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Après le succès de leur Acte 9, les Gilets jaunes face au défi du succès politique
©XAVIER LEOTY / AFP

Evolution logique ?

Le mouvement des Gilets a repris de la vigueur, ce samedi pour l'acte 9, avec 84.000 manifestants recensés dans toute la France. La semaine qui arrive va être marquée par le lancement du Grand débat national.

Christophe Boutin

Christophe Boutin est un politologue français et professeur de droit public à l’université de Caen-Normandie, il a notamment publié Les grand discours du XXe siècle (Flammarion 2009) et co-dirigé Le dictionnaire du conservatisme (Cerf 2017), le Le dictionnaire des populismes (Cerf 2019) et Le dictionnaire du progressisme (Seuil 2022). Christophe Boutin est membre de la Fondation du Pont-Neuf. 

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Atlantico : Quel bilan tirer de cet Acte 9 du mouvement des Gilets jaunes, cet ensemble de manifestations organisées sur le territoire ce 12 janvier ?

Christophe Boutin : Après un Acte 8 qui avait surpris par son regain de participation, quand certains commentateurs voulaient absolument que le mouvement soit entré dans une décrue irrésistible dès la mi-décembre et que la trêve des confiseurs lui ait porté un coup fatal, après aussi les quelques violences relevées alors - et amplement médiatisées -, du bris de la porte du ministère de Benjamin Griveaux aux échauffourées de la passerelle Sendar-Senghor, la question pouvait se poser du déroulement de l’Acte 9. Les précautions avaient donc été prises : 80.000 policiers et gendarmes déployés sur le territoire, avec des unités plus statiques renforcés d’éléments venus d’autres brigades destinés à arrêter les manifestants les plus violents. On retrouvait à Paris,comme en décembre,une large zone d’interdiction, autour des l’Élysée, de la Concorde et des Champs-Élysées,mais englobant cette fois les ministères, et l’on avait ressorti pour l’occasion les EBRG de la gendarmerie.

Des précautions qui pouvaient bien ne pas être inutiles si l’on tenait compte du fait que le gouvernement avaitdonné l’impression de soufflersur les braisestout au long de la semaine. Avec,d’abord,l’arrestationcertes nécessaire, mais aussi l’incarcération de Christophe Dettinger dans l’attente de son procès. Avec,ensuite,le blocage de la cagnotte légale mis en ligne sur le site Leetchi, et destinée à régler les frais d’avocats de Dettinger ou à l’aider à subvenir aux besoins de sa famille. Avec encore les déclarations de l’ineffable Marlène Schiappa sur la nécessité de connaître les noms des donateurs de la cagnotte. Avec toujours une déclaration de Christophe Castaner, condamnant comme « complices » des violences à venir tous les manifestants futurs de l’Acte 9. Avec enfin cette déclaration présidentielle dont on laissera tout un chacun apprécier l’à-propos sur ces Français qui « oublient le sens de l’effort ». Même si l’on avait échappé à quelques ténors de la pensée LaREM, comme Benjamin Griveaux, mal remis peut-être de son exfiltration de samedi dernier – et dont la maison de campagne allait être gardée par le préfet et un escadron de gendarmes mobiles ! -, ou le trop subtil Gilles Le Gendre, qui avaient su égayer par leurs remarques les grises journées des semaines précédentes, on conviendra que rien ne prédisposait à l’apaisement.

Le résultat s’est traduit par une mobilisation plus forte que la semaine dernière. À 19 heures, le gouvernement dénombrait 84.000 manifestants au niveau national, contre 50.000 à la même heure la semaine dernière, dont 8.000 à Paris et sans doute 5.000 à Bourges, au centre de la France, ville choisie pour son équidistance d’avec les autres. Comme d’habitude maintenant le mouvement était présent dans toutes les grandes villes régionales, notamment de l’Ouest, à Bordeaux (5.000 manifestants), Toulouse (5.000), Caen (2.500), Rouen (2.500), Nantes (2.600), mais aussi à Lyon (1.500) ou Lille (1.800).

Quant au déroulement de ces manifestations imposantes, on ne peut que noter que, dans tous les cas ou presque,il s’est fait sans violences importantes. Il y a bien eu des heurts çà et là – avec d’ailleurs parfois en pointe des éléments d’extrême-gauche -, on a usé de grenades lacrymogènes et de canons à eau, mais les Gilets jaunes ont clairement imposé une tonalité bon enfant à leurs actions, très éloignée des débordements de casseurs et de pillards que l’on avait pu connaître début décembre, et l’on ne relevait que 244 interpellations.

Les médias ont cependant relevé des tensions particulières envers les journalistes de la presse écrite ou audio-visuelleauxquels de nombreux manifestants reprochent de mal rendre compte des évènements : blocages de sites pour la presse écrite, agressions physiques pour des journalistes présents dans les manifestations ou pour les agents de sécurité les accompagnant – mais aussi, parallèlement, protection de ces mêmes journalistes agressés par d’autres manifestants. Assurant que « dans notre démocratie la presse est libre » et que « dans notre République la liberté d’informer est inaliénable », Christophe Castanera pu s’indigner de ces comportements violents.

Reste qu’au vu de ces trois éléments, l’ampleur globale des rassemblements d’abord, la diversité des lieux de rassemblement ensuite, la bonne tenue des manifestations enfin, il est permis de considérer que cet Acte 9 est un réel succès pour un mouvement qui occupe le devant de la scène depuis maintenant deux mois. Le gouvernement d’Emmanuel Macron fait face ici à une opposition structurée, cohérente, disciplinée, réactive, courageuse et particulièrement motivée dont il ne peut que tenir compte.

Que peut faire le gouvernement dans la semaine qui vient ? Quels sont les problèmes nouveaux auxquels il va devoir faire face ? Quelles sont les conséquences de la politique menée depuis deux mois face au mouvement ?

La semaine qui vient va être marquée par le lancement du Grand débat national voulu par Emmanuel Macron, dont on attend la Lettre aux Français qui en sera la présentation. Pour l’instant, on ne peut pas dire que les choses se présentent au mieux : polémiques sur les personne chargées de piloter le débat, de la présidente de la Commission nationale du débat public aux parlementaires « référents », polémiques aussi sur les questions « autorisées » et celles qui restent « interdites », polémiques encore quand certains maires annoncent qu’ils n’ont nulle envie de se laisser entraîner dans cette organisation. Il n’est pas question de parler d’échec pour une procédure qui n’est pas entamée, mais ses débuts sont pour le moins hésitants, et la manifestation de soutien au Président Macron, prévue le 27 janvier,avec pour les participants « si possible, une rose blanche pour sublimer le message de la marche », est encore bien loin…

Là n’est d’ailleurs pas le seul problème. Remontent en effet à la surface, passant des réseaux sociaux aux titres de la grande presse, des questions sur les modalités de l’action répressive engagée par le gouvernement à l’encontre du mouvement. Les chiffres qui commencent à apparaître tendraient en effet à montrer que la violence des manifestants n’a pas été ce que l’on en a dit, tant en termes de dégradations commises que de blessés parmi les forces de l’ordre. Selon les chiffres de la gendarmerie par exemple, les manifestations de Gilets jaunes ont occasionné moins de 5% de ses blessés annuels en 2018 (335 sur 7.453) – et encore faudrait-il faire la part ici d’éléments extérieurs au mouvement venus « casser du flic ». Or, en face, le bilan est particulièrement lourd, avec sans doute plus de 1.500 blessés, dont 83 gravement – la perte d’un œil par exemple –, des blessures graves essentiellement causées par les lanceurs de balles de défense (LBD) type Flash-ball.

Autant il est absolument nécessaire de punir toute agression des forces de l’ordre dans l’exercice de leur mission, autant il importe que ces dernières restent dans une riposte graduée qui tienne compte, comme le prévoient les textes, des « conditions de stricte proportionnalité et nécessité », comme des consignes d’usage des armes qui leur sont confiées.Et il est certain que les Gilets jaunes, bien sur, mais aussi les ONG de défense des droits de l’homme, ou le Défenseur des droits, auront bientôt leur mot à dire… ce qui pourrait bien in fine se retourner contre les forces de sécurité, en interdisant ou limitant l’usage d’armes qui sont pourtant nécessaires dans certaines circonstances,restant l’ultime recours avant l’usage d’armes létales.

Mais cette polémique qui naît sur le volet physique de la répression ne sera pas la seule qu’aura à affronter le gouvernement. L’autre question qui se fait de moins en moins sous-jacente porte cette fois sur la répression pénale du mouvement – une répression, disons-le tout de suite, faite sur la base de textes légaux, à la suite de procédures légales et avec des peines légalement prononcées. Quoi qu’il en soit, et plus à Paris qu’en province si l’on en croit les quelques éléments statistiques fournis, certains juges semblent avoir eu et la main un peu forte, et fort peu de considération pour les prévenus qu’ils avaient devant eux. On les connaissait pourtant beaucoup plus amènes avec d’autres types de délinquants, qui repartent des prétoireslibres et le sourire aux lèvres vers une nième récidive sans que cela semble troubler le sommeil de nos chats-fourrés.

Or ces deux questions conduisent à un même sentiment d’injustice. S’il n’est pas répréhensible en soi, et même souhaitable, que Justice et Police usent de poids et mesures différents selon les cas auxquels ils sont confrontés – c’est l’application du principe d’égalité, qui veut que l’on traite inégalement les situations inégales -, les critères retenus (ou supposés tels par ceux qui évoquent des disparités) finissent par faire perdre à une partie de la population toute confiance en ces services régaliens. On mesure ici la déstabilisation de la société qui peut en résulter et combien, à trop jouer sur ce volet répressif dans les semaines qui viennent, le gouvernement pourrait bien causer des dommages difficilement réparables.Et l’on mesure l’ampleur de la tache qui est la sienne pour restaurer cette confiance dans les semaines qui viennent.

Les Gilets jaunes du 12 janvier sont-ils les mêmes que ceux du 17 novembre ? Quelles évolutions peut-on voir se dessiner en deux mois de mouvement et de manifestations ? Quelles pourraient en être les conséquences ?

On assiste d’abord à une sorte « d’urbanisation » du mouvement. Nous étions initialement en faced’actions touchant tous les ronds-points de France et de Navarre ou peu s’en fallait, nous sommes maintenant largement devant des manifestations importantes sur les places centrales des villes de province et les axes de la capitale, et l’on comprend que cette évolution induise nécessairement un changement dans le type de participants. Ensuite, les débordements des casseurs et la violence de la répression ont pu à la fois écarter des manifestations certaines personnes… et y attirer d’autres.

On remarque aussi un glissement des revendications, qui laisse entendre une évolution des participants ou, a minima, de certains leaders des Gilets jaunes. D’une part en effet, les revendications sociales se font volontiers plus « partageuses », plus égalitaristes, retrouvant en cela les antiennes de la gauche et surtout d’une extrême gauche dont nul ne contestera l’aptitude à surfer sur la vague de mouvements de ce type. D’autre part, les revendications institutionnelles retrouvent elles aussi les vieux mythes de la gauche utopiste, comme la mise en place d’une assemblée constituante citoyenne, voire, au-delà, d’une démocratie directe. Et on notera, mais est-ce alors un hasard,les appels à la « convergence des luttes » lancés en direction des banlieues ou celui du syndicat Solidaires, marqué à l’extrême gauche, à manifesterpour l’Acte 9.

Or ces deux radicalisations, par la violence physique ou la « gauchisation », servent en fait le gouvernement. D’une part, toute radicalisation violente fait revenir vers lui les partisans de l’ordre, ceux qui souhaitent, comme le philosophe Luc Ferry, que le pouvoir use de toutes ses armes – au sens très matériel – contre les manifestants. En maîtrisant au contraire cette violence dans l’Acte 9 les Gilets jaunesfont dès lors paraître excessivescertaines répressions physiques ou pénales, ce qui renvoie la balle dans le camp du gouvernement.

Pour autant, le caractère maximaliste de la revendication idéologique a le même effet que la violence physique, etsi l’une des causes majeures de cette lame de fond qu’est le mouvement des Gilets jaunes est le rejet par une population d’un monde dont elle ne veut pas, celui de la mondialisation heureuse, elle n’entend pas plus être projetée dans celui d’un égalitarisme gauchiste. D’abord, parce que l’égalitarisme niveleur et envieux que porte ce dernierva peu à peu briser le ciment qui rassemblait, parmi les Gilets jaunes ou derrière le mouvement, des Français de conditions très différentes autour de valeurs partagées. Mais aussi, et surtout,parce que les changements souhaités sont en fait des changements conservateurs, qui passent par le retour d’institutions ou de valeurs, la nation ou l’autorité pour prendre ces exemples évidents, et non par leur disparition dans de fumeuses utopies.Les Français qui manifestent depuis deux mois veulent sans doute plus une restauration qu’une révolution, plus retrouver cette Ve république de De Gaulle à laquelle ils restent attachés que se lancer dans une VIe,plusretrouver leurs marques, leur monde et une certaine stabilité que voir exploser tous leurs repères.

Or si cette France s’insurge contre ce qu’elle appelle la dictature des technocrates, au moins ces derniers ont-ils l’avantage de laisser en place un semblant d’organisation connue – quand bien même ne s’en servent-ils que comme d’un rideau de fumée -, ce qui rassure. Et, en politique comme ailleurs, car c’est une constante humaine, on préfère souvent accepter les violences connues que courir le risque de l’inconnu, ce dont le pouvoir en place en bénéficie naturellement. La radicalisation idéologique, œuvre d’une minorité, aurait donc un effet contre-productif qui nuirait au mouvement.

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