"Les politiques doivent à tout prix éviter de cautionner les violences contre la presse"

Jean-Paul Marthoz

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Par RTBF La Première

De nombreux journalistes ont été insultés, agressés ou frappés au cours des manifestations des gilets jaunes qui se sont déroulées en France. Jean-Paul Marthoz enseigne le journalisme international à l'UCL et publie le livre "En première ligne, le journalisme au cœur des conflits" chez Mardaga et au GRIP. "Depuis quelques années, les associations de défense de la presse s'interrogent de plus en plus sur la dangerosité de couvrir des événements comme des troubles à l'ordre public ou comme des émeutes de manifestations. Par exemple, j'étais à Istanbul lors des fameuses répressions qui se sont portées contre les manifestants du parc de Gezi, et c'est vrai qu'à ce moment-là on se rendait compte que les journalistes, à la fois turcs mais aussi internationaux, n'étaient absolument pas préparés à la force de l'intervention policière, donc n'étaient pas protégés, n'avaient pas de casques, n'avaient pas de protection contre les gaz. C'est vrai qu'aujourd'hui un des risques les plus importants pour les journalistes qui couvrent l'actualité nationale ou internationale, en dehors des zones de conflit ou de guerre ouverte, c'est vraiment la confrontation à la fois avec des manifestants qui semblent de plus en plus prendre les journalistes comme des complices du pouvoir et des policiers qui n'ont pas beaucoup de tendresse non plus avec des journalistes", explique-t-il, interrogé sur La Première.

Pris entre deux feux

Puisque les journalistes sont pris entre deux feux, "il faut qu'il soit clair que les forces de police reconnaissent le droit des journalistes à être là et respectent le droit des journalistes, donc ne se livrent pas eux non plus à des violences inacceptables. Et il est évidemment aussi important que les manifestants reconnaissent l'importance de la presse, de son indépendance, de sa possibilité de pouvoir couvrir ces événements, et que les manifestants s'organisent ou organisent des services d'ordre, comme c'est souvent le cas lorsque les mouvements sont institutionnels. Mais aujourd'hui, on est devant des mouvements du type gilets jaunes qui sont très organisés, où des groupes se permettent de faire des choses qui auparavant n'existaient pas lorsqu'on était face à des manifestations syndicales ou pacifistes. Donc, je pense que là on est vraiment confronté à un changement de paradigme et il est fondamental que tout le monde dans la société, et pas seulement la presse, s'en préoccupe".

Que des journalistes doivent porter un casque, des protège-tibias, et parfois même un gilet pare-balles, pour couvrir certains événements n'est pas nouveau, selon Jean-Paul Marthoz : "Il y a toujours eu des manifestations où il était relativement dangereux de faire son travail de journaliste. C'est vrai que pas mal de médias font en sorte de donner des directives — 'placez-vous à tel endroit, derrière telle force de police'. Il y avait des conseils, mais aujourd'hui cela devient systémique, ce n'est plus un journaliste qui, brusquement, se fait agresser parce que quelqu'un s'énerve, si j'ose dire. C'est ce qui est grave, et c'est d'ailleurs relié au niveau politique par certains partis absolument inconscients. En France par exemple, c'est ce que dit l'extrême droite, mais ce aussi ce que dit La France insoumise autour de Mélenchon. C'est absolument inacceptable : ils parlent des journalistes sans faire de différence, dans une manière de généralisation absolument stupide. Les médias, c'est bien plus compliqué que ça. C'est très divers, c'est très diversifié. Mais ces politiques ont des paroles qui sont extrêmement dangereuses parce qu'ils cautionnent d'une certaine manière l'attaque contre la presse. Par ailleurs, dans le monde politique, je pense qu'il y a une certaine inconscience, une certaine imprudence dans la manière dont on considère les médias, en refusant ce qui est fondamental dans les médias, c'est-à-dire leur mission de surveiller les pouvoirs et d'informer sur les pouvoirs. Cette conception du journalisme comme étant un des éléments du système démocratique qui permet de faire en sorte que les citoyens soient informés correctement sur l'ensemble des pouvoirs et des contre-pouvoirs dans la société, on a l'impression que certains ne la reconnaissent plus. Et il y a parfois des glissements dans certains partis traditionnels qui ne sont pas acceptables. Je pense qu'il faut maintenant revenir à la raison et que tout le monde comprenne que le journalisme a une fonction essentielle dans la société et qu'il faut donc à tout prix éviter de cautionner ces excès et ces violences contre la presse".

"Les journalistes arrivent souvent trop tard et partent trop tôt"

Jean-Paul Marthoz admet que les médias ont parfois du mal à reconnaître leurs erreurs ou à se remettre en question : "Et je me mets aussi parmi les journalistes, je ne m'exclus pas de la critique. Dans le livre sur le journalisme dans les conflits, je relève un certain nombre de phénomènes qui sont évidemment préoccupants et sur lesquels il faut s'interroger. Par exemple, pourquoi pratiquement systématiquement lorsqu'un conflit éclate — comme le disait le célèbre journaliste du New York Times, David Albertstein, qui a couvert le Vietnam — les journalistes arrivent souvent trop tard et partent trop tôt". Et entre soit trop tard et soit trop tôt, il y a un emballement médiatique excessif. On l'a vu par exemple lors des guerres du Golfe, où des milliers de journalistes se sont concentrés dans des centres de presse, où ils ne pouvaient rien savoir de ce qui se passait effectivement sur le terrain, alors qu'avant personne n'était là, et après les gens sont très vite partis. C'est un phénomène que j'analyse dans mon livre pour réfléchir à la manière dont on devrait reconcevoir ce métier, en étant attentifs à des événements qui parfois ne sont pas du tout évidents, mais qui préparent les drames de demain, et en revenant très souvent sur les conflits qui semblent apaisés, mais qui ne le sont pas. Cette autocritique est essentielle et afin de recréer cette confiance avec une partie sincère de l'opinion, parce que je pense qu'il y a parmi ceux qui critiquent les médias des gens qui ne savent absolument pas ce que sont les médias, et d'autres qui ne veulent pas que les médias fassent ce travail d'information libre. Trop souvent, on voit chez des tas de gens qui nous critiquent, des personnes qui voudraient qu'on dise exactement ce qu'ils veulent que l'on dise. Je pense que tout le monde est impliqué. Les journalistes doivent réfléchir, mais je pense aussi que l'opinion publique est en partie responsable".

"Imaginer de nouvelles manières de fonctionner"

"Ces dernières années on a l'impression que la presse est plus indépendante par rapport au pouvoir politique, mais elle est plus dépendante des conditions économiques de l'exercice du journalisme. C'est vrai qu'un certain nombre de médias sont dans des situations telles qu'il est extrêmement difficile d'attendre d'eux qu'ils puissent envoyer pendant des semaines, comme on le faisait à la belle époque, des journalistes sur des conflits. Le temps de comprendre, de s'interroger, de voir tout le monde, c'est vrai que c'est un véritable défi. Je pense qu'on va trouver à terme une solution à ce modèle économique qui est aujourd'hui extrêmement secoué. Dans un certain nombre de pays, un certain nombre de médias retrouvent un équilibre. Alors, il faut réinventer les modes de financement des médias, puis dépendre de la publicité qui est partie ailleurs. Il faut peut-être, à la limite, s'en prendre aussi à ces grands GAFA — Google, Amazon, etc. — qui concentrent cette publicité et réfléchir à la manière de répartir mieux la manne publicitaire. Mais il faut réinventer de nouvelles manières de financer les médias, et certains l'ont prouvé. Depuis des années, le New York Times a réussi à construire un public qui maintenant le rend de nouveau rentable. Je crois que c'est nécessaire de réfléchir de cette manière-là. Je ne pense pas qu'il y ait une fatalité à la disparition de la presse privée, de la presse écrite, mais je pense qu'il faut, c'est vrai, imaginer de nouvelles manières de fonctionner" conclut-il.

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