Le Gwenn Ha Du : un emblème et des contradictions

Gwenn ha du. Blanc et noir. Pas besoin d’être bretonnant pour connaître la signification de ces mots tant le symbole auquel ils renvoient est connu de tous. En effet, pas un concert, pas une manifestation, pas match de football sans que le célèbre drapeau breton ne soit présent. On le retrouve même sur les plaques d’immatriculation et certains souhaiteraient le voir envahir nos smartphones via une émoticone spéciale. Pour autant, cette omniprésence cache une histoire qui, bien que relativement récente, est éminemment complexe.

Gravure sur calque représentant le drapeau breton (Gwenn ha du) sur lequel les hermines et les rayures ont été inversées. Musée de Bretagne: 995.0067.494.

Le Gwenn Ha Du n’est en effet pas le drapeau traditionnel de la Bretagne. Architecte se voulant progressiste, Maurice, dit Morvan, Marchal souhaite rompre avec le mouvement régionaliste traditionnel, celui incarné par exemple par des hommes comme le marquis de L’Estourbeillon, en dotant en 1923 l’Emsav, le mouvement breton, d’un drapeau. L’idée, en soi, interpelle en ce qu’elle estun geste politique fort : elle permet en effet d’identifier visuellement la Bretagne tout en l’érigeant au rang de nation. Ajoutons du reste que la proximité du premier directeur de Breiz Atao d’avec le célèbre mouvement artistique des Seiz breur est clairement perceptible dans cette réalisation qui, à n’en pas douter, participe d’une réinvention de la modernité.

Car le succès du Gwenn Ha Du cache une contradiction fondamentale. Créé pour rompre avec le mouvement régionaliste ancien, celui d’avant la Grande Guerre, ce drapeau s’ancre dans un passé qui, de facto, essentialise la Bretagne. En effet, sa composition ne relève nullement du hasard mais, au contraire, d’un savant rappel d’une certaine géographie historique de la péninsule armoricaine, faisant en l’occurrence référence à un Moyen-Âge où l’idée de nation n’existait pas. Les neuf bandes horizontales symbolisent ainsi les 9 pays bretons : noir pour le pays de Rennes, le pays nantais, le pays de Dol, le pays de Saint-Malo et le Penthièvre qui composent la haute-Bretagne, blanc pour le pays vannetais, le Trégor, la Cornouaille et le Léon qui constituent la basse-Bretagne. Quant aux hermines, elles sont un symbole traditionnel des ducs de Bretagne et visent, à l’évidence, à ancrer cette création dans un passé légitimant.

Il est souvent rappelé que, pour créer le Gwen Ha Du, Morvan Marchal s’inspire du Stars and Stripes. Visuellement, la ressemblance est en effet frappante mais là n’est sans doute pas le plus important. En effet, en ces années de sortie de Grande Guerre, la référence au drapeau des Etats-Unis ne peut pas être neutre. En d’autres termes, il parait difficile de ne pas rapprocher cet emblème de l’idée de wilsonisme, du nom de ce président américain qui débarque à Brest quelques jours seulement après l’Armistice pour participer aux négociations du traité de Versailles et qui est, pour beaucoup, le champion de « la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes ». C’est bien cette idée qui transparait clairement dans les 14 points énoncés le 8 janvier 1918 devant le Sénat américain et qui, de même, fondent la Société des Nations. Or l’échec de cette institution ne doit pas masquer l’appel d’air qu’elle a pu constituer par ailleurs. Autrement dit, contrairement à ce qu’affirme Morvan Marchal qui s’est toujours défendu d’avoir créé un emblème politique, le Gwen Ha Du, lorsqu’il est interprété au prisme de son inspiration wilsonienne, n’est sans doute pas si neutre que cela…

Gwenn ha Du lors d'un concert de Denez Priget pendant de la fête de la langue bretone à Spézet, 30 mai 1993. CLiché: Alain Amet. Musée de Bretagne: 2001.0031.22.

Quiconque souhaite faire l’histoire du drapeau breton ne peut néanmoins faire l’économie de l'histoire de ses emplois. Il est évident que son adoption rapide par le Parti national breton n’a pas le même sens que sa présence en tête du pavillon de la Bretagne lors de l’exposition universelle de 1936 ayant lieu à Stockholm. S’il est à l’évidence un élément phare du « kit identitaire breton », pour reprendre l’expression forte de l’historienne Anne-Marie Thiesse, le Gwen Ha Du reste encore aujourd’hui un objet complexe, difficile à cerner. En tête de nombreux cortèges syndicaux et manifestations, il est bien souvent arboré comme une sorte de symbole de lutte, de résistance. Sans doute cette représentation prend-elle d’ailleurs racine dans quelques événements forts de l’histoire de la péninsule armoricaine des Trente glorieuses, à commencer par la célèbre grève du Joint Français ou la contestation antinucléaire de Plogoff. Mais, dans le même temps, et ce de manière très paradoxale, le Gwen Ha Du est arboré, non sans une certaine fierté d’ailleurs, au fronton de nombreuses mairies, signe d’une incontestable institutionnalisation. Et c’est d’ailleurs sans doute là la véritable force de ce drapeau : rassembler au-delà des contradictions…

Erwan LE GALL