A Sainte-Anne, “l’art des fous” sert à analyser les troubles mentaux (ou pas)

Dans une galerie souterraine de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, une centaine d’œuvres d’artistes-patients offrent l’occasion de s’interroger sur l’histoire récente de la psychiatrie, les objectifs de “l’art-thérapie” et le cœur de ce qui fait l’artiste.

Par Mathilde Blayo

Publié le 14 janvier 2019 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h05

Sur un panneau de bois, un fruit et une tasse posés sur une chaise blanche, peints à l’huile. La paisible nature morte n’est pas sans rappeler les pommes orangées de Cézanne. Mais l’artiste ici est un inconnu. Charles Levystone a fréquenté les ateliers d’art-thérapie artistique de l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, de 1962 à 1967.

Cinquante ans plus tard, ses peintures sont présentées dans ces mêmes murs, à l’occasion d’une exposition du Musée d’art et d’histoire de l’hôpital. Une centaine d’œuvres datant des années 1960 et 70 interrogent, par leur singularité, la notion d’art psychopathologique. Une appellation qui renvoie à l’art pratiqué dans les hôpitaux psychiatriques et vu comme un outil d’analyse des troubles mentaux.

Les artistes d’une époque

Comment définir cette production ? Sous quelle catégorie artistique les ranger ? A l’époque, et pour encore beaucoup de gens aujourd’hui, l’art à l’hôpital s’apparenterait à l’art brut tel que l’avait défini le peintre Jean Dubuffet en 1945 lors de visites d’asiles en Suisse : « la production de personnes marginales, exemptes de culture artistique ». Sauf que tout ce que l’on peut voir sur les cimaises à Sainte-Anne n’est clairement pas vierge d’influences.

Jean Janès (France) – Novembre 1961

Sans titre
Encre sur papier, 67 x 50 cm

N°0634

Centre d’Etude de l’Expression

MAHHSA, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne

Jean Janès (France) – Novembre 1961

Sans titre
Encre sur papier, 67 x 50 cm

N°0634

Centre d’Etude de l’Expression

MAHHSA, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne

Dominique Baliko

Les natures mortes de Charles Levystone rappellent Cézanne ? Il le connaissait sûrement en tant qu’ancien étudiant des Beaux-arts. Dans l’arène, face au toréador, le taureau du « patient » Pascal Durand croqué d’un geste précis et expressif ne trompe pas : lui aussi a eu une formation artistique. Surprise, les fous ont eu une vie avant l’asile ! Mieux : ils ont une technique et un regard qui ne sont pas nécessairement altérés par la maladie. Le catalogue de l’exposition indique que, durant ses courts passages à l’hôpital, Pascal Durand a continué de peindre dans le style qui lui est propre. Mais malgré cette permanence de la création et du regard artistique, les productions des patients ont longtemps été regardées par le seul prisme du trouble psychiatrique.

Le test de l’esprit sain

A partir des années 1950, les psychiatres pensent la création comme un moyen de comprendre les maladies mentales, pour mieux les soigner. Les productions des patients sont envisagées et analysées comme le résultat d’un dérèglement ou l’expression d’un trouble. Non pas comme une tentative artistique. Anne-Marie Dubois, conservatrice de la collection de Sainte-Anne et commissaire de l’exposition, rappelle les signes cliniques que les médecins voyaient alors dans les œuvres : « Le vide comme la marque d’un manque fondamental, la répétition de motifs comme une démarche stéréotypée, l’absence de perspective comme un signe de schizophrénie » A cette lecture, nombre artistes reconnus n’auraient sans doute pas passé le test de l’esprit sain !

Pourtant, cette confusion entre la maladie et l’homme est encore d’actualité, comme le regrette Anne-Marie Dubois : « Aujourd’hui, on parle d’un schizo, et non pas d’une personne atteinte de trouble schizophrène. La personne n’est pas entièrement sa maladie et c’est la partie saine qui continue de créer. »

Solange Germain (France) - 2 décembre 1969

Sans titre

Gouache sur papier, 50 x 66 cm

N° 1440

Centre d’Etude de l’Expression

MAHHSA, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne

Solange Germain (France) - 2 décembre 1969

Sans titre

Gouache sur papier, 50 x 66 cm

N° 1440

Centre d’Etude de l’Expression

MAHHSA, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne

Dominique Baliko

Qu’expose-t-on alors au musée de l’hôpital Sainte-Anne ? « Des œuvres d’art, tout simplement. » Ces artistes créent avec leur histoire et leurs représentations, au même titre que tout artiste. La maladie peut être source d’inspiration — ou pas. Ce qui frappe, c’est la puissance visuelle de ces œuvres, venue de la nécessité impérieuse de créer. Un acte enrichi par l’isolement et le calme de l’hôpital, où l’artiste est peut-être plus libre, comme le pensait André Breton en 1948 : « Les mécanismes de la création sont ici libérés de toute entrave. Par un bouleversant effet dialectique, la claustration, le renoncement à tous profits comme à toutes vanités, en dépit de ce qu’ils présentent individuellement de pathétique, sont ici les garants de l’authenticité totale qui fait défaut partout ailleurs et dont nous sommes de jour en jour plus altérés. » (1)

De l’art tout court

Pour certains artistes exposés, comme Solange Germain, l’art se découvre à l’hôpital. A l’âge de 14 ans, les soignants lui proposent une psychothérapie à médiation artistique dans laquelle la jeune fille s’engage totalement. Et se révèle à tel point qu’elle continue a peindre après sa sortie. Cette expérience a une dimension cathartique, mais son œuvre est aussi le résultat d’une recherche esthétique et technique, par laquelle elle développe un style propre.

Charles Schley (France)-1964

Sans titre

Mine de plomb et crayon de couleur sur papier, 24,5 x 31,5 cm

n° 0398

Centre d’Etude de l’Expression

MAHHSA, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne

 

 

Charles Schley (France)-1964

Sans titre

Mine de plomb et crayon de couleur sur papier, 24,5 x 31,5 cm

n° 0398

Centre d’Etude de l’Expression

MAHHSA, Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne

 

 

Dominique Baliko

Parmi ces artistes, Charles Schley prend un peu plus de place que les autres. Sur des feuilles de papier, il crée son monde. Des maisons, des arbres aux formes géométriques simples et coloriées aux crayons de couleur rencontrent parfois des visages humains aux allures d’ogre. Considéré comme « débile simple » dans les années 1930, Charles Schley vit dans un hôpital psychiatrique du Jura sans attirer l’attention des médecins. Jusqu’au jour où l’équipe médicale découvre une pile de dessins.

Le diagnostique est rapidement revu : Charles Schley est schizophrène. Un terme à la mode — et un symptome référencé — qui reconnaît au patient « une intelligence particulière dictée par un dysfonctionnement psychique ». L’anecdote de ce soudain changement de statut reflète l’incompréhension qui entoure certaines maladies mentales au milieu du XXe siècle. Elle montre aussi que l’acte créatif est valorisé comme une marque d’intelligence et de complexité intellectuelle. Dans le monde imaginaire et fantastique de Charles Schley, une phrase d’Edgar Allan Poe résonne étrangement : « Les hommes m’ont appelé fou, mais la science n’a pas encore décidé si la folie est, ou n’est pas, la plus haute intelligence. »

(1) L’Art des fous, la clé des champs, André Breton, paru pendant l'hiver 1948-1949 dans Les Cahiers de la Pléiade n° 6.


on aime beaucoup De l’art des fous à l’art psychopathologique, au Musée d’Art et d’Histoire de l’Hôpital Sainte-Anne, du 11 janvier au 28 avril 2019.

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