Autocritique des médias
L'examen de confiance

Article publié le samedi 19 janvier 2019.

Conspués, menacés, insultés et désormais de plus en plus souvent frappés, les journalistes vivent une sale période depuis deux mois. Les violences exercées contre eux le week-end dernier, vis-à-vis d’une équipe de la chaîne d’information LCI à Rouen notamment, ont ébahi la profession, désormais ciblée par certains extrémistes pour ce qu’elle est, et non pas pour ce qu’elle fait. De quoi faire craindre la possibilité imminente d’un drame. Le mouvement des gilets jaunes rappelle très durement aux médias la défiance dont ils font l’objet auprès d’une grande partie du public. Le mot est faible : à ce stade, mieux vaudrait parler de colère, de détestation, voire de haine. Chez les journalistes, la situation est ressentie avec injustice. Jamais sans doute les titulaires d’une carte de presse n’ont été aussi bien formés que maintenant, aussi soucieux des enjeux déontologiques, aussi éveillés aux biais de la production de l’information. Les reproches qui leur sont adressés sont le plus souvent formulés avec excès. Quant aux violences, elles sont inexcusables, atteignant directement la bonne marche de la démocratie.

Ceci dit, et sans aucunement vouloir justifier la moindre agression, si l’on veut réparer cette fracture, il semble nécessaire de s’interroger : les journalistes n’ont-ils absolument aucun tort ? Ne méritent-ils pas une partie de la méfiance qu’ils inspirent ? Libération a invité à l’autocritique 25 professionnels de l’information, de tous supports et médias, aux positions hiérarchiques variées, choisis pour leur capacité à regarder en face les pratiques du métier. Contrairement à leur image d’individus imperméables à la critique, nourrie par le réflexe de défense corporatiste souvent automatique en public, les journalistes ne sont pas – d’après notre expérience – hostiles à l’autoflagellation, pourvu qu’elle se fasse à l’abri des regards extérieurs. La terrible pression économique qui plombe le secteur des médias (à bout de souffle, à cause d’une décrue générale des revenus) et contraint la bonne pratique du métier ne sert pas d’argument refuge à tous les reproches.

«Nous faisons des journaux qui ne s'adressent pas à la masse des gens»

Un défaut est reconnu par la quasi-totalité des personnes interrogées (dont la totalité souligne que les violences contre la presse sont impardonnables): les journalistes ont une conscience aiguë de leur uniformité sociale et culturelle, de l’absence de diversité parmi eux. Très souvent, ils vivent à Paris ou dans les métropoles, ont fait des études supérieures (souvent Sciences-Po et/ou une école de journalisme), viennent des classes moyennes supérieures, et disposent en moyenne d’un pouvoir d’achat plus élevé que le reste de la population. D’après l’Observatoire des métiers de la presse, le salaire médian des journalistes titulaires (74 % de la profession) était d’environ 3 549 euros brut par mois en 2016, soit environ 2 800 euros net. Celui de l’ensemble des Français était de 1 800 euros net en 2015 selon l’Insee. Un chiffre plus en phase, quoique supérieur, avec celui des journalistes pigistes et en CDD (autour de 1 900 euros brut). «Le profil socioculturel des journalistes parisiens est très éloigné de celui des gilets jaunes, constate Jean-Marc Four, chef du service international de Radio France. Ce décalage crée les conditions d’une défiance. Les journalistes n’ont pas une connaissance intime et spontanée des ronds-points ou que la limitation de la vitesse à 80km/h a été vue comme une agression du pouvoir central.» Cofondateur du média d’investigation local Médiacités, Sylvain Morvan a une jolie formule pour résumer le problème : «Les journalistes écrivent librement ce qu’ils sont socialement programmés à écrire.»

«Les journalistes écrivent librement ce qu’ils sont socialement programmés à écrire.» Sylvain Morvan, cofondateur de Médiacités

Le fameux reproche de la «déconnexion» des journalistes ne serait-il pas fondé, au moins en partie ? Guillaume Erner, pour qui il est dangereux de faire des «amalgames» entre les différents médias, récuse l’argument. Le matinalier de France Culture cite le sociologue Max Weber : «Il n’est pas besoin d’être Jules César pour comprendre Jules César. On doit défendre cette position, sinon on perd l’universel.» Donc la légitimité à exercer le métier de journaliste. Juste position théorique, qui n’éteint cependant pas les interrogations. Ex-journaliste à iTélé (devenue CNews), désormais à Explicite, Elorri Manterola l’admet : «La déconnexion me paraît réelle. En plus, on traîne entre journalistes, on se marie ensemble, on est dans l’entre-soi. Parfois on écrit surtout pour nos sources et nos confrères, des personnes surinformées qu’on a envie d’impressionner. Peut-être devrait-on moins traîner dans les cabinets ministériels et revenir à des sujets concrets…» Rédacteur en chef de l’Humanité, journal du peuple s’il en est, Jean-Emmanuel Ducoin bat sa coulpe : «La presse écrite ne raconte pas la vraie vie des gens et on le prend en pleine gueule aujourd’hui. Je suis hanté par cela. Nous faisons des journaux qui ne s’adressent pas à la masse des gens. Où raconte-t-on la souffrance, la vie derrière les murs des entreprises ? Même à l’Huma, on n’y arrive plus tout à fait. On devrait se démultiplier, on ne le fait pas faute de moyens.» Au bord du gouffre, le quotidien créé par Jean Jaurès vient de lancer un appel aux dons.

«Les liens des journalistes locaux avec les territoires s’effilochent, le maillage se desserre. On traite de moins en moins les petits événements de la vie quotidienne, comme la kermesse d’une association. Les gens voient moins le journaliste du coin.» Philippe Gestin, journaliste au Trégor et maître de conférence à l'université de Rennes

La semaine dernière, une étude du Conseil supérieur de l’audiovisuel sur la diversité à la télévision a jeté une terrible lumière sur les impasses des journalistes. Elle est venue rappeler que les catégories socioprofessionnelles supérieures y représentaient «88 % des personnes présentées» dans les programmes d’information en 2018. Autrement dit, les classes populaires et moyennes n’apparaissent presque pas à la télévision. N’accablons pas le petit écran. La presse écrite, qui cherche désormais à vendre des abonnements numériques à 10 ou 15 euros par mois, n’a-t-elle pas naturellement tendance à vouloir plaire aux individus aisés plutôt qu’aux défavorisés ? Il suffit de se reporter aux pages «lifestyle» et «voyages» des journaux et magazines, pleines de gadgets à 300 euros et de nuits d’hôtel au bout du monde, pour comprendre où penchent l’intérêt strictement économique de la presse et le lectorat qu’elle rêve de séduire.

En 2018, 20 000 des 35 000 cartes de presse en circulation étaient détenues par des habitants de la région parisienne. Rien d’étonnant : tous les médias nationaux, à l’exception notable des réseaux publics France 3 et France Bleu, sont installés à Paris. «Les médias se sont éloignés des gens. Ils s’intéressent à la prise de décision et piochent de plus en plus haut», observe Patrick de Saint-Exupéry. Il y a un an, ce dernier lançait le magazine Ebdo sur le constat qu’une partie de la population française ne lisait plus la «grande» presse. Le projet a vite capoté, mais l’analyse de départ n’en était pas moins juste. «Hors de Paris, la presse nationale se donne de moins en moins les moyens d’enquêter, dit Sylvain Morvan, de Médiacités. La presse régionale aussi ferme des antennes locales. Des villes petites et moyennes deviennent des déserts médiatiques. L’actualité locale est moins bien traitée, les journaux perdent en qualité. Il est probable que cela joue sur la défiance.» Maître de conférences à l’université de Rennes, Philippe Gestin est également journaliste au Trégor, l’hebdomadaire de la région de Lannion (Côtes-d’Armor). Il remarque que le désamour des médias, longtemps cantonné aux journalistes nationaux, s’étend désormais aux locaux. «Les liens des journalistes locaux avec les territoires s’effilochent, le maillage se desserre, nos travaux de recherche le montrent. On traite de moins en moins les petits événements de la vie quotidienne, comme la kermesse d’une association. Les gens voient moins le journaliste du coin. Cette figure disparaît de l’imaginaire, elle n’est plus une référence. Et ça marche dans l’autre sens : il y a des personnes qu’on ne touche plus, qu’on ne voit plus. C’est frappant dans la crise des gilets jaunes : sur les ronds-points, il y a plein de gens que je ne connais pas.» La disparition des kiosques et des points de vente de la presse n’arrange rien. «Les médias n’ont sans doute pas assez ouvert leurs portes. Il faut être transparent, expliquer comment on travaille et on débat, pour retrouver de la confiance avec le public», suggère Amaelle Guiton, présidente de la Société des journalistes et des personnels de Libération.

«Au lieu d’expliquer, on souffle sur des clivages idéologiques faciles. Les gens l’ont très bien compris, et ça les énerve.»

Pas assez de terrain, trop de commentaires ? «L’année 2017, avec la présidentielle, a produit du reportage comme rarement. Il n’y a pas un département où un journaliste du Monde n’a pas passé du temps, tempère Philippe Ridet, grand reporter au quotidien. On n’a peut-être pas vu le degré d’exaspération, mais on l’a racontée.» Chez les autres journalistes sondés, la critique du manque de reportages revient néanmoins avec insistance. Notre profession serait devenue trop bavarde, passant son temps à donner son avis à elle plutôt que la parole aux autres. Antoine Genton, ex-président de la société des journalistes d’iTélé pendant la longue grève menée contre leur actionnaire Vincent Bolloré : «Les gens se rendent compte qu’il y a plus de plateaux avec des invités. Les budgets de reportage sont réduits d’année en année. C’est sûr, ça coûte moins cher de faire l’Heure des pros (l’émission de débats animée par Pascal Praud sur Cnews) que d’envoyer des journalistes sur le terrain…» Une figure de l’antenne de LCI le déplore :«Chez nous, il n’y a pas de reportage d’immersion. Nous sommes une chaîne d’experts.» C’est-à-dire de commentateurs, de spécialistes, de polémistes. Bref, «d’éditorialistes», du nom de ces journalistes qui squattent les studios pour livrer leurs «opinions» alors qu’ils n’ont souvent pas produit un reportage depuis des lustres. Ces figures médiatiques, bien mieux rémunérées que le reste de la profession, ne font pas l’unanimité parmi les journalistes interrogés.

«Beaucoup de journalistes considèrent que leur rôle est de dire le bien et le mal, comment il faut penser. Les gens ont l’impression d’avoir des curés en face d’eux.» Natacha Polony, directrice de Marianne

C’est surprenant, mais les intéressés eux-mêmes peuvent être d’accord. Natacha Polony, directrice de Marianne, qu’on voit et entend plusieurs fois par semaine dans les médias : «Beaucoup de journalistes considèrent que leur rôle est de dire le bien et le mal, comment il faut penser. Les gens ont l’impression d’avoir des curés en face d’eux.» La tentation du commentaire est-elle réservée aux vedettes de l’analyse télévisuelle vite troussée ? C’est l’avis de Brice Couturier, chroniqueur sur France Culture : «Avant, nous avions le monopole de l’information. Désormais, l’information nous devance sur les réseaux sociaux. Nous avons réagi en idéologisant à mort, en devenant des directeurs de conscience. Mais en réalité, un journaliste a peu de compétences, il est généraliste, car on n’approfondit pas les sujets en école de journalisme. Au lieu d’expliquer, on souffle sur des clivages idéologiques faciles. Les gens l’ont très bien compris, et ça les énerve.» Brice Couturier n’échappe cependant pas lui-même à l’envie du commentaire, qui martèle sur le réseau social son soutien à Emmanuel Macron. «Sur les réseaux sociaux, je milite, se justifie-t-il. Mais à la radio, je respecte mon engagement d’impartialité.» Respectable schizophrénie. Mais peut-elle être comprise du grand public ?

Avec une «élite» apparaissant comme donneuse de leçons, la corporation souffre tout entière d’une image d’arrogance. Injuste ? «La façon dont beaucoup de journalistes se placent au-dessus des petites gens me choque. Il y a de la condescendance dans la façon de les décrire, un manque d’humilité générale», souffle la journaliste d’un hebdomadaire. Les médias, univers hyperpersonnalisé où l’on signe tout ce que l’on produit, ne sont par nature pas les meilleurs endroits pour dégonfler les egos. La chose ne s’est pas arrangée avec l’apparition de Twitter, bac à sable social préféré des journalistes, qui y profèrent à longueur de journée bons points, anathèmes, ironies et leçons de morale. Journaliste à Vice, Paul Douard a publié il y a quelques mois un article plein de second degré, intitulé «Je suis journaliste et vous avez raison de me haïr». Extrait : «Twitter a sans doute été inventé pour que les journalistes aient l’impression d’être utiles. Ainsi, je peux y “décrypter” l’actualité au lieu de le faire dans des articles, mais surtout je peux entretenir mon “personal branding”. […] Soyons clairs : nous sommes imbuvables avec nos leçons de morale permanentes sous forme de “threads” [successions de tweets formant des histoires, ndlr] que personne ne lit […], comme si nous étions investis d’une mission divine consistant à ouvrir les yeux d’une population trop conne pour comprendre quoi que ce soit.»

«La chaîne d’info, c’est l’usine. On se contente d’imprimer une dépêche avant de sortir. On n’a pas forcément le temps de lire le Monde, etc. Cela produit de la médiocrité.» Elodie Safaris, ex-iTélé

Et si les journalistes se confondaient trop souvent avec des intellectuels qu’ils ne sont pas ? Pour Natacha Polony, cela traduit un manque de clairvoyance : «Il y a un problème de culture générale dans l’ensemble de la société. Dans certains métiers, comme le journalisme, ça pose un peu plus de problèmes.» Et la directrice de Marianne de remarquer que les bibliothèques sont rares dans les écoles de journalisme, où l’enseignement est plus souvent technique (tourner avec une caméra, faire du montage audio) que fondamental (peu de cours d’histoire, de philosophie…). Elodie Safaris, ex-iTélé, tout près de changer de métier : «La chaîne d’info, c’est l’usine. On se contente d’imprimer une dépêche avant de sortir. On n’a pas forcément le temps de lire le Monde, la presse internationale, etc. Cela produit de la médiocrité.»

Nicolas Becquet, du quotidien belge l’Echo, pointe en miroir le succès de Rémy Buisine, le reporter qui fait de longs directs sur Facebook pour le média Brut, très populaire auprès des gilets jaunes : «Proximité, écoute, humilité et simplicité, voilà ce qui caractérise son attitude face aux manifestants. L’exercice du live façon “Brut” est une forme de retour aux sources, une interprétation des nombreuses missions dévolues aux journalistes : regarder, s’étonner et restituer. Le tout, à hauteur d’homme. Une approche à l’antithèse de la perception qu’ont les classes populaires des médias dits traditionnels.» Pour le même, le succès de Buisine est aussi celui du nouveau format numérique du direct, sur lequel – ce n’est pas un hasard – se sont rué les gilets jaunes ces dernières semaines, ringardisant les vieilles pratiques médiatiques de la profession. «Il aura fallu une vingtaine d’années pour que les médias prennent le Web et les réseaux sociaux au sérieux. Ce n’est pas seulement l’émergence d’un supermédia que nous avons manqué : nous avons échoué à tendre un miroir fidèle à une société en plein questionnement. Aujourd’hui, tout le monde s’y met mais le retard a abouti à un déclassement des journalistes dans l’opinion», poursuit Nicolas Becquet.

Course à l'audience, réseaux sociaux : «Nous avons oublié le quotidien des Français»

Un autre gros écueil regretté par les journalistes est «la course à l’audience» à laquelle ils déplorent participer. Le travers est bien connu pour ce qui concerne les chaînes de télévision gratuites, courbées sur les recettes publicitaires. La vive concurrence à laquelle se livrent les chaînes d’information a ravivé le problème, dans une infernale compétition à la polémique, la petite phrase, le spectaculaire, au détriment du temps long, de la réflexion, de la nuance. Une reporter de BFM TV s’étonne du discours de sa direction : «“Audience égale confiance”, disent-ils. Mais non, ce n’est pas vrai. La preuve, notre chaîne cartonne, mais on vit un rejet total sur le terrain.» Pointer du doigt les seules chaînes d’info serait facile. La manie de l’audience est partagée. La création du site Rue89, il y a douze ans, fut une réaction de contre-proposition à l’info-spectacle. Pourtant, dit sa rédactrice en chef, Nolwenn Le Blevennec, «nous sommes tombés, nous aussi, à pieds joints dans le piège de l’audience, même si nous étions loin d'être les pires. On était scotchés à Chartbeat [un logiciel d’analyse du trafic internet en temps réel, ndlr], on prenait la moindre vague virale, on fonctionnait par mots-clés, on faisait des rebonds sur des polémiques futiles, on surtitrait les articles. On a mis de côté le qualitatif. Mais pour inspirer de la confiance, il faut avoir une colonne vertébrale. Ces cinq dernières années, on n’a pas été assez attentifs à ça.» Un espoir : la presse est en train de changer de modèle économique, passant à l’abonnement numérique payant, fondé sur la satisfaction d’un parc de lecteurs fidèles. Ce qui oblige – théoriquement – à privilégier la qualité.

«Twitter est une caisse de rétrécissement de l’information, qui diminue le nombre de sujets traités et qui polarise.» Jean-Marc Four, de Radio France

Encore faut-il que les journalistes parviennent à se détacher des réseaux sociaux, qui les entraînent dans une dangereuse course à l’instantanéité et au buzz. «On n’y prêtait pas attention il y a quelques années, on a aujourd’hui le nez collé dessus, s’inquiète Jean-Marc Four, de Radio France. Il ne s’agit pas de ne pas les regarder, mais leur fonctionnement pose question. Plus il s’y dit un truc énorme, plus il fait du bruit. C’est le propos de Yann Moix par exemple [sur son non-désir pour les femmes de 50 ans, ndlr]. Et l’autre principe du réseau social est de fonctionner par communautés. Il y a là un refus du réel, une segmentation du monde peut-être sans précédent. Twitter est une caisse de rétrécissement de l’information, qui diminue le nombre de sujets traités et qui polarise.» Ce prisme nécessairement déformant porte en lui le risque d’un suivisme entre journalistes, d’une incapacité à se détacher du tout-venant, de l’actualité institutionnelle, des vagues d’émotion. Ex-correspondant de Radio France au Liban, Omar Ouahmane, revenu en France en septembre, regrette que les journalistes ne soient plus «des lanceurs d’alerte». «On a attendu que les immeubles s’effondrent à Marseille pour travailler sur le sujet. Même chose pour les gilets jaunes. Ils viennent nous rappeler qu’ils existent. On s’intéresse à leurs conditions de vie, parce qu’ils sont dans la rue. Mais leur colère était légitime hier. Et l’invisibilité décuple la colère. Nous sommes passés à côté, car il y a eu ces dernières années Daech, le Bataclan, Charlie… nous avons oublié le quotidien des Français. Il a été traité bien sûr, mais pas suffisamment.»

Un cas d’école de suivisme dans la corporation a été, il y a deux ans, l’observation passionnée du «phénomène» Macron. Plus ou moins critique selon les médias, ce décorticage a assurément manqué à l’époque de lucidité, chez presque tout le monde, quant au positionnement politique du chef de l’Etat – cette fâcheuse croyance au «ni droite ni gauche». Le reproche est aujourd’hui constitutif de la détestation des gilets jaunes pour la presse. Mais curieusement, il ne revient pas naturellement dans les conversations. «On s’est pris au jeu de Macron, concède enfin une figure de LCI. On a peut-être manqué de discernement. Il nous a fascinés, intéressés. Eblouis au point de manquer de recul ? Je constate qu’on ne l’épargne pas depuis qu’il est au pouvoir, depuis l’histoire de la baisse des APL [allocations pour le logement, ndlr] à l’été 2017. Mais, avant cela, on s’est peut-être emballés, on a suscité une forme d’enthousiasme et d’attente. Malgré nous.» La faute à un manque de diversité politique dans la profession, encore ? Toujours se méfier des généralités. Mais… «Dans le milieu, la remise en cause du système global est faible, raconte Elodie Safaris, ex-iTélé. On accepte le monde libéral et capitalisé. Les gens que j’y ai rencontrés étaient souvent de gauche un peu molle, rarement de gauche ou de droite radicales. Dans les moments d’élection, on voit que tout le monde a un peu les mêmes idées.» Jadis «au service du peuple», le journalisme «est désormais honni pour être au service des élites et contre le peuple», écrivait récemment la politologue Géraldine Muhlmann dans le Monde. Et si les médias avaient majoritairement renoncé à être un contre-pouvoir, critique de tous les ordres établis ?

«Les citoyens se sentent manipulés, même si ce n’est pas toujours vrai, même si beaucoup de journalistes travaillent en toute liberté. L’affaire est grave. Nous devons tous en prendre conscience.» Jean-Emmanuel Ducoin, de l'Humanité

De la même façon, rares sont les journalistes qui s’interrogent spontanément sur la concentration à l’œuvre dans le secteur de la presse. La plupart des grands médias sont détenus par quelques milliardaires ayant des intérêts industriels (c’est le cas de Libération, propriété de Patrick Drahi). Cette situation fait bouillir la marmite de critiques du grand public. Mais le milieu se distingue par son absence de réaction collective, s’abritant derrière des chartes censées les protéger des interventions extérieures. Un tort ? «Presque tous les journalistes disent qu’ils font leur métier librement, que les propriétaires ne sont pas derrière leur dos. Peut-être, mais cela nuit quand même à la crédibilité de ces médias auprès du public», s’étonne Sylvain Morvan, de l’indépendant Médiacités. «C’est un problème, pas la peine de se cacher derrière son petit doigt», convient Natacha Polony, dont Marianne est possédé par le magnat tchèque de l’énergie Daniel Kretinsky. «Ce contexte pèse énormément dans le cerveau des citoyens, s’alarme Jean-Emmanuel Ducoin, de l’Humanité. Ils se sentent manipulés, même si ce n’est pas toujours vrai, même si beaucoup de journalistes travaillent en toute liberté. L’affaire est grave. Nous devons tous en prendre conscience.» On a jamais fini de faire son autocritique.

Les chaînes d'info, mal aîmées des gilets jaunes et des journalistes

Pauvres chaînes d’information en continu. On les savait qualifiées d’«ennemies» par certaines figures des gilets jaunes et vilipendées par le pouvoir politique pour leur médiatisation massive de la mobilisation. On les découvre, au cours de notre enquête auprès de vingt-cinq journalistes, tout autant critiquées par leur corporation, qui leur reproche de donner une mauvaise image du métier.

«On ne fait pas le même métier»

Dans le discours commun, elles sont devenues – et la plus puissante d’entre elles, BFM TV, au premier chef – le symbole de la «malinformation» de notre époque. Comme l’était TF1 dans les années 90, quand l’antenne de Bouygues, au sommet de sa gloire, rythmait l’actualité. Et lorsqu’on interroge des journalistes de la presse écrite, le mépris que les chaînes d’info inspirent s’exprime sans filtre. «On ne fait pas le même métier, balance Eric Fottorino, directeur de l’hebdomadaire le 1 et ex-patron du Monde. Elles organisent le spectacle autant qu’elles le captent.» Grand reporter au Monde, Philippe Ridet ne dit pas autre chose : «BFM TV te vend l’idée qu’il peut se passer quelque chose à tout moment. C’est le meilleur compagnon de la solitude. Si tu regardes les images des gilets jaunes, tu as l’impression que c’est la guerre civile.»

La focale grossissante et répétitive caractéristique des chaînes d’info, en édition spéciale quasi permanente sur les gilets jaunes depuis deux mois, concentre les critiques. «Cette boucle d’image modifie la perception du réel», ­observe la patronne de Marianne, Natacha Polony, pourtant habituée de leurs studios. Schématiquement, la profession, à qui l’on enseigne que la précipitation est le pire ennemi du bon travail, tance la course à l’immédiateté à laquelle se livrent les chaînes d’info, incarnée par ces reporters débitant des duplex «sur place» à la chaîne. Où est la prise de distance nécessaire à la compréhension de l’événement ? La mise en contexte par l’addition des points de vue ?

Sur les chaînes d’info, ces tâches sont censées être le rôle des éditorialistes et chroniqueurs qui passent des heures en plateau à commenter l’actualité. Mais à force de pérorer sur tout et rien, y compris sur les sujets dont ils ne sont pas de grands spécialistes, ils essoufflent sur le fond une formule pourtant efficace au vu des résultats d’audience. «C’est du bla-bla, du vide, ça meuble en permanence. C’est insupportable. Ça te donne envie de casser ta télé», s’emporte Nolwenn Le Blevennec, rédactrice en chef de Rue89 à l’Obs.

«Il y a parfois un effet d'emballement à l'antenne»

Arrive-t-on à un point de bascule ? La violence de la crise des gilets jaunes à l’égard des chaînes d’info a été telle que ces critiques ont infiltré les rédactions. Depuis peu, elles émergent en interne. A BFM TV, une grande réunion a été organisée le 8 janvier, lors de laquelle les journalistes ont vidé leur sac. Certaines stars de l’antenne, comme Alain Marschall, sont allées jusqu’à remettre en cause la couverture de certains épisodes – en l’occurrence l’hypermédiatisation de la seconde arrestation d’Eric Drouet, l’une des figures du mouvement actuel. «Il a beaucoup été question de la place du reportage à l’antenne, rapporte François Pitrel, président de la Société des journalistes de la chaîne d’info en continu. On a envie que le travail de la rédaction soit davantage valorisé. Il y a parfois un effet d’emballement à l’antenne, on a du mal à lâcher une actualité.»

Sous couvert d’anonymat, une reporter déplore la propension de la chaîne à «feuilletonner» un seul événement pendant des heures, voire des jours – une méthode qui s’est installée selon elle depuis l’incroyable campagne présidentielle de 2017. «Cela revient à dire : la seule chose digne d’intérêt, c’est ça. Mais en vertu de quoi décidons-nous cela ?» s’interroge cette consœur, précisant «aimer» sa chaîne malgré tout. Une autre regrette que BFM TV «donne trop la parole à des gens qui s’autoproclament experts de quelque chose», visant notamment les éditorialistes qui parlent en leur seul nom, mais engagent toute la rédaction dans l’esprit des téléspectateurs. A BFM TV, en treize ans d’existence, on n’avait jamais assisté à une telle libération, et si critique, de la parole. «Ce dialogue est positif et constructif», se réjouit son patron, Hervé Béroud. Des groupes de travail ont été constitués pour réfléchir à des changements et des améliorations. Ils doivent être annoncés à toute l’équipe en début de semaine prochaine.

Textes Jérôme Lefilliâtre
Photos Thibaud Moritz, Stéphane Lagoutte, Arnold Jerocki / Divergence, Cyril Zanettacci / Agence Vu pour Libération ; Sébastien Calvet / Divergence
Production Libé Labo

Article publié le samedi 19 janvier 2019.