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« Je pense à la harga » : pourquoi les jeunes Tunisiens continuent de partir, huit ans après Ben Ali

Les jeunes Tunisiens sont séduits par le rêve d’Europe et d’un avenir meilleur ailleurs, malgré les dangers d’une traversée parfois meurtrière
Le chanteur tunisien Balti dans le clip de « Wala Lela », une chanson qui aborde la question des migrations clandestines (YouTube/capture d’écran)

Le 14 janvier 2011, l’ancien président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali fuyait la Tunisie après un mois de protestations de masse qui ont mis un terme à son règne autocratique long de 23 ans.

Nombre de ceux qui sont descendus dans les rues en 2011 étaient adolescents ou âgés d’à peine 20 ans et rêvaient de voir la révolution qu’ils avaient contribué à provoquer apporter la liberté et des opportunités dans son sillage.

Huit ans plus tard, les Tunisiens de cet âge rêvent toujours de se construire un avenir meilleur. Mais ils sont désormais de plus en plus nombreux à risquer leur vie dans leur quête de cet avenir sur des bateaux traversant la mer Méditerranée en direction de l’Europe.

Entre 2000 et 2010, le nombre annuel moyen d’arrivées aux frontières maritimes italiennes depuis la Tunisie s’élevait à un peu moins de 2 000 personnes, selon le Migration Policy Centre.

En 2011, ce nombre est passé à plus de 28 000 pour retomber à environ 2 000 l’année suivante. Les chiffres compilés par l’agence des Nations unies pour les réfugiés, le HCR, laissent toutefois entendre que les chiffres enregistrent une nouvelle hausse : environ 5 000 personnes ont rallié l’Italie en 2018.

« Un bon plan dans les prochains jours »

En Tunisie, le voyage vers l’Europe, généralement effectué en bateau, est communément appelé harga.

Ce mot est sur toutes les lèvres et la majorité des Tunisiens connaissent au moins un proche, un voisin ou un ami qui a tenté le voyage.

« Mon frère a tenté la harga cinq fois », raconte à Middle East Eye Yousra, 20 ans, originaire de Bizerte, une ville du nord du pays.

« Il a été arrêté lors de plusieurs tentatives et une autre fois, les passeurs se sont enfuis avec son argent, environ 2 500 dinars tunisiens [738 euros]. »

Il suffit d’une recherche sur les réseaux sociaux pour tomber sur plusieurs pages Facebook qui encouragent les jeunes Tunisiens à entreprendre la harga et qui servent même de forums de discussion pour ceux qui envisagent sérieusement de se lancer sans la traversée périlleuse de la Méditerranée.

« Comment te convaincre que ce bateau est la solution, maman », peut-on lire dans une publication montrant une photo d’un canot pneumatique plein à craquer en mer.

« Nous sommes torturés et maltraités dans notre pays, nous en avons assez, nous sommes fatigués et maintenant nous partons », indique une autre. « Soit nous atteignons notre destination, soit nous mourons en essayant. »

Certains visiteurs de ces pages semblent avoir besoin de peu pour être convaincus. « Faites-moi savoir quand aura lieu le prochain voyage. Comptez sur moi », indique une publication.

D’autres personnes laissent leur numéro et proposent leurs services : « Pour ceux qui veulent quitter ce pays et qui sont prêts, il y a un bon plan dans les prochains jours, envoyez-moi un message en privé si vous voulez venir ».

Au moment de la publication, MEE n’était pas en mesure de vérifier l’authenticité de ces publications et n’avait pas reçu de réponse aux questions envoyées par e-mail à une adresse de contact figurant sur la page Facebook décrite plus haut.

Ce sont néanmoins des exemples typiques de publications que les jeunes Tunisiens tentés par la harga pourraient trouver en ligne.

Ces pages présentent des photos de bateaux, de ferries ou de la mer et d’images de villes européennes ressemblant à des cartes postales.

Une recherche en ligne sur la harga nous redirige également vers des vidéos de jeunes hommes filmant leur voyage à bord de petits canots pneumatiques au milieu de la mer.

Les canots sont remplis de gens qui saluent la caméra, sourient et entonnent joyeusement des chants célébrant leur départ du pays.

Les chants et les rires ne masquent que faiblement le crachotement du moteur. Certaines de ces vidéos montrent également des femmes et de jeunes enfants.

Culture populaire

Au-delà des réseaux sociaux, la harga est également évoquée couramment dans la culture populaire tunisienne. Des chansons de rap et des clips abordant la question ont été créés par des artistes tunisiens.

La plus populaire de ces chansons est « Wala Lela » a de Balti, un artiste célèbre. Il commence la chanson par : « Je pense à la harga, c’est dans ma tête. Dois-je le faire ou pas ? »

Il raconte ensuite l’histoire bien trop familière de jeunes Tunisiens qui se voient vendre le rêve de Rome et de Paris et qui risquent leur vie pour s’y rendre. La chanson compte à ce jour plus de 61 millions de vues sur YouTube. 

En 2018, le HCR a rapporté que les Tunisiens constituaient le plus grand nombre de migrants clandestins arrivant en Italie.

Les données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) montrent que le nombre de Tunisiens arrivant en Italie par des itinéraires clandestins est passé de moins de 1 000 en 2013 à plus de 6 000 en 2017, puis à près de 5 000 en 2018.

En 2018, la Tunisie était le pays de départ de près du quart des migrants qui atteignaient l’Europe, contre 4 % en 2017, bien que cela soit principalement une conséquence de la forte diminution du nombre de départs depuis les côtes libyennes.

Le frère de Yousra, âgé de 21 ans, qu’elle n’a pas souhaité identifier, vit aujourd’hui en France. Elle raconte qu’il a fini par atteindre son but après de nombreuses difficultés.

« Mon frère nous a appelés depuis l’Italie alors que nous n’avions pas de nouvelles de lui depuis des semaines. Ma mère était tombée malade à force de s’inquiéter pour lui. Nous pensions tous qu’il était mort », explique Yousra.

D’après elle, son frère lui a raconté qu’il avait été emprisonné pendant quatorze jours en Sicile et s’est plaint de traitement qui lui avait été réservé par la police.

Un voyage dangereux

Il lui a également décrit les dangers auxquels il avait été confronté lors de son voyage à travers la Méditerranée.

« Le bateau dans lequel il se trouvait avec quelques amis a commencé à prendre l’eau avant d’atteindre l’Italie continentale. Mon frère a sauté du bateau pour nager jusqu’à l’île la plus proche, Marettimo, plutôt que de rester au milieu de la mer sur un bateau en perdition », témoigne Yousra.

Marettimo est une petite île située à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de la Sicile. En nageant vers le rivage, le frère de Yousra s’est blessé à la jambe contre un rocher.

Il lui a indiqué par la suite qu’il s’était cassé un os de la jambe et qu’il saignait suite à ses blessures.

« Il s’est échoué sur le rivage et il a perdu connaissance. Ses amis l’ont abandonné », affirme-t-elle. 

Si le frère de Yousra a survécu et récupéré de ses blessures, d’autres n’ont pas eu cette chance.

Selon l’OIM, sur au moins 14 795 hommes, femmes et enfants, près de la moitié ont été confirmés morts en tentant de rallier l’Europe entre 2014 et 2018 sur la route de Méditerranée centrale entre l’Afrique du Nord et l’Italie.

En juin, 112 personnes, dont une majorité de Tunisiens, ont trouvé la mort après le naufrage d’un bateau transportant environ 180 migrants au large des côtes tunisiennes. Il s’agissait de la plus grave catastrophe enregistrée l’an dernier en Méditerranée sur le plan du nombre de morts et de personnes disparues.

En dépit de ces dangers, des jeunes Tunisiens, comme le frère de Yousra, continuent de tenter la harga, tout en ayant connaissance des risques encourus, certains les ayant parfois même déjà vécus.

Un manque d’opportunités

Dans de nombreuses publications encourageant la harga sur les réseaux sociaux, des jeunes Tunisiens expriment leur frustration devant la précarité de la situation économique et le manque d’opportunités qui leur sont offertes.

D’après une étude menée par REACH, une ONG humanitaire basée à Genève, les trois facteurs les plus souvent cités par les Tunisiens comme motivations de départ sont les performances socio-économiques, le chômage persistant et la crise politique.

Les inégalités sociales ont également été évoquées par de nombreux Tunisiens.

Les Tunisiens déplorent la hausse des prix des denrées alimentaires survenue au cours des dernières années en raison de la faiblesse de la monnaie et de l’accélération spectaculaire de l’inflation, qui a atteint en 2018 son niveau le plus élevé depuis 1990, selon Reuters.

Le chômage est également un problème dans un pays où le taux de chômage s’élève actuellement à 15,5 %, un chiffre supérieur à la moyenne des dix dernières années.

Les jeunes et les femmes sont les plus touchés par le manque d’opportunités ; le chômage des jeunes demeure obstinément élevé, en particulier chez les diplômés universitaires.

Un tiers des diplômés sont sans emploi et beaucoup ont le sentiment qu’il leur reste peu d’options.

En octobre dernier, le pays a été secoué par un attentat-suicide commis dans le centre de la capitale Tunis par une kamikaze, qui a fait neuf blessés en se donnant la mort.

Si les enquêtes initiales visaient à déterminer s’il s’agissait d’une attaque militante, les autorités ont par la suite déclaré que la kamikaze n’avait aucun lien religieux ou politique et ne figurait pas sur la liste de surveillance d’extrémistes.

Les médias tunisiens ont ensuite rapporté que la kamikaze s’appelait Mouna Guebla et était diplômée en anglais, au chômage et âgée de 30 ans. Selon les informations relayées, Guebla s’était résolue à s’occuper des moutons de la ferme familiale après trois ans de recherches d’emploi infructueuses.

Un chômage chronique

Le chômage est considéré comme l’une des principales raisons des protestations de masse qui ont éclaté en 2010 et qui ont entraîné la chute de Ben Ali.

Celles-ci ont été déclenchées par l’acte de Mohamed Bouazizi, un chômeur de 26 ans qui s’est immolé par le feu devant la municipalité locale pour protester contre la hausse des prix des produits alimentaires et le chômage.

Depuis, certains ont qualifié la Tunisie de success story du Printemps arabe, où la démocratie s’est épanouie sur les cendres d’une dictature longue de plusieurs décennies.

« La Tunisie a progressé de manière significative depuis le règne de Ben Ali dans sa transition politique vers un système démocratique », a déclaré Mohamed Ali Azaiez, conseiller au ministère du Développement de l’Investissement et de la Coopération internationale.

En mai dernier, le pays a organisé ses premières élections municipales libres depuis la destitution de Ben Ali après plusieurs reports. Les élections ont permis à Souad Abderrahim de devenir la première femme maire de la capitale tunisienne en 160 ans.

À Sfax (Tunisie), une femme attend l’identification du corps d’une des 112 personnes mortes noyées lors du naufrage d’un bateau transportant des personnes essayant de rallier l’Europe, en juin 2018 (Reuters)

« Les élections municipales de l’an dernier ont constitué un pas en avant dans la décentralisation du pouvoir et ont donné lieu à de nombreuses premières, avec une participation politique accrue des femmes, des jeunes et des personnes handicapées », explique Azaiez à MEE.

« La nouvelle Constitution est également quelque chose dont nous sommes fiers, puisqu’elle a introduit des lois renforçant les droits des femmes et des minorités. »

Une nouvelle loi criminalisant la discrimination raciale a été introduite dans le pays, ce qui a fait de la Tunisie le premier pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord à adopter cette mesure.

Pourtant, pour beaucoup de jeunes Tunisiens, la liberté politique à elle seule ne suffit pas.

« La liberté ne suffit pas sans réforme économique et sans davantage d’opportunités pour les jeunes », insiste Yousra.

« Cela fait huit ans que nous avons chassé Ben Ali, mais des familles perdent toujours des fils et des frères partis tenter la harga. Il faut en faire plus. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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