles. Certains parents de jeunes victimes ont défendu Preynat. Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.

Pourquoi vous, petit curé de campagne, êtes si engagé dans ce combat contre les abus sexuels?

J’ai 64 ans, j’ai été ordonné il y a trente-huit ans. J’ai des problèmes de santé, je suis obèse, j’ai un physique de nain de jardin. Mais le Bon Dieu fait parler les nains de jardin. Cela fait vingt ans que je rencontre et accompagne des victimes de prêtres abuseurs, hommes ou femmes, des religieuses aussi abusées, écrabouillées par la hiérarchie. Mais je faisais cela dans l’ombre. De la même façon j’ai soutenu discrètement La parole libérée dès sa création en 2015. La lettre du pape m’a donné la parole. On me décrit comme un curé de campagne. Il est vrai que je quitte peu mon village tout en rendant service à mon diocèse qui manque de prêtres. Mais j’ai étudié à l’Université pontificale grégorienne de Rome, à la Faculté de droit canonique de Paris, j’ai même passé deux années en Suisse à l’Université de Fribourg pour apprendre la philosophie où j’ai rencontré l’abbé Dominique Rimaz qui lui-même a dénoncé des cas d’abus sexuels dans son évêché. Il me soutient depuis le début.

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Vous avez fait paraître un livre quelques jours avant le début du procès du cardinal Barbarin. Un hasard?

Je ne gère pas ce type d’agenda. Cet ouvrage sert à fustiger le mur de la honte, cette situation d’irresponsabilité. Des mineurs sans défense se heurtent depuis trop longtemps à des agissements criminels, les parents sont dépassés. Ces religieux s’étaient engagés devant Dieu à protéger le faible et le pauvre. Ils ont fait le contraire, en toute impunité. Avec François Jourdain, nous tentons d’expliquer les causes d’une telle faillite collective, d’une telle dérive, d’une telle hypocrisie.

Comment en est-on arrivé là?

J’appelle cela le bal des maquilleurs. Un travail de dissimulation a fait son œuvre. Des prêtres ont suivi sans aucun état d’âme parce qu’ils pensaient préserver l’Eglise d’une publicité dévastatrice. Rien ne devait troubler l’admiration inconditionnelle des fidèles pour le clergé. Découvrir comment les victimes ont été mal accueillies, à peine écoutées, en dit long sur l’entreprise de dissimulation. C’est de l’ordre du déni. Quand il a fallu jeter du lest, le discours s’est adapté. La communication ecclésiale a fait état de scandales limités à quelques individus. Et puis les affaires ont fait boule de neige pour faire une tache de plus en plus large sur l’habit immaculé de l’épiscopat. La salissure s’est étendue de diocèse en diocèse, de pays en pays. Toute la chrétienté, comme on disait autrefois, était atteinte. Dans des pays comme l’Irlande, l’Allemagne, la Suisse, les réactions ont été rapides, contrairement à l’Italie, la Pologne et la France.

Découvrir comment les victimes ont été mal accueillies, à peine écoutées, en dit long sur l’entreprise de dissimulation. C’est de l’ordre du déniPierre Vignon

L’omerta a tout de même été brisée…

Oui mais pas par les lanceurs d’alerte, pas par des groupes de pression, pas par le clergé… Par les victimes elles-mêmes, exceptionnellement courageuses qui ont parlé publiquement. Elles seules ont débloqué les verrous cadenassés à double tour. L’Eglise s’est vue contrainte de suivre, généralement à marche forcée. Sans la prise de parole des victimes, la pédophilie dans l’Eglise ne serait pas reconnue. Il leur a fallu des combats intérieurs parce que les victimes se considèrent comme les premières coupables de ce qu’elles ont subi. Un prédateur sait choisir et enfermer ses proies dans un sentiment de fausse culpabilité. Il faut le dire: les pédophiles ont trouvé au sein de l’Eglise qui a pratiqué l’art de la fuite une structure favorable pour développer leur activité criminelle.

Vous remettez en cause tout le fonctionnement ecclésial?

L’Eglise ne pourra pas faire l’impasse d’une réflexion doctrinale en profondeur. Une réflexion théologique vaste et approfondie est nécessaire. Le secret pontifical, l’équivalent du secret de l’instruction, mérite d’être assoupli. La discrétion est nécessaire et même indispensable au respect de la vie privée, mais elle ne doit pas se faire au détriment de la recherche de la vérité ou servir de paravent aux prédateurs et à l’institution qui les protège. Les procédures pour mettre en cause les évêques ou les supérieurs d’ordre religieux suspectés d’avoir couvert de tels abus sont quasiment impossibles à mettre en œuvre. Il est urgent là encore d’adapter le droit.

Le statut du prêtre ne doit-il pas lui aussi être revu?

Le prêtre n’est pas au-dessus des lois. Certains prêtres et évêques abusent de leur position de «serviteurs de Dieu». Les affaires de pédophilie mettent en pleine lumière la question du périmètre de l’autorité et de la responsabilité du prêtre omnipotent. Il s’agit de distinguer, d’une part, l’homme ordonné pour une fonction religieuse à la suite du sacrement qu’il a reçu et qui l’autorise à pratiquer un certain nombre de rites, et, d’autre part, l’homme parmi les hommes, c’est-à-dire le simple citoyen face aux fidèles. Son premier statut, qui relève du sacré, ne doit pas effacer le second, qui le place sur un pied d’égalité avec les autres.

Les dates clés de l’affaire Barbarin

23 octobre 2015: Le diocèse de Lyon révèle des plaintes déposées depuis mai 2015 contre un prêtre pour des «agressions sexuelles sur des mineurs», commises vingt-cinq ans plus tôt. Il sera identifié comme le Père Bernard Preynat.

12 janvier 2016: Plusieurs victimes, des anciens scouts du groupe indépendant Saint Luc, créent une association baptisée La parole libérée, pour «briser l’omerta».

27 janvier 2016: Bernard Preynat, qui reconnaît les faits, est inculpé pour des agressions sexuelles commises sur quatre jeunes scouts entre 1986 et la fin de 1991.

10 février 2016: Dans un entretien au quotidien catholique La Croix, le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon depuis 2002, dit avoir été mis au courant des «comportements» de ce prêtre «vers 2007-2008», via un tiers. Il précise avoir rencontré une victime en 2014. Fragilisé pour ne pas avoir informé la justice et pour avoir maintenu le prêtre au sein du diocèse de Lyon jusqu’en 2015, Mgr Barbarin reçoit le 19 février 2016 le soutien du Vatican qui estime qu’il a géré le dossier «avec beaucoup de responsabilité».

4 mars 2016 : Le parquet de Lyon ouvre une enquête préliminaire pour «non-dénonciation de crime» et «mise en danger de la vie d’autrui» visant plusieurs responsables du diocèse, dont le cardinal Barbarin. Une nouvelle plainte est déposée peu après par un haut responsable du Ministère de l’intérieur, qui lui reproche de ne pas avoir écarté un autre prêtre ayant commis des abus sexuels à son encontre au début des années 1990. Elle donnera lieu à une seconde enquête préliminaire pour «non-dénonciation».

25 avril 2016: Le cardinal admet «des erreurs dans la gestion et la nomination de certains prêtres», devant 220 membres du clergé réunis à huis clos.

16 mai 2016 : Le pape François prend sa défense dans La Croix, jugeant que sa démission serait «un contresens, une imprudence».

1er août 2016 : L’enquête pour non-dénonciation des agressions pédophiles commises par le Père Bernard Preynat est classée sans suite par le parquet de Lyon.

11 décembre 2016: La seconde enquête pour non-dénonciation est également classée sans suite.

25 décembre 2016: Dans la presse, Philippe Barbarin admet que «[son] réveil a été tardif» face aux abus sexuels commis par des prêtres.

23 mai 2017: Le cardinal et six autres personnes sont cités à comparaître en correctionnelle pour non-dénonciation d’agressions sexuelles pédophiles, dans une procédure de citation directe initiée par des victimes du Père Bernard Preynat.