La réalité s’autorise parfois des rapprochements qu’envisagerait à peine l’imagination la plus débridée. Depuis 2012, le calendrier donne une double signification historique au 22 mars. Voilà déjà 23 ans que cette date rappelle à notre conscience un vendredi de funeste mémoire, un jour au cours duquel des dizaines de jeunes vies ont été fauchées par les tirs d’un service d’ordre lancé dans une mission qui n’aurait jamais dû lui revenir.

Le rappel de cette tragédie avait bouleversé toutes les personnes présentes au procès pour “crimes de sang”. Elles avaient écouté, la gorge nouée, les dépositions de quelques-uns des rescapés, marqués à jamais dans leurs corps et dans leurs esprits. L’émotion vraie suscitée en ces instants dans la salle aurait pu justifier à elle seule la tenue d’un procès qui aurait dû constituer une occasion exceptionnelle d’explication et de rédemption, mais qui s’est souvent égaré dans la reconstitution bâclée des événements, dans le déni systématique de certains accusés et témoins, dans le narcissisme de plusieurs avocats et dans le vide, jamais comblé, laissé par des acteurs du Mouvement démocratique qui n’avaient pas voulu venir faire entendre leur part de vérité.

Aujourd’hui, le 22 mars 1991 [début de la révolte populaire] rassemble dans la lutte contre l’oubli tous ceux qui ont à cœur de préserver l’héritage spirituel de la Révolution de mars. Il rappelle aussi bien à ceux qui, depuis, ont tenté de réécrire l’Histoire qu’à ceux qui se sont ingéniés à se donner un rôle qu’ils n’ont jamais joué que le 26 mars [chute de la dictature] tire avant tout sa gloire du courage et du sacrifice des anonymes. Car c’est la vue des corps portés en terre au cimetière de Niaréla qui a forgé la détermination des manifestants à poursuivre la lutte et qui a amené d’autres citoyens à se joindre au mouvement d’insurrection populaire.

Un renversement brutal et radical

Le 22 mars marque aussi le deuxième anniversaire d’un événement à la symbolique complexe, le coup d’Etat perpétré par le capitaine Amadou Haya Sanogo et ses compagnons. On hésite encore aujourd’hui sur l’épithète à donner à ce qui est survenu. “Absurde” ? L’événement l’avait logiquement été puisque le coup de force mettait prématurément fin au mandat d’un président de la République qui devait se retirer quelques semaines plus tard. Absurde, le putsch l’avait aussi été parce qu’il précipita ce qu’il avait précisément voulu prévenir, la déroute militaire au Nord du Mali.

La désorganisation intervenue dans la chaîne de commandement, pour brève qu’elle fut, s’avérera dévastatrice puisqu’elle accélérera la désorganisation de nos troupes, facilitant aux rebelles et aux djihadistes la conquête des deux-tiers du territoire national.

Absurde, le coup de force l’avait été enfin dans ses conséquences sur la gouvernance malienne. Les putschistes – ou plus exactement le groupe qui s’appropria les commandes – ont rapidement cédé aux excès, aux délices et aux tentations qu’ils étaient venus combattre.

A cette dérive morale, ils ajoutèrent très vite un culte de la force violente et des représailles sanglantes qui était totalement inconnu dans notre pays. L’entreprise de redressement de la démocratie et de restauration de l’autorité de l’Etat pompeusement affichée dans le sigle (CNRDRE) que s’étaient donné les tombeurs de Amadou Toumani Touré n’a fait illusion que quelques semaines, le temps pour les simples citoyens de comprendre que si le proche passé était blâmable à bien des égards, le présent n’était guère préférable à tous points de vue et que l’avenir s’annonçait plus que problématique.

Une décomposition logique

La seconde épithète pour qualifier l’aventure déclenchée par Amadou Haya Sanogo pourrait sembler provocatrice. Mais, dans un certain sens, le putsch était aussi logique qu’il pouvait être considéré comme absurde. L’affaiblissement de l’autorité publique avait si visiblement atteint le stade du dépérissement, la perte de crédibilité de l’élite politique était devenue si catastrophique, l’exaspération du citoyen moyen avait atteint un tel niveau de radicalité, le manque de cohérence et de visibilité dans la conduite des opérations militaires dans le Nord du pays avait si profondément perturbé l’opinion publique et désarçonné l’armée qu’un renversement brutal et radical de la situation ne relevait plus de “l’inenvisageable”.

Dans les semaines qui avaient précédé le 22 mars 2012, la probabilité d’un coup d’Etat était d’ailleurs évoquée de manière à peine voilée et répétée dans divers cercles, et même au sein de la population. Le chef de l’Etat avait lui-même ajouté aux supputations en faisant allusion sans équivoque le 8 mars 2012 à une tentative avortée.

Tous les indices convergeaient donc pour signifier que la déliquescence du pouvoir, l’accumulation des situations critiques laissées sans solutions et la montée de la réprobation populaire avaient fini par rendre possible un événement qui avait cessé d’être absurde pour devenir attendu.

Le fait que deux symboliques aussi contradictoires s’entrechoquent dans la même date devrait nous inciter à nous interroger sur le chemin emprunté par la gouvernance malienne en deux décennies de pratique démocratique. La nécessité de cette évaluation est unanimement admise. Mais jusqu’ici une seule tentative d’explication exhaustive a été réalisée à travers l’ouvrage collectif “Mali : entre doutes et espoirs” (Editions Tombouctou) sous la direction de l’historien Doulaye Konaté. On y trouve un exercice de réflexion de haute volée mené par des intellectuels maliens et étranger.

Résilience démocratique

Le diagnostic qui y est établi a le mérite d’être asséné sans complaisance, mais aussi sans tendance à verser dans l’auto-flagellation. Ce point est important à relever, car il convient de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La résilience démontrée par notre nation dans des circonstances exceptionnellement difficiles se fonde certes sur notre fond culturel malmené, mais encore intact et sur l’aptitude historique que nous avons développée depuis 1960 à affronter les remises en cause les plus éprouvantes. Mais cette résilience intègre aussi les acquis implicites de la démocratie comme l’attachement à la liberté d’expression et le goût retrouvé du choix démocratique, tel qu’il s’est exprimé lors de la dernière présidentielle.

La réflexion ainsi entamée sera-t-elle poursuivie ? La question vaut d’être posée. Car au cours de ces vingt dernières années, s’il y a bien eu une constante dans la pratique démocratique malienne, c’est bien la réticence à s’évaluer.

Nous ne parlons pas de ces messes convenues comme par exemple le complaisant atelier sur l’expérience du consensus politique qui sous le président Touré substitua le panégyrique à l’analyse.

Nous évoquons une véritable entreprise intellectuelle avec la participation des personnalités marquantes de la vie publique. C’est sans doute ce genre d’initiatives qui a manqué pour maintenir vivace sinon dans toute la population, au moins dans la génération montante, l’esprit du 26 mars.

Classe politique sans valeurs

Car il faut constamment se rappeler que les principes qui ne s’entretiennent pas sont autant de valeurs condamnés à l’étiolement et à la disparition. Pour se convaincre de cette triste vérité, il suffit de relever la prolifération des positionnements opportunistes après le 22 mars 2012. Il y a une différence de taille entre approuver le coup d’Etat (comme le firent de nombreux citoyens) et aller faire allégeance aux putschistes (ce à quoi s’adonnèrent certains cercles).

Les auteurs du coup de force se seraient-ils aussi rapidement abandonnés à toutes leurs dérives s’ils s’étaient sentis obligés de composer avec une classe politique assurée de son assise populaire et avec une société civile capable de peser sur le cours des événements ? Sanogo et ses compagnons se seraient-ils convaincus de leur omnipotence et de leur impunité s’ils n’avaient pas été littéralement assiégés par les courtisans empressés, désireux de trouver leur place dans ce qu’ils pensaient être un ordre nouveau ? L’absence de réels obstacles aux projets des putschistes et qui avait permis à une mutinerie de se transformer en coup d’Etat s’est maintenue au cours de la Transition. C’est elle qui explique toutes les effarantes déviations que met aujourd’hui à découvert l’enquête du juge Karambé.

Absence de contre-pouvoirs

Il ne faut cesser de le répéter, la démocratie au Mali comme dans la plupart des pays africains souffre d’un handicap majeur, l’absence de contrepouvoirs réels qui faciliteraient un fonctionnement satisfaisant des institutions, un comportement éthique de l’administration publique, l’impartialité de la justice et un usage raisonné de la liberté d’expression.

Les événements qui ont précédé le putsch et les excès survenus après le coup d’Etat ont démontré à quel point pouvait se révéler dramatique ce manque. Car, comme le disait un auteur grec, le bon droit dépourvu de la force n’est qu’une échelle sur laquelle monte l’arbitraire.

Vigilance citoyenne

Actuellement les simples citoyens suivent beaucoup plus attentivement et commentent beaucoup plus librement le comportement des personnalités publiques. Pour le moment, cette vigilance citoyenne est spontanée, faiblement structurée (de jeunes associations sont au tout début de leurs activités) et délibérément passive.

Mais elle est susceptible d’évoluer et de s’organiser si elle juge nécessaire de se faire entendre. Une telle évolution serait profitable à la qualité de notre vie publique.

Il faut remarquer que malgré la différence d’époques, des caractéristiques similaires sont mises en évidence par les deux événements survenus chacun un 22 mars : c’est la perte de contact des élites politiques d’avec le pays profond, l’incapacité de ces élites à interpréter les signaux traduisant les mouvements en profondeur de la société malienne et donc le choix fait par ces élites, de la fuite en avant dans des solutions palliatives.

L’existence de cet engrenage pouvait s’expliquer en 1991 par la nature du régime lui-même, le parti unique ne favorisant pas la remontée des attentes du pays réel, ni l’expression des voix alternatives, encore moins la recherche concertée des voies de sortie de crise. En 2012, la démocratie offrait en principe toutes ces possibilités de désamorcer la tension, mais elles furent annihilées par le déficit d’écoute des autorités et l’obstination de ces dernières à prolonger des choix invalidés par la réalité.

Leçons pour l’avenir

Aujourd’hui, il serait utile de garder à l’esprit que toute société a besoin de ceux que les Anglo-saxons désignent comme les “whistle blowers”, les personnalités, les institutions ou les organisations qui sifflent une faute et qui donnent ainsi l’alarme. Ce sont ces veilleurs qui empêchent une démocratie de s’ankyloser, de se dénaturer et donc de s’exposer à un réveil brutal.

Les anciens Romains qui savaient mesurer la fragilité des choses (même s’ils ne surent prévenir le déclin de leur empire) aimaient rappeler que la Roche tarpéienne n’est pas loin du Capitole. Dans la Rome antique, le second (qui est une colline) abritait tout à fois le Champ de Mars sur lequel les généraux vainqueurs organisaient des parades triomphales et la fameuse roche à partir de laquelle les condamnés à mort étaient précipités dans le vide. Au moins un général illustre connut la gloire extrême et l’extrême infamie.

Le 22 mars illustre à suffisance cet appel à la veille permanente, appel à adresser à la démocratie malienne. A force de ne considérer que le Capitole, cette dernière était en effet sur le point de se faire précipiter de la roche.