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Education

Comment les profs dégringolent l'échelle sociale

Une sévère et douloureuse désillusion. C’est le mal dont est atteint une grande partie des 880.000 enseignants français. Ils ont fait de longues études, travaillent plus de 40 heures par semaine en moyenne, exercent leurs fonctions dans des conditions dégradées et voient depuis plusieurs années leur pouvoir d’achat fondre.

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Emmanuel Macron et le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer assistent à la rentrée des classes des élèves de 6e dans un collège de Laval, le 3 septembre 2018

Emmanuel Macron et le ministre de l'Education Jean-Michel Blanquer assistent à la rentrée des classes des élèves de 6e dans un collège de Laval, le 3 septembre 2018.

POOL/AFP - LUDOVIC MARIN

En choisissant de devenir profs, ils ont toujours su qu'ils ne gagneraient pas des mille et des cents. Mais ils pensaient avoir gagné l'assurance de finir les mois sans angoisse. Depuis bien des années déjà, beaucoup d'enseignants ont pourtant l'impression d'avoir sombré dans la catégorie "survie", celle de l'euro près et de l'imprévu qui vient casser des mois de gestion rigoureuse. 

Les difficultés de recrutement le montrent: fini le temps où les étudiants envisageaient le professorat comme une sinécure, considérant que les vacances et l'emploi à vie compensaient finalement une gratification modeste. Les professeurs subissent de plein fouet la stagnation de leurs salaires et les prix galopants de l'immobilier dans les métropoles. Certes, leur salaire moyen (2.380 euros nets en 2016) est légèrement au-dessus du revenu moyen français (2.250 nets en 2015), mais leur niveau de vie doit aussi être analysé au regard de leur niveau d’étude élevé (bac + 5, fonctionnaire catégorie A) et des conditions de travail qui se dégradent d’année en année. D'autant que les chiffres cachent de nombreuses disparités. Car entre le professeur des écoles avec 10 ans d'expérience (1.894 euros nets) et l'agrégé tout juste passé "hors classe" (3.514 brut), il existe un gouffre.

"Même mon grand frère gagne plus que toi"

"Je ne m’en sors pas", raconte Vanessa, mère divorcée de 43 ans, qui exerce dans un collège près de Lille. Ancienne chef de produit en commerce internationale, elle a passé le CAPES de lettres modernes il y a deux ans pour pouvoir consacrer plus de temps à sa fille de 9 ans. "Dans mon entourage, on m’a dit 'allez, fais prof, c’est la stabilité et la sécurité'. Sauf que c’était les conseils de proches de 70 ans, qui ont connu l’âge d’or du professorat", regrette-t-elle. Avec ses 1.650 euros nets, cette fraîche reconvertie déplore un découvert de 300 euros tous les mois. Elle énumère ses dépenses contraintes avec découragement: un prêt immobilier de 650 euros, 180 euros d’eau et d’électricité, 150 euros de cantine et de garderie, à quoi s'ajoutent différents abonnements et assurances... L’essence de sa voiture représente également un poste de dépense important, car comme bon nombre de jeunes professeurs elle est "titulaire sur zone de remplacement" (TZR). Elle sillonne les académies pour effectuer de plus ou moins longs remplacements, là où son rectorat l'envoie. 

"Les conditions de travail sont mauvaises et ça n’échappe pas aux élèves. Inconsciemment, ils ont compris qu’on appartenait à une profession reléguée et notre autorité s’en ressent. Des réflexions méprisantes comme ‘même mon grand frère, gagne plus que toi’, ce sont des choses qu’on entend régulièrement", explique-t-elle. Ces conditions de rémunération ont d'ailleurs un impact direct sur la performance du système scolaire français: une étude de l'OCDE a démontré que le niveau des élèves est directement corrélé au niveau de salaire des enseignants. Or le salaire des profs français reste bien en dessous de la moyenne des pays de l'OCDE, avec un écart marqué pour les débuts de carrière. 

"Les seuls qui s'en sortent, c'est les conjoints de cadre"

Le contexte social a renforcé l'amertume des profs. Prime pour les policiers, pour les personnels d’Ehpad, pour les agents du fisc, augmentation du smic... Les professeurs, dont le point d'indice est gelé depuis 2010 (brièvement revalorisé entre 2016 et 2017), se sentent lésés et se regroupent sous la bannière des "Stylos rouges", un groupe asyndical et apolitique créé pour faire entendre leur exaspération. "Je sais très bien qu’on a un problème de pouvoir d’achat des professeurs, depuis le début des années 90, a rapidement réagi Jean-Michel Blanquer, sentant le mécontentement monter. Mais augmenter le point d’indice n’est pas l’alpha et l’omega de ce qu’il y a dire", a-t-il tranché, rappelant plutôt les mesures prises depuis son arrivée, telles que la reprise du Protocole sur les carrières et les rémunérations et l'accélération de l'avancement, soit 1,75 milliard d'euros en plus sur le quinquennat pour mieux rémunérer les professeurs, selon le ministère. "Nous sommes obligés de faire la différenciation: il serait absurde de saupoudrer sans prendre compte l’engagement qualitatif du système", a-t-il expliqué, prenant en exemple la prime créée pour les professeurs d'éducation prioritaire.

Martin fait partie de ceux qui bénéficient de cette nouvelle prime, réservée aux enseignants des zones sensibles. Il exerce en maternelle depuis 14 ans dans les Hauts-de-Seine. Grâce à un bonus de 190 euros mensuel REP +, il touche 2.350 euros par mois net. Malgré cette somme, il est obligé de prendre un petit job, 7 heures d’étude surveillée par mois pour augmenter ses revenus de 200 euros. Sa vie en région parisienne lui coûte cher. Son loyer, pourtant social, de 750 euros et sa pension alimentaire grèvent son pouvoir d'achat "Les seuls qui s’en sortent à Paris c’est ceux qui sont mariés à des cadres", grincent certains "Stylos rouges" sur le groupe Facebook qui leur sert de forum. 

Agrégée, mais chassée par le prix des loyers

Violaine, prof de musique agrégée, fait partie des profs forcés de quitter la capitale. Les loyers d'un deux-pièces pour vivre avec sa fille y étaient trop élevés pour son salaire de 2.100 euros. "Après une agrégation, à 37 ans, je trouve ça lamentable de ne pas pouvoir choisir l'endroit où je voudrais vivre", souffle-t-telle. Mais il n'y a pas qu'à Paris que les profs galèrent. Valérie, prof à Nancy, donne, elle, 6 heures de cours particuliers par semaine, en plus de son travail soir et week-end pour préparer ses cours et corriger ses copies. Cette deuxième activité lui rapporte environ 500 euros par mois. "C’est grâce à ces 500 euros que je pars en vacances, peux aller au cinéma... Bref, avoir enfin une vie normale", raconte cette mère célibataire de deux enfants qui gagne 2.200 euros par mois.

Le ministre de l'Education nationale a annoncé la création d'un observatoire du pouvoir d'achat des professeurs, qui sera mis en place dans quelques semaines. Une mesure raillée par les "Stylos Rouges", qui déplorent que Jean-Michel Blanquer ait besoin d'un observatoire pour réaliser à quel point leur profession s'est paupérisée. En attendant, les conclusions de l'observatoire, et les éventuelles leçons que le ministère pourrait en tirer, le collectif s'organise. Les premiers rassemblements ont eu lieu cette semaine à Lorient et devant le lycée Henri IV à Paris. Mercredi dernier, à Lille, des professeurs ont manifesté devant le rectorat. Une mobilisation qui ne devrait que s'amplifier. Les "Stylos rouges" promettent des actions jusqu'à ce que, à l'image des Gilets jaunes, leur parole soit "enfin entendue" par le gouvernement. 

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