«99 999 dollars» pour lire des e-mails : la folle riposte de Monsanto sur le glyphosate

ENQUÊTE. Depuis que la substance herbicide a été classée «cancérogène probable» par une agence de l’OMS en 2015, la firme agrochimique a cherché à se procurer les correspondances d’une centaine de scientifiques aux Etats-Unis mais aussi en France. Pour mieux dénigrer leurs travaux.

 La juge américaine Suzanne Ramos Bolanos lit le verdict condamnant Monsanto à verser 290 millions de dollars au jardinier américain Dewayne Johnson, le 10 août 2018. L'enveloppe a été diminuée en octobre.
La juge américaine Suzanne Ramos Bolanos lit le verdict condamnant Monsanto à verser 290 millions de dollars au jardinier américain Dewayne Johnson, le 10 août 2018. L'enveloppe a été diminuée en octobre. AFP / JOSH EDELSON / POOL

    Selon notre décompte, ils ne sont pas moins d'une centaine de chercheurs actuellement dans le viseur de Monsanto. Leur faute? Avoir travaillé de près ou de loin sur les liens supposés entre le cancer et le glyphosate, le produit-phare du géant de la pétrochimie racheté l'an dernier par Bayer. Il a suffi qu' une agence de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), voilà bientôt quatre ans, classe l'herbicide « cancérogène probable » pour mettre le feu aux poudres. Et contraindre des dizaines de fonctionnaires américains à lâcher leurs correspondances à la firme, persuadée d'y trouver les ingrédients d'une riposte.

    Rappel des faits. En mars 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), installé à Lyon, rend ses fameuses conclusions sur l'herbicide. Depuis, la filiale de Bayer croule sous les requêtes judiciaires aux Etats-Unis, au nombre de 9300 au dernier décompte. Aussi, entend-elle faire croire à une prétendue supercherie du cénacle par lequel ses ennuis seraient arrivés, le « groupe de travail » du CIRC.

    A l'annonce de la sentence sur le glyphosate qui s'appuyait sur un millier d'études scientifiques, Monsanto avait condamné « des résultats obtenus par une "sélection restreinte" de données » et des « biais dictés par un agenda ». En coulisses, la contre-attaque aurait été plus violente. Selon l'organisation de l'OMS, les membres du CIRC auraient été la « cible d'un nombre sans précédent d'actions orchestrées par les parties prenantes cherchant à saper sa crédibilité - rappelant les stratégies utilisées par la l'industrie du tabac il y a plusieurs décennies ».

    « Les experts qui ont participé à l'évaluation ont été directement visés par de fausses déclarations, des lettres d'avocats de l'industrie demandant » des documents, poursuivait le CIRC dans un communiqué publié en octobre 2017. Il n'était pas au bout de ses peines.

    Tous les courriels depuis... 1993

    Afin d'obtenir plus rapidement les pièces auprès des scientifiques concernés, Monsanto a récemment concentré ses espoirs sur le « Freedom of information act » (FOIA), une loi qui autorise toute personne à demander des documents à l'administration américaine, avec une bonne chance de résultat, faille-t-il en passer par la case justice. « Monsanto a effectué des demandes de documents via le FOIA à propos d'études scientifiques relatives au glyphosate », confirme Bayer France au Parisien. « Elles sont assez courantes dans le cadre de litiges. »

    La quête d'indices s'est intensifiée à l'automne 2017, à en croire les listes de requêtes publiées en ligne ou communiquées au Parisien par cinq agences gouvernementales américaines. Entre septembre 2017 et juin 2018, trois cabinets d'avocats connus pour défendre Monsanto leur ont demandé des pièces à plus de 140 reprises, selon notre décompte, ainsi qu'à des universités. Dans le même temps, un autre cabinet, dont les liens avec Monsanto ne sont pas avérés, a effectué 80 requêtes, certaines portant explicitement sur le Roundup, l'herbicide de Monsanto. Aucun de ces quatre cabinets n'a accepté de nous répondre.

    Toutes les institutions visées ont en commun d'employer un scientifique qui a participé à la monographie du CIRC. L'objectif, à chaque fois, est le même : se procurer les e-mails échangés entre des chercheurs américains et le centre onusien (parfois depuis 1993 !). Mais aussi des messages instantanés, des mémos, des dossiers au format papier, des rapports, des déclarations d'intérêts…

    Au total, pas moins de 97 chercheurs sont personnellement cités dans les requêtes, dont plusieurs Français travaillant pour le CIRC. D'autres scientifiques hexagonaux apparaissent en tant que destinataires de courriels aujourd'hui entre les mains de Monsanto, comme a pu le constater Le Parisien. Des scientifiques mêlés ou non à l'évaluation du CIRC, mais impactés par ricochet, aux actions en justice intentées par le cabinet Latham & Watkins.

    Du Maryland à la Normandie

    A la fin du mois d'août dernier, le docteur Pierre Lebailly, chercheur à l'Inserm, reçoit ainsi une notification de la part de l'Institut américain du cancer (NCI), basé dans le Maryland. En litige avec les avocats de Monsanto, l'agence veut s'assurer que les correspondances qu'elle est susceptible de divulguer, et dans lesquelles il apparaît, ne contiennent pas de secrets commerciaux. Dans sa réponse, le Dr Lebailly, qui étudie à Caen les liens entre pesticides et cancers, fait savoir « qu'aucun citoyen français n'est sujet à la loi américaine » et que la demande contrevient aux législations françaises et européennes sur le secret des correspondances. La tentative est vaine : dans un ultime courrier, le NCI explique que ces arguments ne suffisent pas à tenir les documents secrets et annonce leur transmission à Monsanto, aujourd'hui effective.

    Comment ce scientifique français s'est-il retrouvé dans cette galère? Parmi les mots-clés recherchés par les limiers de Monsanto, on retrouve à plusieurs reprises « Agricultural Health Study ». Cette étude américaine, qui porte sur les liens entre le travail agricole et les pesticides, est voisine de l'enquête menée en France par le Dr Lebailly et son équipe. Naturellement, les deux groupes d'experts ont des contacts. Et les travaux menés outre-Atlantique sont un point de crispation entre Monsanto et le CIRC.

    La filiale de Bayer accuse l'agence de l'OMS d'avoir sciemment omis d'inclure dans leur évaluation de 2015 les derniers résultats de cette étude concluant à l'absence de lien entre le glyphosate et le cancer. Le CIRC a protesté en expliquant que les conclusions les plus récentes de l'étude n'avaient pas fait l'objet de publication scientifique à l'heure où les experts ont annoncé le classement du glyphosate. Surtout, l'argumentaire de Monsanto ne résiste pas à l'épreuve des faits : des résultats plus anciens de l'Agricultural Health Study ont bien été examinés par le CIRC et ils concluent aussi à une absence de liens entre cancer et glyphosate. Ces chiffres participent d'ailleurs au classement de la substance comme « cancérogène probable » pour l'homme plutôt que « cancérogène certain ».

    Débat autour de la transparence

    La recherche active de faiblesses dans l'argumentation du CIRC fait sans doute espérer au géant mondial des « phytos », sinon de blanchir le glyphosate, substance active polémique depuis des années, du moins de jouer la montre et dégonfler une partie des procédures qui le vise. Dans un courrier adressé en septembre 2016 à l'Agence américaine de protection de l'environnement (EPA), le cabinet Hollingsworth, mandaté par Monsanto, n'avait pas cherché à dissimuler son objectif. Pour justifier son empressement à consulter les e-mails de scientifiques de l'agence ayant participé aux discussions du CIRC, il citait quatre plaintes contre Monsanto dont il notait qu'elles se « fondaient » toutes sur l'évaluation jugée hostile au glyphosate.

    Dans plusieurs courriers, le cabinet Hollingsworth dit également que sa démarche est mue par un « intérêt de transparence ». Or, dans un e-mail envoyé à Monsanto que l'on retrouve dans les Monsanto Papers, l'épidémiologiste britannique Tom Sorahan, dépêché par la société pour assister aux débats sur le glyphosate, avait pu témoigner que la « réunion » s'était « déroulée en conformité avec les procédures du CIRC ».

    Les évaluations du CIRC, appelées monographies, ont beau s'appuyer sur toute la littérature scientifique disponible sur le cancer, cela ne suffit pas pour Bayer France : « La classification en 2015 du CIRC comme "potentiellement cancérogène" ne cadre pas avec un grand nombre de données scientifiques, ni avec les décisions d'autorités réglementaires de plus de cent pays. Ça ne cadre pas avec les conclusions d'autres entités de l'OMS. C'est pour cette raison qu'il y a eu cette demande d'informations. » La société oublie de dire que de nombreux avis rendus sur les pesticides par les agences nationales s'appuient sur les données de l'industrie qui ne font pas l'objet de publication dans les revues scientifiques et sont donc inconnues du grand public. Bayer ne commente pas non plus le nombre titanesque de réclamations faites au nom de Monsanto, ni… les frais afférents.

    Jusqu'à 4350 heures de travail pour une requête !

    Car, avant de donner satisfaction aux requêtes effectuées dans le cadre du FOIA, les agences américaines peuvent en effet solliciter une participation financière des demandeurs, surtout si la masse de documents nécessite plusieurs heures de recherches et de traitement.

    Quand il s'agit d'attaquer le NIEHS, un institut qui étudie les maladies environnementales, le cabinet Husch Blackwell ne lésine pas sur les moyens. Dans l'un de ses courriers, il propose qu'on lui trouve tous les documents liés à des travaux de Kurt Straif, le chef de la section des monographies du CIRC, pour « 99 999 » dollars ! Une paille en comparaison des 78 millions de dollars que Monsanto, condamné en août, doit verser au jardinier Dewayne Johnson, atteint d'un cancer du système lymphatique en phase terminale. Mais une somme qui représente pour les fourmis du NIEHS… entre 1200 et 4350 heures de travail !

    Un relevé des requêtes FOIA montre une demande du cabinet Husch Blackwell qui limite les frais de recherche à 99 999 dollars./NIH
    Un relevé des requêtes FOIA montre une demande du cabinet Husch Blackwell qui limite les frais de recherche à 99 999 dollars./NIH AFP / JOSH EDELSON / POOL

    N'ayant pas obtenu de réponse favorable, Husch Blackwell a déposé une plainte en mai dernier contre le Département américain de la santé. Dans le compte-rendu de la procédure, on peut lire tout le désarroi de l'employée du NIEHS chargée de traiter la demande des avocats : compte tenu du retard déjà pris par son service, il lui faudrait des « années », dit-elle, pour produire les documents… L'affaire est toujours en cours et pourrait, elle aussi, durer très longtemps. Son contentieux avec l'Agence de protection de l'environnement a débouché sur des résultats plus satisfaisants pour Husch Blackwell : 562 documents sont désormais publics.

    Dans le cadre des procédures judiciaires qui la visent, Monsanto a elle-même été contrainte de donner des milliers de documents aux parties adverses. Dans un communiqué publié en septembre 2015, l'entreprise se plaignait même des requêtes FOIA d'une ONG américaine, US Right To Know : « Il est inquiétant de voir que des groupes d'intérêt dictés par leurs agendas puissent exploiter ces lois dans le but de réduire au silence et de discréditer les chercheurs (...). » C'est parfois dans la cache de l'adversaire que se fourbissent les meilleures armes...