Ce samedi soir de début décembre, à Pierrefitte-sur-Seine, quelques habitants s’affairent sous la pluie et installent, pour une soirée, un chandelier géant sur la petite place de l’Hôtel de ville. Dans le hall, à l’intérieur de la mairie, jeunes filles en jupes longues et doudounes, garçons en pantalon, chapeau noir et chemise blanche s’activent.

Une famille installe tables, fourneaux et machine à pop-corn. Tout doit être prêt pour l’arrivée de la cinquantaine de personnes invitées à célébrer la fête juive des lumières. « Nous fêtons Hanouka ici tous les ans et allumons le chandelier à l’extérieur parce que la lumière doit se propager le plus loin possible », explique Haim Lumbroso. À 37 ans, l’organisateur de l’événement est l’une des personnalités de la petite communauté juive de Pierrefitte. Il est rabbin loubavitch, une branche de la mouvance orthodoxe hassidique qui compterait près de 35 000 personnes en France.

Mais ce soir, l’ambiance est loin d’être austère : une cinquantaine de convives, la plupart juifs mais pas tous orthodoxes, partagent crêpes, gaufres et confiseries cacher au rythme de chansons religieuses entonnées en hébreu. Quelques invités sont venus de villes voisines comme Sarcelles ou Saint-Denis.

Le maire socialiste, Michel Fourcade, arrive sur les lieux. Debout sur une échelle, il allume, avec le rabbin Lumbroso, l’une des branches du chandelier. « Je suis pour la laïcité mais je suis aussi pour le fait de permettre à chacun d’avoir une religion et que chacun respecte cette religion, nous répond le maire. Pour nous, c’est aller dans les gymnases ouverts par la ville pour les prières des musulmans, aujourd’hui c’est utiliser la place de la mairie, et, s’il pleut, laisser nos concitoyens se mettre à l’abri », ajoute l’édile, en désignant les invités à l’intérieur de la mairie.

 

À Pierrefitte, le rabbin Lumbroso et le maire Michel Fourcade allument la menorah pour Hanouka. © Sarah Smaïl/Bondy Blog
À Pierrefitte, le rabbin Lumbroso et le maire Michel Fourcade allument la menorah pour Hanouka. © Sarah Smaïl/Bondy Blog

En ce début décembre, plusieurs cérémonies d’allumages comme celle de Pierrefitte ont eu lieu dans l’espace public d’une dizaine d’autres villes voisines de la Seine-Saint-Denis comme à Aubervilliers, La Courneuve, Pantin, Les Lilas ou encore Les Pavillons-sous-Bois. Cette tradition, qui a cours depuis les années 1970 chez les Loubavitch, s’inscrit dans « la mission de prosélytisme envers les Juifs, qui conduit la communauté loubavitch à des compromis ou accommodements pour pouvoir toucher les plus réticents », explique Martine Cohen, sociologue émérite au CNRS et spécialiste du judaïsme. D’où un mélange d’ouverture et de conservatisme : ces « festivités ouvertes sur la ville, des lieux d’échange et de liesse partagée, cultivent en même temps le particularisme de l’appartenance au monde juif et les normes strictes d’un mouvement ultraorthodoxe », écrit la chercheuse du CNRS Lucine Endelstein en 2017 dans son article « Lumières sur la ville ».

Au côté du maire Michel Fourcade, Ammar Rahouani, porte-parole de l’Association des musulmans pierrefittois, est venu représenter l’imam de la commune. « Nous sommes ici pour souhaiter une bonne fête à la communauté juive et lui dire que nous sommes à ses côtés, dans la paix et la sérénité », déclare-t-il. Ce soir-là, celui qui est également maire-adjoint assure être présent « en tant que représentant de la communauté musulmane. Le tout est de ne pas mélanger les casquettes ». La participation est empreinte de réciprocité : le rabbin Lumbroso indique assister lui aussi aux événements de la communauté musulmane.

Une notion de vivre ensemble qui revient souvent dans la bouche des Juifs de Seine-Saint-Denis rencontrés. Ce jeudi soir de début décembre, Jessica, 36 ans, sort les bras chargés de courses d’une boucherie épicerie casher des Lilas, commune du département où elle a toujours vécu. « Ici, je n’ai jamais ressenti de l’angoisse, affirme-t-elle. J’ai des copains de toutes les communautés. Je ne pense pas être une exception. » Cette brune énergique aux cheveux courts poursuit, enthousiaste : « J’essaie par exemple de célébrer des shabbat avec des non-Juifs. On me répète que c’est interdit mais j’adore ça ! Je pense que les gens ont peur de la communauté juive parce qu’ils ne la connaissent pas. Il faut trouver des solutions pour que les gens apprennent à se connaître. »

Aujourd’hui, dans toute la Seine-Saint-Denis, le consistoire de Paris recense une quarantaine de synagogues, certaines de son giron en termes de financement et de formation des rabbins, d’autres indépendantes comme les lieux de culte loubavitch. Quelques villes du département en abritent plusieurs, aux Lilas par exemple.

À Saint-Denis, sur les deux synagogues de la ville, une seule est encore en activité. Au fond d’une cour avenue Marcel-Sembat, une plaque rouillée indique ACIP, pour Association consistoire israélite de Paris, devant un portail verrouillé. La synagogue ne reçoit plus de fidèles. À quelques rues, c’est le centre communautaire loubavitch « Ohr Menahem » qui est, lui, encore en activité. « Mais il accueille des Juifs de toutes tendances », assure le rabbin Mendel Belinow qui y officie.

Plaque rouillée de la synagogue de Saint-Denis (Association consistoriale israélite Paris), qui a dû fermer ses portes. © Sarah Smaïl/Bondy Blog
Plaque rouillée de la synagogue de Saint-Denis (Association consistoriale israélite Paris), qui a dû fermer ses portes. © Sarah Smaïl/Bondy Blog

En plus du lieu de culte, le centre abrite le siège d’un établissement de prise en charge des enfants autistes. Marcel Benhamou, directeur administratif, raconte y avoir travaillé en étroite collaboration avec des professionnels de toutes confessions. « Je trouve ça idiot de se renfermer sur un secteur ou une religion, estime-t-il. On est tous les mêmes, on a deux yeux, deux mains… Il faut rester serein et honnête. Si on ne s’ouvre pas, il n’y a pas d’intercompréhension, on n’avance pas. Il est important de voir de tout, pas seulement dans une vie, mais même dans une journée. »

Daoud Tatou, ancien président d’une mosquée de Saint-Denis, est, lui, le directeur de l’association Le Relais qui accueille ados et adultes autistes. Ensemble, Daoud et Marcel mènent actions et dialogues interreligieux. « Quand la synagogue a été frappée par un cocktail Molotov en janvier 2009, nous sommes venus manifester notre solidarité et notre indignation, rappelle Daoud Tatou. Nous voulons défaire cette image selon laquelle les Juifs ne peuvent pas vivre avec les Arabes et les musulmans : c’est totalement faux. »

« Le ressenti d’un danger pour les Juifs fait aussi partie du réel »

Loin des préjugés, les services de l’État sont formels : en Seine-Saint-Denis, il n’y a « pas eu d’augmentation des actes antisémites » et les statistiques de l’antisémitisme dans le 93 sont « dans la moyenne de la zone Paris-petite couronne ». Pas de spécificité du département donc.

Reste que les chiffres rendus publics par le ministère de l’intérieur en novembre 2018 font froid dans le dos. Ils font état d’une augmentation de 69 % du nombre d’actes antisémites sur l’ensemble du territoire français. Le chiffre avait baissé les deux années précédentes, parallèlement au déploiement militaire devant les écoles et lieux de culte juifs dans le cadre de l’opération Sentinelle après les attentats de janvier 2015.

Dans son rapport sur l’antisémitisme en France, le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), créé par le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), place Paris en tête des départements quant au nombre d’actes antisémites recensés : 15 en 2017. La Seine-Saint-Denis occupe la deuxième position avec 12 actes antisémites comptabilisés, devant le Val-de-Marne (10 actes).

Selon Johanna Barasz, déléguée adjointe à la Dilcrah (Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT), ces recensements pourraient sous-estimer la réalité : « Les chiffres des plaintes et des actions recensées correspondent peu ou mal à ce qu’on peut avoir dans des enquêtes de victimation ou dans le sentiment d’insécurité exprimé. L’écart entre quelques centaines de cas qu’on recense et l’inquiétude qui s’exprime, les récits faits régulièrement, fait suspecter un défaut. »

Militaires devant la mairie de Pierrefitte lors de la célébration de Hanouka. © Sarah Smaïl/Bondy Blog
Militaires devant la mairie de Pierrefitte lors de la célébration de Hanouka. © Sarah Smaïl/Bondy Blog

Par-delà les chiffres, l’inquiétude en elle-même a son importance, estime Martine Cohen pour qui « le ressenti d’un danger pour les Juifs fait aussi partie du réel. Je considère qu’il faut en tenir compte, quand bien même il ne serait pas en rapport direct avec les statistiques. La situation n’est ni toute noire, ni toute blanche. » 

D’après la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), l’exportation en France du conflit israélo-palestinien est l’un des facteurs de tension. Dans son rapport de 2017, elle constate une recrudescence des actes antisémites lors de « soubresauts » du conflit. « Il y a une tentation de la part des Juifs de se prendre pour des Israéliens, et de la part des Arabes de se prendre pour des Palestiniens, confirme Sacha Ghozlan, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF). Il est important d’expliquer qu’il est possible de mettre un peu de distance. » Contactée à plusieurs reprises à ce sujet, la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) n’a malheureusement pas donné suite à nos sollicitations.

Pour vivre tranquilles, certains affirment éviter d’attirer l’attention sur leur judéité. C’est le cas d’Alexandre Sebag qui porte une casquette plutôt que la kippa. Trentenaire travaillant dans une usine de Montreuil, il estime qu’« on ne sait jamais sur qui on va tomber. ». Pour Max, résident de Bondy de 66 ans, rencontré un samedi matin devant la synagogue de Bobigny, « quand on est juif en Seine-Saint-Denis, on ne peut pas trop se la raconter, on est minoritaires ». Une sorte de principe de précaution pour ces deux habitants de la Seine-Saint-Denis qui précisent bien n’avoir jamais eu de problèmes.

Il n’en demeure pas moins que parmi les témoignages recueillis, le sentiment d’insécurité revient sans cesse, exacerbé par les attentats ciblant des Français de confession juive ces dernières années : Ilan Halimi, 24 ans, en janvier 2006, Sarah Halimi, 65 ans, en avril 2017, Mireille Knoll, 85 ans, en mars 2018, tout comme les victimes d’attentats : Jonathan Sandler, 30 ans ; ses deux enfants, Gabriel, 4 ans et Aryeh, 5 ans, et Myriam Monsonégo, 7 ans, tués par Mohamed Merah à l’école juive Ozar Hatorah de Toulouse en mars 2012 ; François-Michel Saada, 64 ans, Yoav Hattab, 22 ans, Yohan Cohen, 21 ans et Philippe Braham, 45 ans, assassinés par Amedy Coulibaly lors de la prise d’otages de l’Hypercacher de la porte de Vincennes en janvier 2015.

Appuyé contre son vélo devant le magasin hypercacher de Montreuil, Sébastien Roggia, cadre infirmier de 36 ans, est un fidèle des synagogues libérales parisiennes non consistoriales. Il est las d’être la cible de remarques antisémites. Venu de Lyon il y a un an, c’est aussi pour cette raison qu’il a quitté son emploi dans une association de la ville : « Mes collègues, majoritairement chrétiens évangélistes, me faisaient sans cesse de petites réflexions : j’étais leur chef parce que j’étais juif, mon Audi vieille de dix ans prouvait que j’étais riche… On m’a même demandé si pour faire ses courses à l’Hypercacher, il fallait avoir une carte ! Une carte de quoi ? Pourquoi pas une étoile jaune ? Mais même ailleurs ça arrive : récemment, j’ai fait appel à un électricien. Il a bloqué sur la mézouza à l’entrée de mon appartement et a refusé d’entrer chez moi ! Alors j’ai appelé quelqu’un de la communauté… » À présent, il envisage de s’installer à son compte avec une amie. Il confie avoir caressé l’idée d’ouvrir une épicerie casher mais il en est revenu : « Si c’est pour qu’elle se fasse fracasser, ce n’est pas la peine. »

Grand gaillard souriant, Avi Lahiany, chef d’entreprise à Bobigny dans le secteur informatique, se désole lui aussi. « Certains croient qu’on est particulièrement aidés par l’État alors qu’on n’a aucun passe-droit, on se défonce à travailler. Et il y a certains jeunes qui ont appris à ne pas aimer les Juifs, sans savoir pourquoi, par mimétisme ou manque d’information. Mais c’est pareil partout, on ne se sent pas en sécurité. Le problème, ce sont les extrêmes de tous bords », estime-t-il.

« Au niveau des opinions, le plus prégnant est le vieil antisémitisme associant les Juifs à l’argent et au pouvoir », explique Nonna Mayer, directrice de recherche émérite au CNRS, précédemment membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui précise que « plus on est politiquement à droite, plus il est fort ». La chercheuse prévient qu’« il ne faut pas mettre sur le même plan les actes et les opinions, qui n’obéissent pas à la même logique ». En d’autres termes : on peut avoir des préjugés, mais face à la personne en chair et en os, ils peuvent être oubliés.

Regroupement identitaire

En réponse à des insultes ou agressions déjà survenues, ou pour éviter que leurs enfants soient un jour agressés, en Seine-Saint-Denis, des parents décident de les scolariser dans des écoles confessionnelles juives. « Avant, il s’agissait des enfants de familles pratiquantes qui fréquentaient les écoles juives. Maintenant, les parents envoient leurs enfants dans les écoles juives pour les préserver », affirme Moché Lewin, 51 ans, rabbin du Raincy, vice-président de la Conférence des rabbins européens et conseiller spécial du Grand Rabbin de France.

C’est le cas par exemple à Aubervilliers. Ici, l’école privée Chné Or, fondée il y a un demi-siècle et qui scolarise près de 800 élèves de la maternelle au lycée, a vu son nombre d’inscriptions augmenter de 30 % ces cinq dernières années, contre 5 à 10 % les cinq années précédentes, indique la direction. L’école est loubavitch, les élèves pas forcément. « Nous avons de plus en plus de demandes venant de parents juifs qui sont loin de la religion et qui savent à peine ce qu’est le shabbat », affirme Mouchta Tewel, responsable de la communication de l’établissement et petite-fille du fondateur. « Certains nous appellent même en milieu d’année parce que leurs enfants subissent des insultes ou des menaces à l’école. Ils nous racontent même que les chefs d’établissement leur disent qu’ils ne peuvent pas les aider et leur recommandent d’aller à l’école juive. » Face à la hausse des inscriptions, l’école, financée par des fondations et des dons, a récemment dû embaucher du personnel et cherche désormais des locaux supplémentaires, faute de place suffisante.

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Pour répondre à la demande, l’école a lancé il y a sept ans l’opération « École juive pour tous » : vingt-quatre lignes de car et des navettes mises à disposition des familles pour permettre aux enfants de se rendre à l’école Chné Or. L’école adapte aussi les coûts aux moyens des parents. L’initiative est loin d’être superflue. Haya Nisilevitch, directrice de l’établissement et fille du fondateur, estime qu’environ 70 % des élèves de l’école ont besoin d’une aide matérielle ou financière pour effectuer leur scolarité. « Sur près de 800 élèves, environ 350 viennent en car, et 300 d’entre eux viennent d’autres villes du 93 comme Saint-Denis, La Courneuve ou Le Raincy, mais aussi de plus loin en région parisienne comme Créteil, Sarcelles, Cergy, Houilles… » À chaque récit d’attaque ou suspicion de menace, l’inquiétude des parents se ravive, explique-t-elle. Pour les rassurer, un sas de sécurité a été installé à l’entrée de l’établissement et un agent de surveillance est présent 24 h/24.À La Courneuve, ville limitrophe, la mairie confirme avoir « peu d’enfants issus de la communauté juive dans [ses] écoles », précisant que « les parents se tournent en général plutôt vers l’enseignement privé à Aubervilliers ». La directrice d’un autre établissement scolaire privé juif du 93, qu’elle ne souhaite pas citer, appréhende les conséquences de ces départs. « Le pire est l’antisémitisme dans les lieux où il n’y a plus de Juifs, avertit-elle, car là, le Juif devient un fantasme, et ce vide est redoutable. »

Combien de personnes de confession juive sont parties de Seine-Saint-Denis et où ont-elles atterri ? Les statistiques ethniques ou religieuses étant interdites en France, ce sont les membres de la communauté eux-mêmes qui livrent leurs propres chiffres. Moché Lewin, le rabbin du Raincy, a assisté au phénomène. « On voit les communautés diminuer. Il y a vingt ans, il y avait des rabbins en titre à Saint-Denis ou Aulnay-sous-Bois avec 100, 150 personnes à l’office du samedi. Aujourd’hui, des synagogues ferment, comme à Clichy-sous-Bois où elle n’ouvre que pour Kippour. »

Pierrefitte-sur-Seine compte environ une cinquantaine de personnes de confession juive, selon le rabbin Lumbroso. Une population qui a diminué également aux Lilas, selon les observations de Jean-Claude Sebag, rabbin de la synagogue consistoriale.

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L’ouvrage L’An prochain à Jérusalem de Jérôme Fourquet, directeur Opinions à l’IFOP, et du géographe Sylvain Manternach note un net déclin de la communauté à partir d’estimations d’associations. Dans leur essai, les deux auteurs tentent un recensement de la baisse du nombre de familles dans plusieurs communes de Seine-Saint-Denis : « À Aulnay-sous-Bois, elles sont passées de 600 à 100, au Blanc-Mesnil de 300 à 100, à Clichy-sous-Bois de 400 à 80, à La Courneuve de 300 à 80 », écrivent-ils, précisant toutefois que des foyers éloignés de la vie communautaire ont pu échapper à ce recensement.Parmi les lieux d’installation, Paris et notamment le XVIIearrondissement, Sarcelles dans le Val-d’Oise, surnommée « la petite Jérusalem », mais aussi d’autres villes du département réputées calmes comme Villemomble ou la commune du Raincy. Dans « la Neuilly de Seine-Saint-Denis » comme on l’appelle, en ce samedi ensoleillé de mi-novembre, plus de 150 fidèles se sont rassemblés pour l’office du shabbat dans la bâtisse imposante située dans une petite rue pavillonnaire, hommes en bas, femmes à l’étage. « Ici, la communauté est un peu préservée », affirme le rabbin Lewin, qui souligne que la synagogue consistoriale du Raincy accueille jusqu’à 300 fidèles le samedi matin.

Mais partir de Seine-Saint-Denis, c’est aussi vouloir quitter un département où se concentrent de profondes et nombreuses inégalités : scolaires, sociales, économiques… En 2015, le département affichait un taux de pauvreté moyen de 29 % selon l’Insee, pourcentage qui peut atteindre 35, voire 40 % pour des communes comme Saint-Denis, La Courneuve ou Stains.

« Les logiques sociales à la base de ces déplacements sont l’inquiétude d’une part, mais aussi une logique similaire à celle de toutes les catégories sociales en ascension, de vouloir quitter des localités marquées par la pauvreté, explique Martine Cohen. Pour ceux qui le peuvent, ces déplacements suivent aussi un mouvement plus général de la société française, celui de constituer des zones d’un entre-soi économique et culturel. »

Il y a six mois, Marcel Benhamou, le directeur administratif de l’établissement pour enfants autistes du Centre loubavitch de Saint-Denis, a pris la décision de s’installer à Paris après 22 ans passés dans la commune. « Je commençais à en avoir marre, ça criait dans la rue, je voyais des échanges de drogue, raconte-t-il. Je ne me sentais plus vraiment en sécurité. » Avant d’ajouter : « On ferme les portes à cette jeunesse mais il faut lui donner une possibilité d’avancer. J’ai eu beaucoup de peine à partir, j’étais bien, mais à Saint-Denis, la communauté était éparpillée. J’étais le seul Juif parmi mes voisins, je me sentais un peu perdu. À Paris, on est plus nombreux, on se sent plus en sécurité. C’est dommage car ça fait aussi ghetto : j’aime mieux quand il y a des mélanges de communautés juive, musulmane, chrétienne… Les jeunes partent, les anciens restent. C’est plus difficile pour eux de changer. »

Des volontés de regroupement qui, en plus de refléter les inquiétudes de la communauté juive, peuvent aussi relever « d’une tendance générale au regroupement identitaire ou affinitaire plus concret et chaleureux que dans les communautés virtuelles type Facebook », analyse Martine Cohen.

Parmi les « restants », il y a ceux qui croient en leur avenir dans le département et investissent le champ de l’éducation. Avec son association, l’Union pour le dialogue, le partage et la paix 93, qu’il a cofondée en 2005, le rabbin Moché Lewin va d’établissement en établissement en compagnie d’un prêtre, d’un pasteur et d’un imam. Vendredi 16 novembre, ce sont les élèves de première du lycée privé catholique Blanche-de-Castille de Villemomble (93) qui écoutent avec attention le rabbin, le père Laurent Gizard, prêtre de Villemomble, et Serge Wüthrich, pasteur de l’Église protestante unie du Raincy.

L’imam de Clichy-sous-Bois Lahcene Lablack devait participer à l’intervention « mais son travail l’a retenu », explique le rabbin. Intimidés, les élèves osent quelques questions : « Monsieur le rabbin, je me demandais, c’est quoi le Shabbat ? » Objectif de ces interventions : donner l’opportunité aux élèves de découvrir les quatre monothéismes ailleurs que sur des sites Internet. « Une initiative cantonnée aux établissements privés », regrette le rabbin.

Mais ces militants ne sont pas les seuls à ne pas vouloir céder à la peur. « C’est aux intolérants de partir ! », répond, dans un sourire, le chef d’entreprise de Bobigny, Avi Lahiany. Max, 66 ans, le Bondynois rencontré devant la synagogue de Bobigny, est catégorique : « Je reste. La France, c’est mon pays. »

Sarah SMAÏL

Article publié le 26.12.2018 sur le site de notre partenaire Médiapart, rediffusé le 08.01.19 sur le Bondy Blog.

 

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