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France

Millionnaires du cannabis : qui sont les nouveaux barons de "l'or vert" ?

En France, le marché illégal du cannabis est évalué à plus d’1 milliard d’euros, capté par les barons des cités. Internationalisé, fonctionnant en petits réseaux, il reste difficile à détecter.

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Soufiane Hambli, à son arrivée au tribunal de Mulhouse, en novembre 2012. Ce millionnaire de la drogue et indic de la police est accusé d’avoir mené un double jeu en poursuivant son business malgré des remises de peine.

Soufiane Hambli, à son arrivée au tribunal de Mulhouse, en novembre 2012. Ce millionnaire de la drogue et indic de la police est accusé d’avoir mené un double jeu en poursuivant son business malgré des remises de peine.

PHOTOPQR/L’ALSACE/SERGE/Max PPP

C’est un scénario digne d’un film de Scorsese. L’un des plus gros trafiquants de France était aussi l’indic de l’ancien patron de l’Office de lutte contre les stupéfiants (OCRTIS). Sofiane Hambli, surnommé « la chimère », a gravi tous les échelons, depuis le deal de « shit » dans sa cité de Mulhouse jusqu’aux grosses livraisons de résine sur la Costa del Sol, en Espagne. Interpellé en 2009 alors qu’il s’achetait un yacht, il se met au service du grand flic François Thierry. Il obtient une remise de peine en échange de tuyaux, et mène grand train dans son penthouse avec terrasse et piscine dans le XVIe arrondissement de Paris. Jusqu’à ce que la découverte de 7 tonnes de haschich dans des camionnettes garées à proximité ne dévoile le pot aux roses fin 2015.

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Hambli est accusé d’avoir joué double jeu et continué à faire tourner son business, tandis que le boss de l’OCRTIS est mis au placard, poursuivi pour complicité. L’enquête judiciaire n’a pas encore livré tous ses secrets. Mais elle illustre le poids pris par ces « millionnaires du cannabis », comme les appelle Jérôme Pierrat dans son livre Parrains de cités. Ce sont les principaux bénéficiaires d’un business qui tourne à plein régime.

Stockage en Espagne

La France est le plus gros consommateur d’Europe : 11 % des adultes ont fumé du haschich au moins une fois dans l’année et 3,6 % en consomment régulièrement. Le marché, désormais intégré au PIB par l’Insee, est estimé à 1,1 milliard d’euros. Les nouveaux barons de l’or vert, souvent issus des cités, ont évincé les figures traditionnelles du grand banditisme à partir des années 1990. « Ce sont les vrais capitalistes du trafic, qui disposent de connexions avec les producteurs marocains et avec les cités pour écouler la marchandise », décrypte Nacer Lalam, chercheur à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), coauteur d’une étude sur l’argent de la drogue. Ils seraient quelques dizaines de trafiquants français à se répartir les filières d’importation.

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Acheminée depuis la région du Rif au Maroc, la résine est stockée temporairement sur la côte andalouse, autour de Marbella. Puis elle est expédiée vers la France en « go fast », un véhicule roulant à grande vitesse sur les autoroutes, ou en « go slow », de petites cylindrées empruntant les routes secondaires. « Les importateurs ne maîtrisent pas toute la filière, poursuit Nacer Lalam. Ils font de la revente aux réseaux de distribution, sans qu’il y ait de hiérarchie. » Selon ses calculs, le prix de gros dépasse les 1 500 euros le kilogramme, ce qui leur permet de dégager une marge de plus de 40 %.

Les distributeurs vendent ensuite aux consommateurs le produit final à 7 euros le gramme (soit 7 000 euros le kilo). Leur marge est équivalente à celle des importateurs, mais les quantités traitées sont moindres. Ils sont aussi plus nombreux. Rien qu’à Marseille on compterait 150 réseaux. « Les gros points de deal restent dans les cités, souligne Vincent Le Beguec, l’actuel patron de l’OCRTIS. En région parisienne, il y a aussi des centrales d’achat, qui permettent de commander par téléphone et d’être livré à domicile. »

Investissements au Maroc

Les réseaux sont constitués d’une petite équipe de deux à cinq personnes ou peuvent former une vraie PME. C’est le cas du « supermarché » de la Tour K, dans la cité marseillaise de la Castellane, qui a fait l’objet d’un procès impliquant 28 prévenus en 2015. A la tête de trois points de vente, le gérant, Nordine Achouri, dit Nono, encaissait plus de 20 000 euros de bénéfice par jour, pour un chiffre d’affaires de 48 000 euros (17,6 millions à l’année). Même en incluant les frais annexes (armes, avocat, protection), les bénéfices restent plantureux. Ils contrastent avec les salaires peu élevés des petites mains du deal (lire ci-contre) : les charbonneurs, chargés de vendre le cannabis, les guetteurs, appelés chouffes, les nourrices, qui cachent les stocks dans leur appartement, et les coupeurs, qui taillent les barrettes.

Les profits du trafic sont généralement réinvestis dans l’immobilier au Maroc, où les trafiquants peuvent avoir des attaches familiales, plus rarement dans les Emirats, voire en Thaïlande. « Ils ont peu de patrimoine en France et prennent garde à ne pas afficher un train de vie qui attirerait l’attention du fisc ou de Tracfin, la cellule de renseignement de Bercy », explique Vincent Le Beguec. Des banquiers occultes - les « sarafs » - collectent les espèces issues du deal, paient les fournisseurs et réinjectent le reste dans l’économie légale selon des circuits de plus en plus élaborés. Dans l’affaire « Virus », jugée fin 2018, le cash était remis à des cols blancs parisiens qui détenaient des comptes suisses non déclarés et voulaient rapatrier leur argent à l’abri du fisc. En échange, ils effectuaient des virements vers les comptes des trafiquants à l’étranger, grâce à la complicité de banquiers d’HSBC. De quoi blanchir à la fois l’argent de la drogue et de la fraude.

Nouvelles filières

Depuis quelques années, cette économie du cannabis est en pleine mutation. La lutte contre les filières marocaines de résine et la demande croissante pour des produits « naturels », jugés de meilleure qualité, ont fait grimper la part de marché de l’herbe. De l’ordre de 10 % il y a quinze ans, elle avoisinerait aujourd’hui 40 %, pour un prix de vente en hausse, autour de 10 euros le gramme. La « beuh » est majoritairement importée des Pays-Bas, voire de Belgique ou d’Espagne. « Les réseaux criminels des cités produisent peu, ce sont des commerçants, pas des cultivateurs », précise Vincent Le Beguec. La culture d’herbe en intérieur est plutôt le fait de « cannabiculteurs » individuels, qui produisent de faibles quantités pour leur usage et celui de leur entourage. Mais la police a tout de même débusqué des « cannabis factories », tenues par le crime organisé, dans le Nord, où les industriels néerlandais ont exporté leur savoir-faire. En 2016, elle a ainsi découvert 4 000 pieds dans un hangar désaffecté près de Roubaix. Une saisie qui reste exceptionnelle.

Trois scénarios pour une légalisation

Il est rare qu’une étude sur les drogues ait les honneurs de la direction du Trésor de Bercy. Dans un numéro récent de la revue du ministère, les universitaires Christian Ben Lakhdar et Pierre Kopp ont publié un bilan socioéconomique du cannabis, sur la base de travaux déjà effectués pour le think tank Terra Nova. Ils partent d’un constat d’échec : la France est l’un des pays les plus répressifs, tout en étant le plus gros consommateur européen. Ils estiment le coût social du cannabis à plus de 900 millions d’euros : 560 millions de dépenses publiques, dont à peine 36 millions pour la prévention, le reste étant consacré aux services policiers et judiciaires ; et 350 millions de « pertes », liées à la mortalité et à l’emprisonnement.

Les auteurs envisagent donc plusieurs réformes possibles. Tout d’abord, les autorités pourraient dépénaliser l’usage mais pas la vente. Cela permettrait de réduire les dépenses publiques de 55 % en mettant fin aux interpellations d’usagers.

Mais cela provoquerait une hausse de 12 % du nombre de consommateurs et de 16 % des quantités vendues. « Ce serait un cadeau pour les trafiquants, prévient Christian Ben Lakhdar. Une demande décomplexée pourrait faire grimper les prix, donc leurs profits. » Autre option : la légalisation complète du marché sur un modèle concurrentiel. L’impact serait positif pour les finances publiques, avec une baisse des dépenses et une hausse des recettes fiscales sur les ventes. Mais elle entraînerait une diminution des prix et ferait exploser de 71 % le nombre d’usagers et quasi doubler les quantités consommées. « Les réseaux criminels se reporteraient sur d’autres drogues, notamment la cocaïne, s’inquiète Vincent Le Beguec, patron de l’office de lutte contre les stupéfiants. Or, sur ce marché, la hausse de l’offre entraîne celle de la demande. » Pour concilier lutte contre les trafics et objectifs de santé publique, Christian Ben Lakhdar propose donc que l’Etat garde la main et mette en place une autorité de régulation, semblable à l’Arjel pour les jeux en ligne. « Elle empêcherait tout marketing favorisant l’attractivité du produit et pourrait agir sur les prix à travers les taxes. » L’idée serait, d’abord, de fixer un prix assez bas pour assécher le marché parallèle. Puis l’agence imposerait des taxes de plus en plus élevées afin de limiter la consommation, comme pour le tabac. Une tactique qui laisse toutefois sceptique Vincent Le Beguec : « Il faut attendre d’avoir plus de recul sur les expériences étrangères. »

SOURCE : INHESJ (2016).

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