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Pourquoi les bayous de Louisiane risquent de disparaître

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Vidéo GEO : Immersion dans les bayous de la Louisiane [GEO]

C’est un monde féerique. Le fascinant mariage de l’eau et de la terre. Hélas, le littoral de la Louisiane est en train de sombrer. Chronique d’un naufrage annoncé.

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Dans le creux de la baie de Terrebonne, à l’extrême sud de la Louisiane, une route fend les eaux, çà et là submergée par les vagues. Cinq kilomètres en ligne droite, où seuls le clapotis des flots et le murmure du vent se font entendre. De temps en temps, aigrettes, ibis ou pélicans viennent toiser le ruban de bitume bordé de roseaux vert flamboyant. Puis passent des pêcheurs en pirogue, partis tenter leur chance dans l’un de ces innombrables méandres du delta du Mississippi que l’on appelle bayous (de bajuk, «petite rivière» en amérindien chacta). Le chemin finit en cul-de-sac. En bout de course, c’est l’Isle de Jean Charles, mince bandeau de terre de trois kilomètres de long pour 300 mètres de large, à la merci du golfe du Mexique, de ses crues et de ses ouragans. Là vivent une cinquantaine de personnes. Presque toutes descendent des Houmas et des Biloxi-Chitimacha-Chacta, Amérindiens qui se sont installés ici au XIXe siècle. En arrivant sur la péninsule, on n’aperçoit tout d’abord qu’un étrange habitacle aux allures de soucoupe volante rouillée – une capsule de survie abandonnée par les marins d’un pétrolier –, et quelques carcasses de maisons dévastées. Le hameau n’est pourtant pas fantôme. On y trouve encore des habitations dignes de ce nom, perchées sur pilotis, parfois à cinq mètres au-dessus du sol. Leurs occupants regardent chaque jour, assis sur leur terrasse, l’eau gagner un peu plus de terrain sur leur presqu’île prise en étau. Rongée par l’érosion, peu à peu avalée par la montée des océans, l’Isle de Jean Charles est en train de sombrer.

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A son image, c’est tout le sud du Bayou State qui est menacé d’engloutissement. Bayou State, «l’Etat des bayous» : c’est ainsi que l’on surnomme la Louisiane pour son fabuleux écosystème côtier, ce subtil entrelacs de bras d’eau et de langues de terre qui s’étend sur une dizaine de milliers de kilomètres carrés, depuis la frontière avec le Texas jusqu’à celle avec l’Etat du Mississippi. Un monde féerique, hélas en perdition. Chaque année, selon l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, soixante-deux kilomètres carrés de terre disparaissent ici, soit la superficie d’un terrain de foot toutes les heures. Au début des années 2010, le gouvernement fédéral a retiré des registres une trentaine de noms d’îles, de routes ou de ponts, parce qu’ils n’existaient simplement plus. D’après Climate Central, une ONG spécialisée dans la climatologie, les Etats-Unis figurent à la septième place des pays les plus exposés à la montée des eaux, derrière la Chine, l’Inde ou le Bangladesh… S’ils ne sont pas déplacés, 7 % de la population de la Louisiane, soit 350 000 personnes, pourraient ainsi être submergés d’ici à cinquante ans.

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La faute au réchauffement climatique mais pas seulement...

«L’homme a une grande part de responsabilité dans ce désastre, estime Carol Wilson, chercheuse en géologie à l’université d’Etat de Louisiane. Bien sûr, il y a le réchauffement climatique, qui fait grimper le niveau des océans. Mais l’équilibre naturel du bayou a aussi été complètement bouleversé par la multiplication des puits de pétrole dans la zone depuis le début du XXe siècle.» L’industrie pétrolière de Louisiane figure en effet parmi les plus productrices des Etats-Unis. Mais à quel prix ? Le littoral est désormais percé de toutes parts. En cause, environ 4 000 plateformes de forage, qui participent à l’affaissement des terres. Les 15 000 kilomètres de canaux creusés pour laisser passer les pétroliers ont en outre brisé des barrières naturelles et permis à l’eau de mer de pénétrer dans le bayou. Or, le sel ronge la végétation et la terre, déjà mises à mal depuis bientôt un siècle. «Les bayous ont souffert de la construction de digues et de barrages sur le Mississippi», poursuit Carol Wilson. En effet, à partir de 1927, suite à une crue terrible du grand fleuve, divers ouvrages furent érigés pour limiter ses débordements… privant par là même l’estuaire d’un indispensable apport en sédiments. Sans les alluvions du Mississippi, les plantes se meurent, et les îlots du bayou s’effritent, inexorablement. Ainsi affaibli, l’écosystème ne résiste plus aux cyclones, qui, à chaque passage, le balayent et le fragilisent encore plus. Une spirale infernale pour la Louisiane.

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Le bayou, c'est 4 500 variétés de plantes et 300 espèces d’oiseaux

«On en a vu de toutes les couleurs ces dernières années», confirme Jim Boudreau, un guide d’une soixantaine d’années originaire de Houma, la plus grande ville du coin – 33 000 habitants –, à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de l’Isle de Jean Charles. En 2005 et 2008, les ouragans Rita et Gustav ont obligé Jim à reconstruire par deux fois sa maison. Puis, en 2010, après la marée noire provoquée par l’explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique, il n’a pas pu, pendant six longs mois, piéger crevettes, écrevisses ou poissons-chats, alors que la pêche est vitale pour beaucoup d’habitants du bayou. Ce matin tôt, Jim s’empare de sa canne avant de sauter dans sa barque pour s’aventurer dans le dédale ténébreux des canaux. La faible lumière de l’aube permet de mieux distinguer, au ras de l’eau, les yeux topaze des alligators. Puis la brume du marais se dissipe, et la clarté naissante révèle une forêt noyée. Autour de l’esquif, toutes les nuances de vert se déroulent, du céladon de la mousse espagnole qui dégringole des branches à l’olive des feuilles de cyprès, à la silhouette décharnée. Au-dessus de la tête du pêcheur, une buse à queue rousse plane en quête d’une proie, tandis que des hérons, immobiles sur leur tronc d’arbre, semblent contempler le paysage. A l’approche de la barque, les tortues esquivent d’un plongeon et les grenouilles, que les francophones d’ici appellent ouaouarons, déguerpissent. Jim coupe le moteur. Sitôt à l’arrêt, il se saisit de sa canne et, d’un geste vif, envoie la ligne. «On n’est pas bien ici ? se félicite-t-il plutôt qu’il n’interroge. C’est ça le bayou !» Un refuge pour une flore et une faune uniques, riches notamment de 4 500 variétés de plantes, dont l’iris bleu, emblème de la Louisiane, et de 300 espèces d’oiseaux, dont le pygargue à tête blanche, rapace symbole des Etats-Unis. Alors comment éviter que cet écosystème tant aimé ne meure ?

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Le grand programme de sauvegarde du Coastal Protection and Restoration Authority (CPRA)

Face à l’urgence, les autorités locales ont, avec l’appui de Washington, créé quelques mois après Katrina et Rita, les ouragans dévastateurs de 2005, un organisme dédié à la protection du littoral, la Coastal Protection and Restoration Authority (CPRA). «La communauté scientifique alertait régulièrement depuis près d’un siècle sur la perte de territoire, mais il a fallu un cataclysme pour que les pouvoirs publics prennent enfin des initiatives, déplore Chuck Perrodin, son directeur de la communication. Et il faudra sans doute beaucoup plus que les cinquante milliards de dollars [quarante-trois milliards d’euros] prévus pour restaurer notre littoral.» Grâce à cette somme, le CPRA espère néanmoins mettre en place, sur les cinquante prochaines années, son masterplan, un grand programme de sauvegarde. Les fonds sont issus, entre autres, de taxes sur les revenus des gisements pétroliers et gaziers dans le golfe du Mexique et de dommages et intérêts versés par la compagnie BP suite à la marée noire de 2010. Grâce aux dix-huit milliards de dollars d’ores et déjà débloqués depuis 2007, 135 projets ont abouti, surtout des constructions de digues qui se ferment en cas de tempête et des stabilisations de berges. Mais le plus dur reste à faire : restaurer les îlots du bayou en leur apportant des déblais de dragage et des sédiments du Mississippi.

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L'étude des sols pour contrer la montée des eaux

Pour ce faire, le CPRA a besoin des lumières de scientifiques de terrain. Cocodrie, que les gens du bayou ont surnommé «la fin du monde», est un village isolé d’une centaine d’habitants, à trois quarts d’heure de route au sud de Houma. C’est là que se trouve le centre de recherches du Louisiana Universities Marine Consortium (Lumcon), fondé au début des années 1980. Avec son observatoire aux allures de tour de contrôle, le bâtiment, qui accueille une cinquantaine de chercheurs, a de faux airs d’aéroport. De là-haut, la vue est imprenable. D’un côté, on aperçoit une petite marina où se côtoient crevettiers à fond plat, hors-bord, conteneurs, grues et citernes. De l’autre, à perte de vue, les marais, dans une infinie alternance de bleu et de vert. Là, juché sur une plateforme, un petit groupe recueille des prélèvements de vase. Un peu plus loin, le Pelican, navire laboratoire en mission 200 jours par an, se prépare à appareiller. Le surlendemain, avec une dizaine de scientifiques, son équipage doit mettre le cap à 110 kilomètres au large pour prélever, par 150 mètres de fond, la boue du golfe du Mexique. «Pour trouver des solutions, on doit mieux comprendre les différents phénomènes, explique Craig McClain, le directeur du Lumcon. On essaie ainsi de déterminer à quelle vitesse la terre s’enfonce, pourquoi certains endroits sont plus exposés que d’autres, quelle est la part exacte de responsabilité du manque d’alluvions, de l’arrivée d’eau salée, des forages pétroliers ou de la hausse du niveau des océans…» L’équipe de Craig étudie par exemple les réactions de la végétation en fonction du type de sédiments importés, afin de déterminer les meilleures conditions pour que la terre se solidifie autour des racines… Quand survient un ouragan, les scientifiques du Lumcon, tout comme les habitants de Cocodrie, doivent évacuer les lieux, pour s’abriter au-delà d’un barrage situé une dizaine de kilomètres plus au nord. Achevée en 2017, cette construction est censée les préserver des crues engendrées par les cyclones de catégorie inférieure à 4 ( Katrina était classé 5).

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L’Isle de Jean Charles entièrement sous les eaux d'ici cinquante ans

Pour protéger l’Isle de Jean Charles en revanche, rien n’a été prévu. Son sol a été jugé trop poreux pour qu’on puisse y ériger des barrières. Surtout, le coût des travaux, estimé à au moins 190 millions de dollars, a semblé trop important au vu de la faible population concernée. D’autant qu’il n’y avait aucune garantie de succès. Alors plus rien n’empêchera la presqu’île de couler. «D’ici à cinquante ans, elle sera totalement sous les eaux», affirme la géologue Carol Wilson. Une catastrophe pour sa petite communauté amérindienne, qui considère cet endroit comme sacré. Elle vivait quasi en autarcie grâce à la pêche, la chasse et l’agriculture. Jusqu’à ce que son territoire commence à rétrécir. «Mes grands-parents m’ont raconté qu’il y avait jadis ici des kilomètres de terre ferme à la place de ces marécages », explique Chase Estay, un pêcheur professionnel d’une trentaine d’années.

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Depuis 1955, l’Isle de Jean Charles a en effet perdu 98 % de sa superficie. Face à la disparition progressive de terres fertiles, face aussi aux ouragans à répétition, la population s’est retrouvée démunie, et la péninsule s’est peu à peu vidée. Sur 800 familles occupant les lieux au début du XXe siècle, il n’en subsiste qu’une vingtaine. Les jeunes sont déjà presque tous partis. Début 2016, les derniers résidents ont reçu la visite de membres du département américain du Logement et de l’Urbanisme. «Ils ont proposé de nous reloger, se souvient Chris Brunet, 52 ans, ultime représentant de sa famille à vivre à l’Isle. Ce n’était pas la première fois qu’on nous parlait de transfert, mais cette fois, leur projet avait vraiment l’air sérieux.» Un financement fédéral de quarante-huit millions de dollars a en effet été débloqué pour les habitants de Jean Charles qui sont, avec des peuples autochtones d’Alaska victimes des conséquences de la fonte de l’Arctique, les potentiels premiers réfugiés climatiques des Etats-Unis. Après de longs palabres au sein de la communauté, la décision a été prise d’accepter. «C’est un crève-cœur, rien qu’à cette idée, je me sens déraciné», reprend Chris Brunet. Las de lutter contre les inondations à répétition, un travail de Sisyphe, il s’est résigné : «Il faut se rendre à l’évidence, on ne peut pas rester.» Le site choisi, un champ de canne à sucre de 200 hectares, est situé une cinquantaine de kilomètres au nord, entre les villes de Houma et Thibodaux. «Tout sera fait pour leur rappeler leur habitat d’origine : il y aura des maisons sur pilotis, des espaces communautaires… et ce, non loin des marais», détaille Andy Sternad, architecte de Waggonner & Ball, agence en charge du projet dont la livraison est prévue pour 2022. Malgré ces efforts, quelques irréductibles refusent de partir. Comme Hilton Chaisson, 70 ans. Contrairement aux autres, il n’a même pas essayé de protéger sa maison en la surélevant. «Pour moi, les ouragans et les crues ne sont pas un problème, ils font partie de notre environnement, assure-t-il. J’ai vécu ici toute ma vie, je ne m’en irai que dans un cercueil.»

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Même refrain pour Edison Dardar, 69 ans, dont la maison bleu pâle en bois est, elle, perchée à trois mètres de hauteur… près de la fameuse capsule de survie rouillée. «C’est mon fils qui a récupéré cette capsule, raconte-t-il. Je doute qu’elle soit opérationnelle. Mais de toute façon, avec ou sans chaloupe de survie, je ne partirai pas.» Pour ce pêcheur d’huîtres, la vie suit son cours dans le bayou. Aujourd’hui, il veut se rendre sur la grande route cernée par les eaux, car là-bas, la pêche est toujours bonne. Mais une averse éclate et, très vite, l’asphalte est inondé. Edison Dardar préfère renoncer. «J’ai peur de ne pas pouvoir revenir», confie-t-il. Vaincu par la toute-puissance de l’eau qui fait la beauté du bayou… et cause aussi sa perte.

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Bye bye bayou ? Un reportage de Marc Ouahnon (texte) et Frank Relle & Sandra Mehl (photos) à découvrir dans le magazine GEO de décembre 2018 (n°478, La Louisiane et la Nouvelle-Orléans).

La Louisiane à l'honneur dans le GEO de décembre 2018.  Jon Arnold Images/ hemis.fr.

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Marc Ouahnon / GEO.

Jon Arnold Images/ hemis.fr.