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reportage

Au Ghana, avec les damnés du «Sodome et Ghomorre» électronique

Dans la capitale, Accra, se trouve le lieu le plus pollué du monde : une décharge d’objets électroniques, où 40 000 tonnes de matériaux issus de pays développés, en dépit du droit international, sont recyclés de manière informelle par les habitants.
par Dylan Gamba, correspondance à Accra
publié le 9 janvier 2019 à 19h16

Le marché de Makola, à Accra, est l’un des plus grands d’Afrique. Poissons, viandes, oignons s’échangent sur des kilomètres. Des milliers de marchands hèlent les passants. Les victuailles présentes sont le plus souvent expédiées aux quatre coins du pays. L’air y est irrespirable et les tro-tros, les minibus locaux, roulent au pas. Aux heures de pointe, la circulation y est pratiquement impossible. Derrière ce «ventre d’Accra» se dessinent de grandes colonnes de fumée noire.

Bienvenue à Agbogbloshie, la plus grande décharge de déchets électroniques au monde. Ordinateurs, télévisions, téléphones ou matériels ménagers venus d'Europe ou des Etats-Unis finissent dans cet immense camp. Près de 40 000 tonnes par an y sont déversées, sur les quelque 150 000 tonnes qui finissent chaque année au Ghana, en violation des lois internationales qui prohibent l'exportation de déchets d'équipements électroniques et électriques (DEEE) dans les pays en développement. Un fardeau pour la planète qui ne cesse de gonfler et pourrait atteindre 50 millions de tonnes en 2020, selon un rapport de l'Université des Nations unies publié fin 2017.

A Agbogbloshie, d’immenses camions déversent ainsi quotidiennement les déchets sur un immense terrain vague où les détritus s’amoncellent. Dans des baraques de fortune à proximité s’entassent environ 40 000 personnes. Les habitants d’Accra surnomment ce lieu «Sodome et Gomorrhe», en référence aux deux villes bibliques détruites par la colère divine. La plupart des occupants du camp sont des «salvagers» (récupérateurs), de jeunes hommes qui vivent du recyclage informel. Ils brûlent les câbles et les déchets pour en récupérer du cuivre et d’autres métaux. Une combustion qui pollue les sols. Selon un rapport publié en 2013 par l’ONG américaine Blacksmith Institute, Agbogbloshie est désormais le lieu le plus pollué au monde… devant Tchernobyl. Cadmium, plomb, mercure et arsenic sont durablement présents dans les sols d’Agbogbloshie, parfois à des niveaux 100 fois supérieurs aux seuils autorisés.

Bœufs et moutons faméliques

A proximité des lieux de combustion, la chaleur est insoutenable. La fumée âcre charrie des émanations toxiques. Les travailleurs tentent de s'en prémunir en mettant un linge devant leur nez. Mince rempart. «Je sens la fumée entrer dans mes poumons et j'ai régulièrement mal à la gorge», souffle Thomas, 18 ans, qui travaille dans la décharge depuis plus de cinq ans. Faute de protection, la plupart des «salvagers» souffrent de brûlures, lésions oculaires, problèmes respiratoires chroniques. Certains développent également rapidement des cancers. «Je souffre de chaleur la nuit, j'ai du mal à respirer et je tousse souvent», dit Devit de sa voix rauque. A 36 ans, il fait figure de doyen à Agbogbloshie, après y avoir passé plus d'une dizaine d'années. Les visages, les mains, les vêtements des forçats sont couverts d'une épaisse poussière. Les traits sont tirés. La plupart des «salvagers» ont commencé à travailler dans le camp à l'âge de 10 ans. Ils errent dans le camp avec une ficelle au bout de laquelle pend un aimant pour récupérer quelques grammes de métal pour un gain de quelques centimes. «C'est vraiment l'enfer, résume Ibrahim, 26 ans. Mais il est difficile de trouver du travail à Accra. Même si cela est mauvais pour la santé, je n'ai pas le choix.» Alors il continue de tenter de survivre dans un environnement hypertoxique.

Les travailleurs de l'enfer électronique viennent le plus souvent de la ville de Bolgatanga, dans le nord, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec le Burkina Faso. Une région essentiellement rurale où le taux de chômage est particulièrement élevé. La plupart d'entre eux ont été envoyés par leurs parents pour venir travailler et gagner quelques cédis. Un labeur éprouvant. «C'est vraiment très dur de travailler ici. A la fin de la journée, j'ai mal partout et j'ai du mal à respirer», raconte Daniel, 18 ans, un simple casque de vélo sur la tête pour se protéger du soleil. La journée commence à 6 heures du matin et se termine à 18 heures, six jours sur sept, pour un salaire de 10 cédis par jour (moins de deux euros). «J'envoie environ 40 cédis par semaine à ma famille, poursuit Daniel. C'est très difficile de mettre de l'argent de côté, car il faut également payer le logement et la nourriture.»

A l'extrémité sud du camp, à proximité de la rocade, les habitants du camp font pousser des légumes sur une terre dévorée par la pollution. Ils élèvent également des bœufs et des moutons faméliques qui errent sur la décharge à la recherche d'une maigre nourriture. Le camp est également pourvu d'une boucherie, où la viande est exposée au soleil. «Nous savons très bien que la nourriture n'est pas bonne, nous sommes régulièrement malades, mais nous n'avons rien d'autre à manger», avance Ibrahim.

Longtemps critiqué pour son incurie devant la situation, le gouvernement a annoncé en septembre 2018 la construction prochaine d'une usine pour le recyclage des déchets qui, avec l'aide du gouvernement allemand, pourrait sortir de terre courant 2019. «Un écran de fumée, si l'on peut dire les choses comme cela», souligne de son côté Joseph Awuah-Darko. Le jeune homme de 22 ans, né en Grande-Bretagne de parents ghanéens, a cofondé, avec Cynthia Nuhonja, une amie de l'université, la fondation Agbogblo Shine Initiative. Objectif : employer les «salvagers» afin qu'ils réalisent des objets à haute valeur ajoutée avec les déchets collectés dans la décharge. «Je suis allé à Agbogbloshie pour la première fois il y a deux ans, lorsque des membres de Greenpeace sont venus dans mon université pour nous en parler, explique-t-il. Ils nous ont présenté cela comme l'endroit le plus pollué du pays et j'ai voulu m'en rendre compte par moi-même.» Depuis, Joseph Awuah-Darko se dit «choqué et dégoûté de voir un tel endroit négligé à ce point par les autorités. Les "salvagers" sont une main-d'œuvre bon marché exploitée».

«Manque d’empathie des autorités»

L'étudiant en marketing, qui dénonce la «souffrance humaine» à Agbogbloshie, souhaite offrir «une vie meilleure aux "salvagers"». «C'est ce rôle que l'entreprenariat social doit jouer, et non l'Etat et la bureaucratie, qui sont très défaillants à ce niveau», assure-t-il, en pointant du doigt le «manque d'empathie des autorités». Les deux jeunes étudiants financent en partie eux-mêmes leur fondation, et reçoivent également des fonds de la fondation Ford.

Joseph Akwuah-Darko et les trois autres dirigeants, tous bénévoles, sélectionnent les «salvagers» les plus motivés et leur offrent une formation professionnalisante, notamment en menuiserie. Ils ont appris à faire des tabourets à trois pieds, une commande d'un grand hôtel de la capitale. «Ils confectionnent des objets d'art africain contemporain», poursuit Joseph. Ils ont aussi fabriqué une horloge en utilisant un morceau de vieille pendule et un essieu de voiture récupérés à Agbogbloshie. L'objet a rapidement trouvé preneur auprès d'un homme d'affaires d'Accra. Deux hôtels de luxe se sont également portés acquéreurs. Une vingtaine de personnes y travaillent aujourd'hui, contre trois il y a seulement deux ans, pour un salaire d'environ 150 dollars par mois (supérieur au salaire moyen au Ghana qui se situe autour de 100 dollars). «Je suis très fier du travail que nous faisons ici», dit Mohamed, 27 ans, qui participe à la formation. Après s'être tué à la tâche pendant plus de dix ans dans la décharge, il s'estime désormais heureux. «J'ai enfin l'impression de faire quelque chose d'utile, qui ne soit pas nocif pour ma santé.»

«J'espère que plusieurs centaines de personnes travailleront ici dans les années à venir. Cela leur permettra d'avoir un salaire et de ne pas respirer cet air pollué», avance Joseph Akwuah-Darko. A-t-il le sentiment de pouvoir changer les choses à son échelle ? «C'est difficile à notre niveau, conclut-il, mais on ne peut pas laisser les gens vivre dans ces conditions.»

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