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Les procès climatiques gagnent la France : quatre initiatives à suivre de près

La pétition « L’affaire du siècle » a recueilli fin 2018 un nombre record de signatures. Damien Meyer/AFP

Depuis la « décision Urgenda » de 2015 aux Pays-Bas – récemment confirmée en appel et qui a vu le gouvernement néerlandais condamné pour inaction climatique – on observe une multiplication de ce type de procès dans le monde.

Un peu partout, des citoyens, des associations, mais aussi des villes optent pour la voie juridique dans le but de faire pression sur leurs gouvernements mais aussi les grands groupes, au nom de la justice climatique et du respect de l’environnement.

Ce mouvement a pris ces derniers mois de l’ampleur en France, avec quatre initiatives à suivre de près. Elles visent l’État et la firme Total.

1. « L’affaire du siècle » : quatre ONG contre l’État français

Aujourd’hui au stade d’une demande préalable envoyée au gouvernement le 17 décembre dernier, cette action lancée par quatre ONG – Greenpeace, la Fondation pour la nature et l’homme, Oxfam et Notre affaire à tous – a reçu un écho sans précédent fin 2018.

Portée par une pétition ayant recueilli à ce jour, via le site Internet dédié laffairedusiecle.net, deux millions de signatures (un record historique), cette initiative vise à établir la « carence fautive » de l’État français en matière de lutte contre le changement climatique. Les quatre ONG estiment qu’il appartient à ce dernier de lutter activement et effectivement pour contenir l’ampleur de ce changement.

Sans soulever ici la question de la nature juridique de la pétition en ligne ni celle du contrôle légal de la procédure de recueil des signatures éléctroniques, rappelons, en nous focalisant uniquement sur le fond de la pétition, qu’un recours en carence fautive est une procédure qui cherche à sanctionner l’inertie de l’administration publique alors qu’elle est tenue d’agir. En l’absence de réponse satisfaisante dans un délai de deux mois, les requérants déposeront un recours de plein contentieux devant le tribunal administratif de Paris. Ce dépôt de plainte est annoncé pour le printemps 2019. Suivront alors plusieurs mois de procédure.

Si le jugement rendu ne donne pas satisfaction aux ONG, elles pourront faire appel devant la cour administrative d’appel, et éventuellement se pourvoir en cassation devant le Conseil d’État.

Cette démarche est ambitieuse à double titre : tout d’abord parce qu’elle postule l’existence d’un « principe général » en droit français qui permettrait de fonder une « obligation générale » du pays en matière climatique (d’où la carence reprochée). Ensuite, parce qu’elle affirme qu’il existe un lien de causalité « indéniable » entre les carences de l’État et l’ampleur des changements climatiques.

Si la demande devient un recours effectif devant une juridiction administrative d’ici quelques mois, les ONG devront effectivement prouver l’existence de « l’obligation générale climatique » de la France. Et cela n’a rien d’une mince affaire !

Elles devront ensuite prouver le lien de causalité que leur demande considère « indéniable » et qui constitue souvent le point de rupture dans ce type d’action en justice climatique. En effet, comment montrer le lien de cause à effet entre un dommage précis et le changement climatique global ? Mais aussi : comment prouver la causalité entre des actions ou inactions de l’État et l’aggravation du phénomène climatique ?

Il faudra dans cette affaire avoir recours à des expertises précises, ciblant la France, et ne pas uniquement s’appuyer sur des expertises internationales comme celles que peuvent fournir les experts du GIEC.

Si ces expertises centrées sur la France existent déjà en nombre – qui établissent la fonte de nos glaciers, la perte de biodiversité ou l’augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes –, il restera à régler l’épineuse question de son admissibilité comme preuve devant un tribunal contentieux. Si les expertises s’accordent en effet à montrer qu’une série de dérèglements climatiques ont lieu en France depuis plusieurs années, comment prouver qu’ils sont à l’origine de dommages précis détaillés dans la demande ? On pense plus particulièrement ici au lien entre changement climatique et santé. Comment les relier à l’inaction de la France et à une carence ?

Si la demande devient un contentieux climatique contre l’État, les juges français devront faire preuve d’une certaine flexibilité dans leur interprétation de la causalité. La question en suspens est donc la suivante : le juge est-il prêt à introduire cette innovation dans le droit français ?

2. Le maire de Grande-Synthe engage un recours gracieux

Autre affaire, concernant une ville cette fois-ci.

En novembre 2018, Damien Carême, maire écologiste de Grande-Synthe (Hauts de France) a déposé un recours gracieux auprès de l’État pour « inaction en matière de lutte contre le changement climatique ».

Construite sur un polder le long de la Manche, cette commune de 23 000 habitants est exposée à la montée des eaux, l’une des conséquences du changement climatique, et à des risques de submersion.

Recours contre l’État pour « inaction climatique » : le maire Damien Carême explique pourquoi. (Ville de Grande-Synthe Officiel/YouTube, novembre 2018).

L’avocate du maire, Corinne Lepage, ancienne ministre de l’environnement, a souligné le but de cette démarche engagée auprès du ministre de la Transition écologique, du Premier ministre et du Président de la République :

« Pour que la France mette enfin en place les politiques nécessaires pour respecter les engagements que nous avons pris, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. »

À partir de la réception du recours gracieux, le gouvernement dispose d’un délai de deux mois pour accéder à la demande du plaignant. « Si dans les deux mois, on n’a pas de réponse ou si l’État nous répond “non”, on ira devant le juge », a affirmé Corinne Lepage.

Rappelons ici qu’un recours gracieux constitue un élément essentiel du contrôle de l’action administrative ; il permet en effet à une autorité administrative ayant pris une décision de pouvoir la réformer, l’abroger, la modifier ou la maintenir.

Dans cette affaire, l’administration dispose d’un peu moins de deux mois désormais avant l’intervention d’un juge administratif, pour remédier aux éventuelles illégalités dont pourrait être entachée sa décision initiale concernant la protection et l’adaptation de la ville de Grande-Synthe au changement climatique.

3. Quatre ONG menacent Total d’un procès

La troisième affaire concerne Total. Les activités de la firme internationale, leader des énergies fossiles et présente sur les cinq continents dans plus de 130 pays, ont été régulièrement épinglées pour leurs effets néfastes sur l’environnement et le climat.

En octobre dernier, peu de temps après la publication du dernier rapport du GIEC sur le réchauffement climatique, une lettre d’avertissement a ainsi été adressée à l’entreprise par quatre ONG – Notre Affaire à Tous, Les Eco Maires, Sherpa et ZEA – et 13 communes françaises. Ce collectif lui demande d’actualiser son plan de vigilance en accord avec la nouvelle loi française de 2017 sur le devoir de vigilance.

Le maire de Grenoble, Éric Piolle : « Total doit respecter la COP21 ». (Éric Piolle/YouTube, octobre 2018).

Ce devoir, décrit à l’article L. 225-102-4.-I du code des sociétés stipule que :

« Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance. Le plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie. »

Au nom de ce devoir, Total devra établir un plan de vigilance incluant une cartographie des risques climatiques et décrire les mesures qu’il compte mettre en œuvre dans la lutte contre le changement climatique. L’interpellation demande au pétrolier « de se conformer à l’obligation de limiter le réchauffement à 1,5°C afin de prévenir un emballement du système climatique ».

Si Total ne corrige pas sa trajectoire dans un délai de trois mois, à partir de cette mise en demeure, un juge pourra être saisi par les ONG pour qu’il déclare une injonction de faire. Notons cependant que le devoir de vigilance concerne en tout état de cause une obligation de moyens, pas de résultats. Un juge pourra donc enjoindre Total de modifier et adapter son plan de vigilance, mais il n’y aura pas de sanction à la clé.

4. Une action en justice contre l’État pour stopper Total en Guyane

Début décembre 2018, sept associations – Amis de la Terre France, Greenpeace France, Guyane Nature Environnement, Nature Rights, Sea Shepherd France, Stop Pétrole Offshore Guyane, Surfrider Europe et ZEA – ont déposé un recours au tribunal administratif de Cergy contre l’État français concernant le permis « Guyane maritime » accordé au pétrolier pour réaliser des forages exploratoires. Le Brésil avait rejeté quelques semaines auparavant un projet similaire du pétrolier dans cette zone, au large de l’embouchure du fleuve Amazone.

S’il a été beaucoup moins médiatisé que l’initiative « L’affaire du siècle » évoquée plus haut, ce recours déposé est le plus tangible. Les associations soulignent que l’accord dont bénéficie Total entre en contradiction avec les engagements climatiques de la France : pour contenir la hausse des températures, il faut réduire considérablement le recours aux énergies fossiles, pétrole en tête. Il s’agit également d’une menace sérieuse pour l’environnement, ces forages étant prévus à quelques kilomètres du récif de l’Amazone, un écosystème unique par sa biodiversité.

Manifestation de militants de l’ONG Greenpeace à Nantes en septembre 2018. Sébastien Salom Gomis/AFP

Si les juges décident d’annuler les autorisations de forage, l’État français devra prendre position face au géant de l’énergie fossile.

Cette demande en justice, repose sur des prescriptions légales très concrètes, fondées sur le droit positif de l’environnement – le code de l’environnement – et sur la violation des principes de démocratie environnementale inscrits dans le droit français.

Il s’agit, concrètement, du déni du droit à la participation du public, du fait de l’absence de saisine de la Commission nationale du débat public (CNDP) ; de l’absence d’expertise du dossier par les commissaires-enquêteurs chargés d’émettre un avis argumenté sur l’étude d’impact environnemental de Total ; de lacunes de la modélisation en cas de marée noire et de risques pour les pays et territoires voisins.

Il reviendra ainsi aux juges de décider, en s’appuyant sur le code de l’environnement, si l’État a violé le droit en accordant ces autorisations de forage à Total. La décision du tribunal de Cergy devrait tomber en début de semaine prochaine. Dans le cas où elle se prononcerait pour l’annulation de l’autorisation de ces forages, elle ouvrirait une voie de contentieux climatiques « juridiquement constructifs » et effectifs.

Une telle décision adresserait un signal positif à la société tout entière et à la communauté internationale. Les autres demandes, qui pour l’heure sont seulement des menaces de procès, pourront sans doute trouver une inspiration dans les résultats de cette action devant le tribunal de Cergy. Ce sont parfois les petits pas qui permettent de gagner la course de manière plus sûre.

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