Fréhel, une Bretonne de Paris devenue vedette de la chanson réaliste

Fréhel, c’est un nom qui évoque un cap de grès rose qui s’enfonce dans la Manche sur la côte nord de la Bretagne. Mais c’est aussi le nom de scène d’une chanteuse mythique du Paris de la Belle époque et de l’entre-deux-guerres, dont les chansons – La Java bleue notamment – ont laissé une empreinte profonde dans la mémoire collective.

Marguerite Boulc’h, alors qu'elle ne chante pas encore sous le pseudonyme de Fréhel. Wikicommons.

Fréhel naît Marguerite Boulc’h le 13 juillet 1891 à Paris. Ses parents, Yves-Marie Boulc’h et Marie-Jeanne Daniel sont originaires de Plougasnou, une commune littorale du Trégor finistérien.1 A la naissance de leur fille, ils sont âgés respectivement de 23 et 21 ans et déclarent exercer les professions « [d’]employé des chemins de fer » et de « cuisinière ». L’acte d’état civil révèle qu’ils sont domiciliés « boulevard Bessières n°109 », et non au n°2 comme il est couramment indiqué dans les différentes notices biographiques consacrées à Fréhel. La petite Marguerite est donc née sur l’un des boulevards des Maréchaux, qui forment à l’époque la ceinture extérieure de la ville de Paris. Le domicile se situe à quelques encablures de la porte de Clichy, dans les quartiers populaires du 17e arrondissement. Ce quartier des Epinettes est d’ailleurs l’un des lieux de prédilection des Bretons qui migrent dans la capitale au tournant des XIXe et XXe siècles. En 1911, leur densité est même supérieure à celle observée à Notre-Dame-des-Champs, siège de la paroisse bretonne de Paris, située à proximité directe de la gare Montparnasse.2 A ce titre, celle qui ne s’appelle pas encore Fréhel est l’un des visages de cette première génération de Bretons nés à Paris.

Marguerite Boulc’h n’aurait pu rester qu’une petite chanteuse de rue accompagnée d’un orgue de barbarie, mais un coup de pouce du destin l’introduit dans le monde du music-hall parisien alors qu’elle n’est encore qu’une adolescente. En effet, en 1906, alors qu’elle est vendeuse au porte à porte, elle est repérée par La Belle Otero, une actrice, danseuse et demi-mondaine célèbre à la Belle époque. Sous le nom de scène de Pervenche, Marguerite Boulc’h donne ses premiers tours de chant dans le café-concert de l’Univers, situé au n°47 de l’avenue Wagram, non loin de l’Arc de triomphe. Son répertoire fait déjà la part belle à la chanson réaliste qui dépeint de manière sombre la vie quotidienne dans les quartiers populaires de la capitale. En 1907, tout juste âgée de 16 ans, elle rencontre à la Taverne de l’Olympia un jeune comédien nommé Robert Hollard (alias Roberty). Le couple se marie dès le 28 novembre de la même année. En 1909, le succès se confirme pour Marguerite puisque, toujours sous le nom de Pervenche, elle enregistre un 78 tours chez Odéon. On y retrouve les titres : C’est une gosse et Fanfan d’amour. Mais ce mariage est loin d’être un long fleuve tranquille : un bébé meurt en bas-âge et Robert est volage. Le divorce est prononcé dès le 13 juin 1910. Dans ces mêmes années, elle change son nom d’artiste pour celui de Fréhel et entretient une relation de courte durée avec Maurice Chevalier. Rongée par la drogue et l’alcool, elle s’enfuie – à tout juste 20 ans – sur les routes de l’Europe de l’Est : à Saint-Pétersbourg à l’appel de la grande-duchesse Anastasia, à Vienne lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, dans les bas-fonds de Constantinople au début des années 1920. Là, elle est prise en charge par l’ambassade de France avant d’être rapatriée à Paris.

Dans l’entre-deux-guerres, Fréhel renaît de ses cendres. Au mois de novembre 1923, elle retrouve la scène parisienne à l’Olympia. Alors que ses excès l’ont métamorphosée, « l’inoubliable oubliée » reçoit un triomphe de la part du public ravi de retrouver son répertoire réaliste. En plus des planches du music-hall, Fréhel retrouve enfin les studios des maisons de disques pour enregistrer en 1926 son deuxième disque. Son physique hors-norme lui ouvre même les portes du monde du cinéma dans les années 1930. Parmi ses apparitions sur le grand écran, on retiendra le film Pépé le Moko de Julien Duvivier, sorti en 1937. Aux côtés de la nouvelle star du cinéma français, Jean Gabin, Fréhel y interprète la chanson Où est-il donc ?3. Deux ans auparavant, le 30 avril 1935, elle a épousé en secondes noces Georges Boettgen à la mairie du 9e arrondissement. En 1939, elle interprète l’un de ses plus grands succès, La Java bleue.

Fréhel, dans Pépé le Moko.

Sous l’Occupation, Fréhel continue de chanter, sur la scène du music-hall l’ABC notamment. Elle participe également, en 1942, à une tournée controversée en Allemagne, mise en place par l’organisation nazie Kraft durch Freude (la force par la joie) à destination des prisonniers de Stalag et des ouvriers du STO, en compagnie de la chanteuse Lys Gauty et du chansonnier Raymond Soupleix. A la Libération, la gloire de Fréhel semble s’être fanée. D’autres chanteuses reprennent le flambeau de la chanson réaliste, au premier rang desquelles la Môme,Edith Piaf, et Lucienne Delyle (Mon amant de Saint-Jean). Malgré quelques petits rôles au cinéma, les turpitudes anciennes de Fréhel font leur retour. Après un dernier tour de chant dans la salle des Escarpes en 1950, elle meurt seule dans un hôtel de passe du n°45 de la rue de Pigalle, le 3 février 1951. Ainsi s’en va l’un des destins les plus flamboyant et tragique des Bretons de Paris…

Thomas PERRONO

 

 

 

 

 

 

1 Archives de Paris, V4E 7388. Acte de naissance de Marguerite Boulc’h, 15/07/1891, en ligne.

2 GAUTIER, Elie, L’émigration bretonne. Où vont les Bretons migrants. Leurs conditions de vie, Paris, Bulletin de  l’entr’aide bretonne de la région parisienne, 1953, p. 270-271.

3 Extrait de Pépé le Moko avec Fréhel sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=9YG-yriP-Ao