Les lettres de Simone de Beauvoir, ultimes leçons de féminisme et d'amour

Non, Simone de Beauvoir n’était pas cette théoricienne froide, purement cérébrale, soumise à Jean-Paul Sartre. Elle a aimé follement, de mille manières et n’a cessé de l’écrire. À l’heure où « La Pléiade » célèbre l’icône du féminisme, Josyane Savigneau a exhumé ces lettres incandescentes qui disent le vertige de l’amour avec profondeur et élégance.
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AFP PHOTO / MICHELE BANCILHON

Claude Lanzmann, 92 ans, n’aime pas trop s’attarder sur le passé. Il a toute une œuvre derrière lui, et, dans son grand bureau, des photos qui parlent souvent à sa place. Une belle femme blonde, en majesté – « ma fiancée », murmure-t-il, sans en dire plus. Sartre et Simone de Beauvoir ; lui et Simone de Beauvoir ; des amis disparus ; des vivants aussi, dont l’écrivain Philippe Sollers. Il a vécu cent vies, veut vivre encore et rêve de ne jamais mourir. Son film Les Quatre Sœurs, récits de survivantes des camps de la mort qu’il n’avait pas intégrés à Shoah, est passé sur Arte en janvier. « Je peux en faire d’autres, j’ai des masses de documents. »

La nostalgie est un mot dont il semble ignorer le sens. À une exception près, peut-être. Soudain, il se tasse dans son fauteuil, boit deux gorgées de vin, sort une feuille imprimée et lit : « Cet élan, mon amour, de tout moi vers tout toi : je t’adore, corps et âme, de tout mon corps et de toute mon âme. Et chaque fois qu’il y a quelque chose de neuf en toi, c’est une nouvelle adoration. Mon petit, mon petit, ne sois pas triste. Tu es mon destin, mon éternité, ma vie, ma joie, le sel et la lumière de la terre. Je me jette dans tes bras et j’y reste sans fin. Je suis ta femme à jamais. » Aucune emphase, pas de sentimentalisme, mais une sorte de jubilation à faire entendre ces mots d’amour.

« Voilà, poursuit-il. C’est une lettre de Simone de Beauvoir, à moi adressée en 1953. » Ils ont été amants de 1952 à 1958. Lanzmann ne peut plus montrer les originaux, car il vient de les vendre à l’université américaine Yale. Il ne révèle pas le prix de ces cent douze lettres. On sent, sinon de l’amertume, du moins de la tristesse : « C’était la décision la plus difficile à prendre de ma vie. Mais j’ai choisi, pensant que, de mon vivant, je ne pourrais pas les publier. » Lui qui refuse la vieillesse doit admettre qu’il a mis les choses en ordre. Il en parle pour qu’on soit bien certain de son importance dans la vie de Beauvoir même si son Lièvre de Patagonie, paru chez Gallimard en 2009, évoque longuement leur vie commune.

Aurait-il vendu ce trésor s’il avait pu le transmettre à son fils ? Félix, un beau jeune homme, est à côté sur la photo, bien en évidence sur le bureau : « Il est mort l’an dernier d’un cancer. Il avait 23 ans. » Claude Lanzmann se tasse un peu plus dans son fauteuil, s’efforce de retenir l’émotion : « Là, je crois que c’est à Berlin en février 2013, quand j’ai reçu l’ours d’honneur. Tu vois comme il est beau. » Pour chasser la tristesse, il revient à Beauvoir : « Entre elle et moi, c’était une grande histoire, différente des autres. Nous avons vécu sous le même toit. »

Au moment où « La Pléiade » célèbre Simone de Beauvoir avec deux volumes rassemblant ses Mémoires, les mots de Lanzmann dessinent un autre portrait d’elle, plus intimiste, plus touchant aussi. Cette histoire prouve, s’il en est encore besoin, que réduire Beauvoir à une icône féministe ou, comme le disent ses ennemies, à une femme soumise à Sartre est une absurdité. Une manière de nier sa singularité, sa complexité. Outre un grand écrivain – aurait-elle aimé écrivaine ? –, elle fut une amoureuse passionnée, si loin du « bas-bleu », froide, cérébrale, qu’on s’est plu à décrire jadis, croyant qu’une femme qui pense et ose écrire, en 1949, Le Deuxième Sexe ne peut pas être « une vraie femme ».

Elle a aimé follement, de mille manières, et n’a cessé de l’écrire. Sa correspondance, à laquelle elle consacrait une partie de ses matinées depuis l’âge de 10 ans, était un geste essentiel. Elle tenait aussi un journal, mais quand elle avait trop de travail, elle préférait le mettre de côté pour continuer à répondre à tous ceux qui lui écrivaient. C’est sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir, qui possède aujourd’hui la majeure partie de ces lettres. Une belle femme brune, les cheveux relevés, un peu comme sa mère, mais sans le turban que celle-ci affectionnait. Elle s’est un peu éloignée de la rue Victor-Schœlcher, qui borde le cimetière du Montparnasse, où vivait Beauvoir, mais elle est restée sur la rive gauche, non loin de la rue d’Alésia. L’appartement tient sur deux niveaux. En haut, l’espace de travail, tout blanc. En bas, des murs recouverts d’un tissu aux couleurs très chaudes. Des photos de Beauvoir, d’elles deux, de Sartre, un moulage des mains de l’auteur des Mains sales... Rien de funèbre, seulement les souvenirs de moments de gaieté, de plaisirs partagés.

Les deux femmes se sont rencontrées le 15 novembre 1960. Sylvie Le Bon avait 19 ans. Elle était en khâgne, se préparait à intégrer l’École normale supérieure et à passer l’agrégation de philosophie. Elle avait écrit à Beauvoir, l’auteur des Mandarins, prix Goncourt 1954, et du Deuxième Sexe, polémique, qui avait changé la vie de tant de jeunes femmes. « Je l’ai emmenée dîner dans un restaurant de mon quartier, raconte Simone de Beauvoir dans Tout compte fait, le volume de ses Mémoires dédié “à Sylvie” (Gallimard). Très intimidée, elle se tordait nerveusement les doigts, elle louchait et répondait à mes questions d’une voix étranglée. » Assez vite, l’étudiante et l’intellectuelle se lient. Sylvie va partager la vie de Beauvoir, avec Sartre, avec leurs amis. Elles voyageront souvent ensemble, militeront, participeront aux grandes manifestations féministes des années 1970-1980. Pourquoi ? Il est toujours difficile de ­comprendre comment une rencontre se transforme en amitié. C’est aussi mystérieux qu’en amour.

En 1980, après la mort de Sartre, Beauvoir fait part à Sylvie de son souhait de l’adopter. Celle-ci est plus que réticente : « Je détestais cette idée de mère-fille, qui n’avait rien à voir avec notre relation », dit-elle. Elle finit par comprendre qu’il ne s’agit pas d’une question de filiation, mais d’une volonté de protéger sa postérité littéraire. La suite a donné raison au choix de Beauvoir. Depuis 1986, Sylvie a consacré la majeure partie de ses journées à travailler sur les textes de sa mère adoptive, pour que son œuvre vive après sa mort. Elle a publié les Cahiers de jeunesse et la majeure partie des lettres. « Pour Simone de Beauvoir, chaque existence est un absolu, m’explique-t-elle. Elle ne voulait rien en perdre, mais, au contraire, garder la poussière du quotidien. Elle a souvent rêvé que toute sa vie était enregistrée sur un magnétophone géant pour que rien ne s’oublie. Pour aller au plus près de ce rêve, pour rendre justice à l’immédiat, pour témoigner de son amour de la vie, il y avait les lettres. »

Le goût des « amours contingentes »

Passons sur les amourettes adolescentes, de peu d’intérêt, dont on trouve quelques traces dans les Mémoires. L’histoire forte de sa prime jeunesse se noue avec Élisabeth Lacoin, dite « Zaza », une fille rencontrée à l’école, au cours « Désir ». Elles seront inséparables. Leurs lettres restent à publier bien que quelques-unes figurent dans un livre d’hommage à Élisabeth Lacoin, quasi introuvable. L’amie adorée meurt à 22 ans, au moment où Simone, elle, commence à prendre son envol. Sa disparition occupe les dernières pages de Mémoires d’une jeune fille rangée (Gallimard) : « Souvent la nuit elle m’est apparue, toute jaune sous une capeline rose, et elle me regardait avec reproche. Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait, et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. »

Parce qu’elle décide de faire des études de philosophie – choix courageux pour une fille à l’époque –, Simone de Beauvoir rencontre un groupe de jeunes gens et se lie à eux. L’un d’eux, Jean-Paul Sartre, est, sinon le plus brillant, du moins le plus créatif, celui qui a déjà une pensée, le désir de n’être pas seulement professeur de philosophie, mais philosophe. À 21 ans, elle comprend qu’il sera la grande affaire de sa vie. Comme elle l’écrit à la fin du premier tome de ses Mémoires : « Avec lui, je pourrais toujours tout partager. Quand je le quittai au début août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie. » On est en 1929. De leur vie ­commune, du couple mythique d’intellectuels qu’ils ont formé, on sait beaucoup de choses. Leurs voyages, leurs prises de positions. Leurs livres disent ce qu’ils ont voulu laisser de plus important d’eux-mêmes, ce qu’ils ont voulu donner à voir et à penser. Mais la correspondance, au fond, fait partie de leur œuvre. Que racontent ces presque mille pages de lettres de Beauvoir à Sartre ? Un lien très singulier, un « amour nécessaire », se laissant la liberté d’« amours contingentes », de « petites histoires de printemps », comme disait Sartre. Un long moment de leur existence, 1930-1963. On le sait, Simone de Beauvoir voulait tout de la vie, se disait infiniment douée pour le bonheur. Ses lettres en sont une preuve éclatante. Elle a aussi des moments de désespoir, mais même dans les mauvais jours, elle cherche ce qui peut la réconforter. Un exemple au hasard : le dimanche 17 décembre 1939, la France est en guerre, Sartre est mobilisé : « J’ai eu deux tendres lettres de vous aujourd’hui et ça m’a rendue tout heureuse ; j’ai d’ailleurs passé un excellent temps depuis que je vous ai écrit : c’est que j’ai bien pu travailler et si je pouvais le faire aussi bien tous les jours, je serais tous les jours gaillarde. »

Leurs échanges sont aussi une chronique de l’époque et une sorte de journal de bord. Avec Sartre, Beauvoir pense « tout partager ». Ce qui est sans doute une illusion, mais elle y est attachée. Ils ont un contrat de transparence absolue. Elle veut donc tout dire et tout apprendre en retour. Elle n’ignore pas que Sartre demeure étranger à son goût de la nature, mais elle n’est pas du genre à déroger à la règle qu’elle s’impose. Alors elle ne lui épargne le récit d’aucun de ses déplacements. Il doit tout savoir sur ses promenades, la description de paysages qui le laissent indifférent. En juillet 1938, elle est près de Chamonix et vient de faire « neuf heures et demie de pleine marche » – on peut être sûr que Sartre se réjouit d’y avoir échappé. « On a remonté des gorges, franchi des cols et vu des panoramas superbes – il y a beaucoup de neige, et du rocher, et ce n’est pas tout... C’est même parfois un peu terrible mais je suis aux anges, je n’ai jamais rien vu de plus beau. »

Les « amours contin­gentes » aussi font partie du contrat, et même les passions. Tout cela n’est pas essentiel, puisque Sartre est l’horizon indépassable. Les lettres de Beauvoir et les entretiens qu’ils ont faits en ­commun ultérieurement révèlent cet amour absolu. Comme plus tard cette image d’elle, dévastée, hagarde, perdue, au cimetière du Montparnasse, ce samedi d’avril 1980, devant la tombe de Sartre encore ouverte. Avec lui, ce n’est pas la passion charnelle qu’elle a eue pour d’autres, mais un accord parfait, une complicité, qui a fait d’eux ce duo inoubliable, soudé de manière indestructible, une aventure qui est l’exercice d’une vraie liberté. Le « charmant Castor » – c’est ainsi qu’elle signe la plupart du temps – est en totale symbiose avec son « cher petit vous autre », ce « bon petit philosophe » dont elle admire la puissance de pensée. À travers ces lettres, on voit que le choix fait, à 21 ans pour elle, à 24 ans pour lui, n’a jamais été remis en cause. Tout est resté intact et le pari pris dans la jeunesse a été tenu : un lien qui survirait à tout, sans mariage, sans enfant. Qui surmonterait les affrontements de la vie, les séparations, les escapades amoureuses, de part et d’autre, et cet « encombrement » qu’apportent nécessairement la liberté et la passion des autres. Un amour qui surplombe tout.

Leur fidélité ne se vit pas au sens bourgeois du terme. On n’imagine pas Beauvoir écrivant à Sartre : « Je vous ai trompé avec Untel. » Un mot dont aucun des deux ne comprenait le sens. En 1938, elle lui révèle sa liaison avec un de ses anciens élèves, Jacques-Laurent Bost, racontant avec humour comment ils en sont venus à faire l’amour : « Il m’est arrivé quelque chose d’extrêmement plaisant et à quoi je ne m’attendais pas du tout en partant – c’est que j’ai couché avec le petit Bost voici trois jours – naturellement c’est moi qui le lui ai proposé – l’envie nous en était venue à tous deux et nous avions le jour des conversations graves et les soirées étaient intolérablement lourdes. » Et, comme à son habitude, elle décrit avec minutie ce qui s’est passé : « Nous nous sommes observés pendant une heure, reculant sous divers prétextes le moment de dormir, lui jacassant éperdument, et moi cherchant vainement dans ma tête la phrase négligente et propice que je n’arrivais pas à articuler – je vous raconterai mieux. Enfin, j’ai ri bêtement en le regardant (...). Ensuite nous avons encore pataugé un quart d’heure avant qu’il se décidât à m’embrasser (...). Je tiens fort à lui. Nous passons des journées d’idylle et des nuits passionnées. » La conclusion est pour Sartre : « Mais ne craignez pas de me trouver samedi morose, et désorientée, et mal à l’aise. »

Entre 1937 et 1940, Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost s’écrivent tous les jours quand ils ne sont pas ensemble. La guerre arrive et ils essaient de garder leur humour. On voit, au jour le jour, ce que Beauvoir a rapporté et analysé dans ses Mémoires, leur refus de cette guerre, qui, avec le recul, semble un aveuglement pathétique. « Mon petit Bost aimé (...), Sartre m’a assuré hier soir, et encore beaucoup plus aujourd’hui, qu’il n’allait pas y avoir la guerre » (20 mars 1939). La guerre est déclarée le 3 septembre 1939, et, le 17 octobre, Beauvoir écrit : « On dirait que la guerre commence pour de vrai ; ça me glace les os. Je ne peux pas croire qu’il y aura un moment où vous vous battrez. » C’est cette « coupure dans sa vie », cette « irruption tragique de l’histoire » qui opérera en elle « une conversion radicale », comme l’explique Sylvie Le Bon de Beauvoir : « Un douloureux travail sur soi l’amènera à remettre en question l’individualisme, l’apolitisme de sa jeunesse, sa recherche schizophrénique du bonheur. »

La grenouille et l’amant crocodile

Après ce tunnel de la guerre, Beauvoir est invitée en 1947 aux États-Unis pour une tournée de conférences dans des universités. Quand elle découvre New York, avec un enthousiasme qu’elle veut partager avec Sartre, elle ne sait pas encore que ce voyage va bouleverser sa vie : « J’ai descendu à pied tout Broadway et je trouvais cette ville d’une beauté, d’une grandeur qui touche à celles des montagnes – en même temps, c’est tellement une ville qu’on n’a plus envie d’en visiter une autre après celle-ci (...). Je voudrais rester quelque temps sans connaître personne, ici, tant cette ville me fait chaud au cœur. On s’y sent libre. Personne ne vous regarde, même à l’hôtel c’est impersonnel, c’est agréable. »

Comme elle doit se rendre à Chicago, une amie du romancier Nelson Algren lui conseille d’aller le voir de sa part. Ils passent une soirée et un après-midi ensemble, avant que Beauvoir s’envole pour Los Angeles. Algren, qui n’a pas encore écrit son chef-d’œuvre, L’Homme au bras d’or (Gallimard), lui montre sa ville, ses bas-fonds, les bistrots du quartier polonais. Elle aime les lieux, elle a surtout un coup de foudre pour lui. Algren voudrait croire qu’elle va, pour leur amour, délaisser Sartre et choisir l’Amérique. Après plusieurs va-et-vient, elle rentre à Paris, mais ils resteront liés jusqu’en 1964. « En rêve, une de ces dernières nuits, je vous déclarais que je me ferais enterrer avec votre anneau au doigt, ce que j’ai bien l’intention de faire, lui écrit-elle en 1953. Votre anneau au doigt et votre visage dans mon cœur tant que je vivrai. » Elle a tenu parole : la bague n’a jamais quitté son doigt.

Ces lettres à Algren sont souvent drôles, pleines de lucidité. « Non, Nelson mon chéri, je l’avoue, je ne me repens nullement de vous avoir piégé. Vous ne désiriez qu’un petit divertissement par une belle nuit de printemps, je ne désirais qu’une chaude et apaisante nuit après un intense, solitaire et fiévreux long voyage aux USA, seulement une chaude nuit apaisante dans les bras d’un homme plaisant, et vous voyez ce qui nous est arrivé ? Piégés tous les deux. Nous ne pouvons défaire ce que nous avons fait, c’est déplorable, mais comme c’est aussi injuste pour moi que pour vous, je ne me repens pas et même je suis satisfaite d’avoir été assez maligne pour vous piéger. » Tranquillement, elle insiste : « Oh ! Je ne vous libérerai pas, aussi longtemps que je pourrai l’éviter ; sans pitié je maintiendrai le piège étroitement fermé, vous m’appartenez désormais comme je vous appartiens. » (28 octobre 1947).

Elle veut vivre cet « amour transatlantique » pleinement, avec passion, à la folie. C’est une Beauvoir inconnue, plus libre que jamais, heureuse, blessée parfois, qui apparaît dans ces lettres, écrites en anglais et traduites par sa fille adoptive. Avec Algren, elle n’est plus « le Castor » mais « votre Simone ». Elle lui raconte ce qui se passe à Paris, littérairement, politiquement. Les réponses de l’amant manquent. Sylvie de Beauvoir, qui les possède, les a traduites, mais il faut l’autorisation de la succession, représentée par un agent américain, pour que Gallimard puisse les publier. Dommage, même si Beauvoir en cite quelques-unes dans son troisième volume de Mémoires, La Force des choses (1963). « Vous, vous avez Sartre et aussi un certain genre de vie : des gens, un intérêt vivant dans les idées, écrit Algren, qui s’est remarié avec sa première femme, avant de divorcer à nouveau. Vous êtes plongée dans la vie culturelle française et chaque jour vous tirez une satisfaction de votre travail et de votre vie. Tandis que Chicago est presque aussi loin de tout qu’Uxmal. Je mène une existence stérile, centrée exclusivement sur moi-même et je ne m’en accommode pas du tout. » Uxmal est une antique cité maya du Mexique. C’est dire si Algren se sentait isolé et laissait percer une certaine aigreur. Beauvoir comprend alors que leur histoire est « vouée à finir, et bientôt ».

Et pourtant, elle s’accroche encore à cet amour unique. Elle désire le corps « chaud et confortable » de son amant « crocodile » ; elle, pauvre « grenouille » française qui n’imaginait pas écrire un jour tant de mots déraisonnables à un « jeunot du cru » qui a tout juste un an de moins qu’elle et la rend « idiote ». Beauvoir ne craint pas ces surnoms un peu ridicules que se donnent les amoureux. Elle est libre et l’ironie n’a pas disparu. Ainsi le 8 novembre 1947 : « Nelson mon amour. Rien n’arrive, toujours le même amour pour vous, très fastidieux. »

Une aventure belle et douloureuse

En 1952, Simone de Beauvoir est à Paris, loin d’Algren. Elle a 44 ans et se sent déjà vieille. Un sentiment constant chez elle, comme le rappelle un entretien à la Paris Review en 1964 : « J’ai toujours senti profondément que le quotidien de la vie au jour le jour, les impressions, le vécu, tout cela s’anéantissait... C’est personnel. J’ai toujours eu très fort le sens du temps qui passait. J’ai toujours pensé que j’étais vieille. Déjà à 12 ans, je pensais que c’était terrible d’avoir 30 ans, qu’il y avait quelque chose qui se perdait. »

Elle est certaine d’avoir tiré un trait sur les histoires d’amour. Et voilà qu’un jeune homme de 17 ans de moins, Claude Lanzmann, entre au comité de rédaction de la revue Les Temps modernes, dirigée par Sartre. Visiblement, il s’intéresse à elle. Un soir, il l’invite au cinéma. Elle comprend vite que ce n’est qu’un prétexte, mais elle accepte. Leur amour durera jusqu’en 1958 et sera suivi d’une amitié que seule la mort de Beauvoir interrompra. Elle, plutôt rétive à la cohabitation, accepte que Lanzmann s’installe avec elle. Elle en parle à Algren dans une lettre du 3 août 1952 : « Eh bien, Nelson, il m’arrive la chose la plus incroyable : il existe quelqu’un qui veut m’aimer, m’aimer d’amour. Ça me rend mi-heureuse mi-triste : heureuse car c’est aride de vivre sans amour, triste car j’aurais voulu n’être aimée par personne d’autre que vous. (...) Je suis amoureuse de lui, en octobre nous aurons une vraie histoire, ça me fait stupéfiant car définitivement, sincèrement, j’avais accepté de vivre désormais en vieille femme, une vie sans amour. Pour lui je suis jeune encore, il m’aime. »

Plus tard, le 15 février 1954, elle lui confie : « Vous demandez si dans ma vie il y a encore de la magie. Je n’en ai pas parlé depuis longtemps, de ma vie, parce que, comme vous dites, il est malaisé de dire la vérité, toute la vérité. Oui, il nous faudrait de longues promenades le long des rives de la Seine et d’autres fleuves, pour tout nous raconter correctement. » Puisque lesdites promenades n’auront pas lieu, elle précise : « Mais je vais faire un effort puisque vous en avez fait un. Eh bien, la magie à coup sûr a disparu. Elle a existé, elle ne reviendra plus. D’abord, ou peut-être en second lieu, peu importe, à cause de mon âge, le monde qui m’entoure s’impose de plus en plus à moi, et il n’en émane guère de magie. Puis, et surtout en fait, parce que je ne pourrai certainement plus aimer, parce que je n’aime pas cette fois de l’amour dont je vous ai aimé. Quelque chose est fini à jamais. »

Comme tous les amoureux du monde, ils s’étaient fait la promesse de mourir dans les bras l’un de l’autre, à 76 ans. Algren est mort solitaire, plein de ressentiment pour Beauvoir, à 72 ans, en 1981 – un an après Sartre –, et elle cinq ans plus tard, à 78 ans. Mais jusqu’au bout, ils sont l’un et l’autre restés certains de leur amour improbable, impossible, qui les a entraînés dans une aventure aussi belle que douloureuse. 12 juillet 1956 : « Vous dites : faire mourir ça a été dur. Eh bien sachez que pour moi également ce fut dur, et en un sens ça ne s’anéantira jamais totalement (...). Je me sentirai toujours profondément attachée à vous, par un lien chaleureux, vivant, merveilleux, essentiel, je vous comprends comme je sais que vous me comprenez. »

Question de survie

Claude Lanzmann a rendu public, en le commentant, un autre extrait de lettre en 2008, pour le centenaire de la naissance de Beauvoir : « Jeudi matin. Mon amour chéri, mon sherpa [c’était notre époque himalayenne], mon petit cheval noir, ma rose du monde [nous avions déjà visité le cloître pyrénéen], mon enfant à moi, que je t’aime, mon amour, et que tu es bête ! Oui, mon cœur, je t’aime à jamais, je mourrais sans toi, je suis à toi : ne le sais-tu pas ? Heureusement que lundi tu étais revenu à la raison, sinon je t’aurais grondé d’écrire des choses pareilles. Comme si tu n’étais pas mélangé à moi, corps et âme, comme si tu ne le savais pas ! Oh ! Je voudrais te serrer fort dans mes bras et caresser ta nuque en te répétant, mon amour, que tu es si sot. Dans une semaine nous serons dans les bras l’un de l’autre. » Elle se dit prête à l’attendre à Salzbourg ou à Munich, comme il voudra. Et toujours, avec sa précision : « En cas d’urgence ou de contrordre, je serai certainement lundi et en tout cas mardi au Goldener Hirsch où tu pourras télégraphier ou téléphoner. Tu me manques de toutes les façons. Viens vite. Serre-moi contre toi, mélangée à toi, te regardant avec des larmes d’amour. Je t’adore, ma vie. Ta femme, ta Castor. » Il est toujours agréable d’entendre quelques paroles de Beauvoir. Mais quand on a lu les correspondances publiées, on voit que ces passages en disent peu sur l’histoire entre Lanzmann et elle. Seule l’intégralité de leurs échanges permettrait d’en retracer la complexité. Pour cela, un accord entre Sylvie Le Bon de Beauvoir et Claude Lanzmann est indispensable.

Quand je rends visite à Sylvie de Beauvoir, en février, elle est indignée d’avoir lu dans Le Monde quelques jours plus tôt, un entretien avec Claude Lanzmann sur la vente des lettres. Il y affirmait notamment qu’elle interdisait leur publication. La fille de Beauvoir récuse le mot « interdire », mais précise s’opposer à toute publication partielle : « Je l’ai dit à Claude dès 2008, lors d’un colloque sur la centenaire de la naissance de Beauvoir. J’ai toujours été d’accord pour publier. Mais ces lettres, je veux les voir, les déchiffrer et je veux être certaine qu’elles sont dans leur authenticité et leur intégralité. » Elle ne veut pas qu’on « s’arrange avec l’histoire », qu’on supprime des lettres gênantes pour tel ou tel, y compris pour leur destinataire.

Le conflit est inextricable. Lanzmann pense que Sylvie veut l’écarter de l’existence de Beauvoir, en évitant de faire lire leurs lettres d’amour. Elle trouve l’argument ridicule, vu tout ce qu’elle a fait publier (chez Gallimard). Les 600 pages de Lettres à Nelson Algren, les 980 pages de Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost, ou encore ces 900 pages de Lettres à Sartre, retrouvées après la mort de sa mère en 1986, et décryptées par ses soins. Dans la préface, l’héritière interroge : « N’est-ce pas souhaitable désormais de tout dire pour dire vrai ? D’écarter, par la puissance indiscutable du témoignage direct, les clichés, les mythes, les images, tous ces mensonges, afin que surgisse la personne réelle, telle qu’en elle-même ? »

Qui a vu un jour la graphie de Simone de Beauvoir peut mesurer l’ampleur du travail de Sylvie. Des milliers d’heures pour déchiffrer les textes, les lettres, tous manuscrits. Sartre se plaignait du temps qu’il lui fallait pour lire une lettre du Castor. Beauvoir elle-même, en 1952, écrivait à Nelson Algren : « Je ne conçois pas comment vous déchiffrez mes lettres, et crains que vous ne vous contentiez de les mettre au panier car moi je n’ai quasi pu relire ce que j’ai griffonné ce matin. »

Sylvie continue de recevoir des copies, envoyées par des ­correspondants qui veulent nourrir ses archives. Et elle, songe-t-elle à publier ses échanges avec Beauvoir ? La question la préoccupe. Le sujet est sensible, on se sent gênée d’insister. Elle sait que les lettres d’écrivain ne sont pas des documents privés mais une pièce du patrimoine intellectuel. Ce qu’elle a fait pour l’œuvre de Beauvoir était pour elle « une question de survie », me confie-t-elle. Avant d’ajouter : « Publier mes lettres avec elle, c’est autre chose. C’est ma vie. Et pour le moment, elle est à moi seule. » Alors son regard est comme tourné vers elle-même, vers les moments de sa vie que racontent ces lettres.

Cet article est paru dans le numéro 57 (Mai 2018) de Vanity Fair France

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