Comme chaque année, le CSA a dressé le baromètre de la diversité à la télévision française. Et la conseillère chargée du dossier, Mémona Hintermann-Afféjee, est loin d’en être satisfaite. Très loin, même.
Publié le 10 janvier 2019 à 11h41
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h05
Chaque année, le CSA dresse le baromètre de la diversité de la société française à la télévision. Présenté jeudi 10 janvier, le bilan de 2018 montre que la représentation des « personnes perçues comme non-blanches » s’est légèrement améliorée. Mais la télévision reste incapable de donner à voir les jeunes, les personnes âgées, les inactifs, les handicapés ou les habitants de villes ou quartiers périphériques tels qu’ils existent réellement en France.
Sur le départ après six années de mandat, Mémona Hintermann-Afféjee, la conseillère chargée de ce dossier, ne mâche pas ses mots pour dire sa colère. Elle pourrait quitter l’institution en trompettant sa satisfaction du devoir accompli, mais c’est mal la connaître. L’ancienne grand reporter de France 3 n’est pas apaisée. Lorsqu’on lui suggère de détailler les enseignements de ce dernier baromètre qu’elle a orchestré, elle décline, peu désireuse de répéter « comme au Soviet suprême » les données qu’elle a consignées. S’enflammer, en revanche, contre une prise de conscience et des changements trop lents et incomplets, cette sexagénaire « née à La Réunion d’un père musulman » y cède instantanément, incapable de retenir les chevaux de sa révolte…
On peut la comprendre. Car si, sur l’ensemble des médias étudiés (dix-huit chaînes de la TNT gratuite regardées, tous genres confondus, une semaine de juin et une semaine de septembre entre 17 et 23 heures, soit 1 450 heures de programmes examinés et 37 100 personnes à l’écran), la part des personnes « perçues comme non-blanches » a augmenté de deux points par rapport à 2016, celle des personnes « perçues comme blanches » représente encore 83 %… (voir encadré) Interview d’une bientôt ex-conseillère bouillonnante.
“Une société ne peut fonctionner correctement si des gens qui vont travailler trouvent que l’image qu’on leur renvoie ne leur ressemble pas.”
Quel bilan global tirez-vous de six années de baromètre de la diversité ?
Je vais passer le flambeau, je ne sais donc pas comment il va être porté. Mais je ne peux pas imaginer que ma ou mon successeur prétende que le problème de la diversité à la télévision est une question réglée. « La diversité », c’est un mot-valise, un fourre-tout, un paquet serré rempli de plein de choses qu’on n’a pas envie de voir. C’est un concept qu’il ne faut pas non plus réduire à une question de pigments.
La vraie diversité, elle est sociale. Elle tient compte de l’accès à l’emploi ou au logement, à une société plus juste qui permettrait de dissiper les peurs. On sait tous que des CV ne sont même pas regardés quand ils portent certaines adresses, devenues éléments de stigmatisation. D’où le nouveau critère du baromètre introduit cette année sur le lieu de résidence des personnes représentées dans les médias. Car nous ne sommes pas tous égaux sous le drapeau de la République.
Le rapport montre que la « banlieue populaire » et « les quartiers périphériques » sont moins représentés dans les médias que dans la société (3 % et 17 % des représentations, contre 27 % et 25 % dans la vie réelle). Et quand apparaissent à la télévision des habitants de ces endroits, ce sont majoritairement des hommes, perçus comme non-blancs, inactifs, et de moins de 20 ans ! Avez-vous pu en adresser le reproche aux responsables de chaînes ?
Ils me disent toujours qu’ils ont mis telle ou telle personne en avant. Mais on ne peut pas se satisfaire de quelques têtes d’affiche ! Il faut sortir de la logique comptable pour aller vers le qualitatif : qui voit-on vraiment à la télévision ? Sous quel jour les gens sont-ils présentés ? Dans mon discours d’adieu, le 15 janvier, je le dirai : où sont passées les femmes de ménage ? Où sont passées les mamans, les grands-pères de tous ces jeunes à capuche ou à casquette que l’on nous montre ?
Une société ne peut fonctionner correctement si des gens qui vont travailler, peut-être dans des emplois précaires, trouvent que l’image qu’on leur renvoie ne leur ressemble pas. Et encore une fois, cette question ne se résume pas à la couleur de peau. Où sont les retraités ? Où sont les inactifs ? En 1995, Jacques Chirac parlait de la fracture sociale. Mais il n’y a pas une fracture, il y a DES fractures ! Le socle entier est fracturé.
Vous comprenez donc le rejet des médias que certains Gilets jaunes expriment…
Bien sûr, même si je ne cautionne pas la violence. Partout dans le monde où, en tant que reporter, je suis allée, ceux qui faisaient la révolution étaient ceux qui étaient balayés… Quand je vois ce qui se passe ici, j’y pense forcément. Un des premiers droits civiques, c’est d’être représenté. Pas caricaturé ; dans les fictions, on donne à ces gens des rôles de « mimile » [« populo », ndlr]… Vous savez, je suis issue d’une famille de onze enfants, j’ai une sœur qui a été aide-soignante toute sa vie, une autre bonne dans des familles aisées à La Réunion, un frère plombier, un autre chauffeur de taxi, un autre longtemps au chômage. Je comprends les frustrations de tous ces gens.
“Je suis persuadée que tant que certaines obligations ne seront pas inscrites dans la loi, il ne se passera rien.”
Pourquoi n’avoir pas intégré dans ce baromètre le critère de la sexualité, qui entre dans le cadre de ce que l’on nomme « diversité » ?
Il y a déjà tellement d’images à analyser ! C’est un sujet très polémique, sur lequel il faut avancer avec précaution. Et puis, contrairement à la question des origines sociales, la loi a déjà apporté quelques corrections aux injustices, avec les textes sur les successions, ou le mariage pour tous. Je constate cependant que là où, au début, je voyais de l’indifférence, mêlée d’une forme de mépris, de la part des patrons de médias, il y a eu, petit à petit, une acceptation de ces sujets. Comme s’ils méritaient enfin, à leurs yeux, d’être discutés. Je suppose que cela est venu à mesure que certains prenaient conscience du risque d’être désertés, notamment par certaines générations.
Tous en même temps, dans un mouvement global ?
Quand il s’agit de défendre leurs intérêts, ils savent se montrer solidaires ! Je vais vous raconter quelque chose qui va vous paraître scandaleux. Nous avons, ce jeudi, une réunion avec des représentants des chaînes sur le handicap. Eh bien, je viens d’apprendre que ces messieurs-dames s’étaient appelés pour se mettre d’accord sur ce qu’ils allaient dire. Je rappelle que 0,7 % seulement des personnes vues à la télé sont perçues comme souffrant d’un handicap, alors qu’elles seraient 20 % dans la société française !
C’est pour cette raison que je suis persuadée que tant que certaines obligations ne seront pas inscrites dans la loi, il ne se passera rien.
Est-ce que, au CSA, vous avez eu les moyens de vos actions ?
Parmi les missions qu’on m’a fixées quand je suis arrivée il y a six ans, il y avait l’éducation aux médias. A l’époque, quand j’allais voir les responsables de radio ou de télé, ils me regardaient avec des grands yeux en me disant : « Mais tu veux faire quoi ? » Ce n’est qu’après les attentats de 2015 que chacun a compris qu’il fallait apprendre aux jeunes à regarder une image et avoir un sens critique. Olivier Schrameck m’a d’ailleurs toujours soutenue, et ne m’a jamais empêchée de m’exprimer.
Mais allons-y, parlons des moyens alloués au CSA : les chauffeurs, les frais de bouche, l’identité de ceux qui franchissent les portes…
“Les gens ne connaissent pas le travail du CSA, et nos interlocuteurs sont persuadés qu’on ignore tout du leur.”
Avez-vous pu porter cette critique sur la ventilation du budget à l’intérieur même de l’instance ?
La question du train de vie du CSA n’était pas forcément un grand sujet, mais petit à petit s’est installée l’idée qu’une institution comme la nôtre devait se montrer exemplaire, vigilante et précautionneuse dans sa façon de se présenter. Particulièrement après la publication d’un article du Canard enchaîné, en novembre 2014, pas très positif pour l’institution. Si nous parvenions à être plus vertueux, nous pourrions aller voir les gens la tête haute.
Avez-vous compris la critique d’Emmanuel Macron, l’année dernière, qui avait qualifié l’instance de « caduque » ?
Cinq sur cinq. Bien sûr. Il était simplement réaliste. Le CSA ne peut pas intervenir sur Internet, par exemple — pour ne prendre que celui-là. Mais les gens ne connaissent pas le travail du CSA, et nos interlocuteurs sont persuadés qu’on ignore tout du leur. Quand ils arrivent, ils sont sur la défensive. Ils n’imaginent jamais que nous pourrions nous parler entre professionnels.
Vous quittez l’instance dans quelques jours. A quoi allez-vous consacrer votre temps, désormais ?
Je vais continuer à m’impliquer auprès des associations, au titre de Mémona Hintermann-Afféjee, née à La Réunion, portant un prénom musulman, ancienne de la pauvreté… Et je fais un bras d’honneur à ceux qui pensaient que je ne le ferai pas. On a besoin de bras, en bas, vous savez ? Je sais que je serai plus efficace dehors. Jusqu’ici, je me suis beaucoup tue. Mais je ne m’empêcherai plus de parler. Si la société est aujourd’hui aussi malheureuse, si la population ressent un tel manque de considération, la télévision y est un peu pour quelque chose.
En 2018, même si les « héros » à la couleur de peau plus foncée sont plus nombreux que par le passé, il n’y a pas encore de quoi sauter au plafond, démontre le rapport sur la diversité présenté ce matin au CSA. En ce qui concerne la représentation de la population en fonction de l’âge, de la catégorie sociale ou du handicap, on frise la caricature : les moins de 20 ans représentent presque un quart de la société française mais seulement 10 % à la télé, les plus de 65 ans 20 %, mais 5 % sur le petit écran. Les CSP+ comptent pour 27 % dans la société réelle, mais une facétieuse baguette magique fait grimper leur proportion cathodique à 76 %. Quant aux personnes handicapées ou en situation de handicap, le rapport indique qu’elles représenteraient environ 20 % de la population française (selon l’Insee), mais… 0,7 % des individus aperçus sur TF1, France 2, France 3, France 5, France Ô, M6, W9, BFMTV, C8, CStar, CNews, Gulli, NTJ12, TMC, TFX, et RMC Story.
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