Photo de tournage du projet DAU.

Pour les besoins du projet DAU, un vaste institut de physique a été bâti à Kharkov, en Ukraine.

(Phenomen IP 2019)

[Mise à jour vendredi 25 janvier : le voyage vers l'URSS est retardé. Ouverture des portes de DAU au public à 21:00 au Théâtre de la Ville. Ouverture prochainement du Théâtre du Châtelet.]

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Une intense activité règne dans les coulisses du Théâtre du Châtelet, fermé pour travaux de rénovation jusqu'à l'automne. Depuis plusieurs semaines, le ballet des ouvriers croise celui des employés de la société de production londonienne Phenomen Films. Le nez dans leurs iMac, ces derniers ont pris leurs quartiers dans les loges, transformées en intérieurs d'inspiration soviétique. Des espaces étriqués qu'ils partagent avec d'angoissants mannequins très réalistes. Derrière les êtres de chair ou de silicone, on distingue du mobilier baroque, des murs recouverts d'une écoeurante peinture rouge bordeaux, des tapisseries à l'effigie de Trotski, une pierre tombale portant le nom du poète Alexander Pushkin, des tonnes de livres dont un étonnant traité sur le cinéma signé du dictateur nord-coréen Kim Jong-il. Que se trame-t-il donc dans le coeur de la capitale ?

Entre deux portes, on capte des discussions - le plus souvent dans la langue de Lénine - qui portent sur les dernières décisions prises par le cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky. L'homme au visage potelé, à l'imposant manteau noir et à l'épaisse monture de lunettes, est le démiurge de cette reconstitution énigmatique et anxiogène de l'URSS baptisée DAU (prononcez "Dao"), nom de code d'un projet de biopic d'un physicien russe devenu au fil des années une oeuvre totale sur la perversité d'un système totalitaire.

Ce qui anime le Châtelet dépasse de loin le 7e art. DAU malaxe art contemporain, architecture, physique quantique, performance, expérience sociale, scientifique et psychologique, vodka au raifort et voyage dans le temps, pour prendre la forme d'une impertinente installation immersive, qui après son étape française, se transportera à Berlin et à Londres. Peut-être l'entreprise artistique la plus folle apparue à Paris depuis l'emballement du Pont Neuf en 1985 par le plasticien Christo.

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L'affiche du projet DAU, à Paris.

© / (L'Express)

"Une demande de visa"

A partir du 24 janvier, l'aventure DAU sera ouverte 24 heures sur 24, durant trois semaines, simultanément au Théâtre du Châtelet, chez son voisin le Théâtre de la Ville (lui aussi en travaux) et, plus loin, au Centre Pompidou. C'est la première rencontre du public avec un projet né il y a plus d'une décennie. Un trip totalement dingue, extrême, excessif. En un mot, russe. "DAU n'est pas une oeuvre imaginée pour rassurer les gens ou les divertir. Elle demande du temps, de la patience, de l'engagement", annonce la productrice exécutive Martine d'Anglejan-Chatillon. Les âmes sensibles sont prévenues, DAU, ça ne se regarde pas, ça se vit.

Pour participer, les visiteurs doivent faire "une demande de visa" sur le site de l'événement. Le prix ? De 35 à 150 euros, selon la durée du séjour dans cette exposition d'un genre inédit (6 heures, 24 heures ou accès illimité). Deux formules proposent un parcours personnalisé et unique à condition de remplir un questionnaire psychométrique. A l'entrée, il faudra dans tous les cas troquer son smartphone contre un appareil qui servira de guide dans le dédale des théâtres.

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Des volontaires du projet DAU tourné à Kharkov, en Ukraine.

© / (Phenomen IP 2019)

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Le salon de coiffure à l'ancienne de l'institut.

© / (Phenomen IP 2019)

A quelques jours du lancement, difficile encore d'embrasser toute la (dé)mesure d'une opération qui tient à la fois du jeu de rôle, de la maison fantôme et de l'expérience de Milgram sur la soumission à l'autorité. Dans cet oppressant décor made in URSS reconstitué dans les deux salles de spectacles sont annoncés "des expériences psychologiques, intellectuelles, physiologiques et spirituelles", le visionnage des films hors-norme d'Ilya Khrzhanovsky, tournés dans un Institut de physique soumis à un régime soviétique, point de départ du projet DAU, des tête-à-tête avec des chamanes, des druides, des rabbins ou des moines bouddhistes, des concerts surprises de Massive Attack ou de l'ensemble classique MusicAeterna du chef d'orchestre Teodor Currentzis, des conférences scientifiques, des performances d'art contemporain, des pauses gastronomiques dans des lieux interlopes, comme ce restaurant jouxtant le Théâtre du Châtelet où L'Express a trinqué à la vodka au raifort devant un bortsch et emprunté un "vagin" pourpre de cinq mètres de long conduisant à un micro-salon où l'on peut lire les oeuvres de Diderot... Il faut visiblement s'attendre à tout dans l'univers de DAU. Et pourquoi pas voir débarquer Paul McCartney avec sa basse pour chanter Back in USSR ?

Et, partout, ces mannequins aux formes si humaines, troublants de vérité. Imaginez le Musée Grévin servant de décor à un épisode de Twin Peaks. Glaçant. Le Centre Pompidou participe lui aussi à cette incursion au pays des soviets. Dans une salle du Musée national d'art moderne a été recréé un appartement communautaire de l'époque stalinienne. Derrière des vitres sans tain, les visiteurs pourront observer jour et nuit des physiciens de renommée internationale embarqués dans DAU. Bienvenue chez Big Brother.

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L'Institut de physique de DAU.

© / (Phenomen IP 2019)

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A droite, Lev Landau incarné par le chef d'orchestre Teodor Currentzis.

© / (Phenomen IP 2019)

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L'un des scientifiques de l'institut.

© / (Phenomen IP 2019)

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Une expérience menée au sein de l'institut.

© / (Phenomen IP 2019)

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Des agents de la police secrète.

© / (Phenomen IP 2019)

L'enfant terrible de la musique classique

Le projet s'annonce fascinant, inquiétant, déstabilisant. Il est né il y a douze ans dans la tête, certainement dérangée, du cinéaste russe Ilya Khrzhanovsky, né en 1975, connu jusqu'alors pour avoir signé le film 4 (inédit en France). Au départ, DAU consiste à porter sur grand écran le destin hors du commun du scientifique Lev Davidovitch Landau (1908-1968), dit Dau, personnage complexe, mystique, libertin et antistalinien.

Prix Nobel de physique en 1962 "pour ses théories pionnières à propos de l'état condensé de la matière, particulièrement l'hélium liquide", il est nommé en 1937 à la tête de l'Institut des problèmes physiques de Moscou, avant de subir les foudres du régime. Après un séjour en prison, il reprend finalement sa position, mais reste sous surveillance. En 1962, Landau est victime d'un grave accident de voiture, dont il ne se remettra jamais vraiment.

L'histoire du savant constitue en soi un incroyable scénario, reste à trouver l'acteur pour incarner le génial théoricien. Après un long casting, Ilya Khrzhanovsky trouve finalement la perle rare en la personne du chef d'orchestre grec, Teodor Currentzis, directeur musical de l'opéra de Perm, en Russie, et enfant terrible de la musique classique. Mais comment renouer avec la couleur sépia du Moscou soviétique des années 1950 ?

Tout simplement en le recréant. Financé par le businessman et philanthrope russe Serguei Adoniev, qui a fait fortune dans les télécommunications, le réalisateur fait bâtir à Kharkov, en Ukraine, un véritable institut de physique de la taille de deux terrains de football. Pour injecter de la vie à ce gigantesque plateau de cinéma, il recrute près de 400 personnes: des scientifiques, des serveurs, des prêtres, des cuisiniers qui viennent y exercent leur propre métier pendant trois ans, de 2009 à 2011. A un détail près: ils doivent vivre comme au temps de l'URSS de la période 1938-1968.

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La cour de l'institut.

© / (Phenomen IP 2019)

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Des scientifiques de l'institut.

© / (Phenomen IP 2019)

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Séance de gymnastique.

© / (Phenomen IP 2019)

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Les participants ont été payés en roubles.

© / (Phenomen IP 2019)

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La cour de l'Institut construit à Kharkov en Ukraine.

© / (Phenomen IP 2019)

Un climat d'aliénation sociale

Dans cette reconstitution alternative minutieuse de l'Union soviétique (habits, coiffures, vaisselle, mobilier, voitures), les volontaires sont rejoints parfois par les artistes contemporains Marina Abramovic et Philippe Parreno, les metteurs en scène Peter Sellars et Romeo Castellucci, la styliste Rei Kawakubo (Comme des garçons), qui devraient tous être présents à Paris. Payés en roubles, les participants n'ont pas le droit d'employer de termes anachroniques et sont observés par d'anciens agents du KGB.

Surtout, ils sont filmés par intermittence, scrutés comme des rats de laboratoire. Devant la caméra, "se nouent des relations amoureuses, intellectuelles, sexuelles et des rapports de force", raconte Martine d'Anglejan-Chatillon. Dans un article publié en 2011 dans le magazine GQ, le reporter Michael Idov, raconte sa visite épique sur le plateau. Il décrit le climat d'aliénation sociale, l'emprise exercée sur son "Institut" par le cinéaste surnommé "le patron".

Sans direction d'acteurs et sans dialogues écrits, cette télé-réalité stalinienne et vicelarde se rapproche du cinéma vérité du manifeste Dogma95 (Les Idiots de Lars Von Trier). Elle a généré 700 heures de pellicule. Montées en 13 longs-métrages, elles sont au coeur du dispositif d'immersion de DAU. Les films, accompagnés d'une simple voix off en français, dite sur un ton neutre par Isabelle Huppert, Fanny Ardant ou Gérard Depardieu, montrent des physiciens, entre deux beuveries, soumis à la pression des agents de la police secrète, des crises d'hystéries, la rivalité entre des serveuses, un oedipe entre Mme Landau et son échalas de fils, des scènes de sexe non simulées, des interrogatoires humiliants...

Ces productions à l'atmosphère étrange et légèrement malsaine dégagent une odeur de soufre, comme tout ce qui tourne autour de DAU. Pour mettre fin à l'expérience orwellienne de Kharkov, Ilya Khrzhanovsky a recruté des néonazis pour détruire entièrement le site devant sa caméra. A côté, le tournage démentiel d'Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola, passe pour une agréable promenade de santé.

DAU. Du 24 janvier au 17 février. Au Théâtre du Châtelet, Théâtre de la Ville et Centre Pompidou. Tarifs et conditions sur www.dau.com

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