Whales underwater

Le trafic maritime recouvre 89 % des enregistrements des bruits marins en Californie, contre seulement 31 % un demi-siècle plus tôt.

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Imaginez-vous posé sur l'Antarctique. Au milieu de la banquise, le paysage majestueux inspire le sentiment paisible de s'évader du tumulte des activités humaines. "Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté", écrirait le poète. Pourtant, au-dessous, à quelques lieues sous les mers, le "monde du silence" cher au commandant Cousteau est en réalité le lieu d'un vacarme assourdissant. "La banquise, agitée par la houle, émet sous la surface un bruit permanent", raconte Laurent Chauvaud, chercheur au laboratoire franco-québécois BeBest (CNRS/université de Bretagne occidentale/Ismer-Université du Québec). "Ce son étonnant ressemble à une sirène de pompiers avec une multitude de craquements", poursuit l'écologiste marin. Et, derrière cette rumeur, un autre bruit d'origine biologique : le chant des baleines aux vocalises envoûtantes.

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Les lois de la physique expliquent pourquoi une telle "musique" peut régner sous tous les océans : quel que soit l'environnement où il voyage, un son déplace les particules qui l'entourent, vibrant sous la forme d'ondes. Sur terre, nos oreilles ont l'habitude de les entendre lorsqu'elles traversent l'air, mais l'eau est un milieu radicalement différent, presque mille fois plus dense. "Les bruits s'y propagent cinq fois plus vite et ils vont aussi beaucoup plus loin. Les mélodies émises à basse fréquence par les baleines bleues s'entendent, par exemple, à des centaines de kilomètres", détaille Delphine Mathias, experte en acoustique sous-marine de la Société d'observation multimodale de l'environnement (Somme). Le peuple de la mer a parfaitement su tirer parti de ces principes physiques.

Premier mode de communication

"Puisque la lumière ne pénètre qu'à quelques mètres de distance, le son représente le principal mode de communication, résume Michel André, directeur du Laboratoire d'applications bioacoustiques (LAB) de l'Université polytechnique de Catalogne. Autrement dit, le bruit des océans est synonyme de vie." Et ses nombreux usages ne se limitent pas aux échanges entre animaux. Certains chassent également à l'ouïe. Ainsi, les cétacés émettent des "clics" rapides qui se réfléchissent sur leur proie. L'écho reçu en retour, à l'instar d'un radar, leur permet de la localiser avant de l'attaquer. Plus surprenant, des animaux privés d'organes auditifs ressentent malgré tout les vibrations. Ils les utilisent de manière passive, comme les larves de corail, qui s'orientent et retrouvent leur récif à l'aide du "paysage acoustique", c'est-à-dire le bruit ambiant habituel.

Comment soigner une piqûre de méduse?

Comme d'autres invertébrés marins privés "d'oreilles", les méduses ont des organes internes vitaux pour leur orientation. Ils sont sensibles aux changements de pression de l'eau, et donc indirectement aux bruits.

© / Getty Images/iStockphoto

Depuis un siècle, cette symphonie du monde marin est toutefois brouillée par des fausses notes : les bruits introduits par l'homme. Des sons très variables en intensités et en fréquences, portant vraiment loin dans l'eau. Les sources les plus courantes s'entendent en continu, à l'image du trafic maritime. "Le passage des navires à l'entrée de la Manche, sur le rail d'Ouessant, résonnent jusque dans la rade de Brest, à 50 kilomètres de là", note Delphine Mathias.

Eoliennes offshore au large de l'Allemagne le 12 septembre 2014

Les chantiers marins, dont ceux de l'installation d'éoliennes fixées en mer, émettent des sons parmi les plus intenses qu'il existe dans l'océan.

© / afp.com/JENS BUTTNER

D'autres bruits sont impulsifs et extrêmement forts, comme la prospection pétrolière offshore, qui emploie des canons à air comprimé afin de sonder le plancher océanique. Les spécialistes de l'analyse des signaux sonores les reconnaissent aisément et sur de longues distances. "Au milieu de l'océan Atlantique, on enregistre l'activité de prospection au large du Brésil, situé à des milliers de kilomètres plus à l'ouest", décrit Julien Bonnel de la Woods Hole Oceanographic Institution. Autres bruits des plus intenses, ceux provenant des chantiers marins, dont l'installation d'éoliennes off-shore, en raison d'une technique de fixation - appelée "battage de pieux" - qui revient à planter des clous de plusieurs dizaines de mètres sous les coups d'un marteau géant.

Menace sur la faune marine

Tout ce tapage humain devient, hélas, omniprésent dans les océans. Au large de la Californie, la marine américaine a étudié le bruit à 100 mètres de profondeur durant plusieurs années. Les résultats montrent que le trafic maritime recouvre 89 % des enregistrements, contre seulement 31 % un demi-siècle plus tôt. Une pollution invisible et surtout quasi inaudible... pour l'homme. "Notre oreille n'est pas faite pour entendre sous l'eau, où elle ne capte qu'une partie des intensités et des fréquences, explique Michel André. Voilà pourquoi on a longtemps pensé, à tort, que cette pollution ne présentait pas de menace sur la faune marine, pourtant soumise à une exposition qui atteint tous les recoins des mers."

Un accident a révélé au grand public l'un des impacts biologiques de cette pollution. Le 12 mai 1996, 12 baleines à bec s'échouent soudainement sur les côtes grecques. Les scientifiques identifient formellement le coupable : un exercice des marines de l'Otan avec un puissant sonar, mené la veille en Méditerranée. Cet échouage a mené les chercheurs à se focaliser sur les cétacés, soit quelque 80 espèces.

Mais, depuis une dizaine d'années, tout a changé : des effets ont aussi été découverts sur les invertébrés, représentés à foison dans la biodiversité marine, de la crevette au poulpe, en passant par les méduses. Bien que privés du sens de l'ouïe, ils maintiennent leur équilibre avec des organes sensibles à la pression de l'eau. "Or, en les exposant en laboratoire à des sons impulsifs, ils ne se déplacent plus et meurent en quelques jours", regrette Michel André. Tout autant que pour les cétacés ou les poissons, l'impact est donc potentiellement mortel. Les vrombissements des navires impliquent d'autres conséquences : ils masquent les communications des animaux, comme le brouhaha couvre un dialogue dans une boîte de nuit. "Les homards font des bruits avec leurs antennes pour éviter le combat avec un semblable, indique Laurent Chauvaud. Si cet échange est gêné dans une zone bruyante, alors c'est l'affrontement quotidien."

Cartographier les bruits des océans

Pour les scientifiques, l'un des défis consiste maintenant à établir un état de santé exhaustif de la faune sous-marine exposée à ce type de pollution. Le laboratoire de Laurent Chauvaud y travaille en établissant des "cartes d'identité sonore" des espèces afin d'établir un diagnostic. "Une coquille Saint-Jacques fait un bruit quand elle se referme régulièrement, détaille-t-il. Si vous faites varier les pollutions, ce comportement normal va-t-il changer ? C'est la même idée qu'ausculter un patient au stéthoscope."

Au-delà de ces recherches, écouter l'océan reste la meilleure façon d'y voir quelque chose. Les suivis acoustiques exigés par l'Etat français deviennent la spécialité d'entreprises comme Quiet-Oceans. "Nous suivons plusieurs chantiers sensibles où, chaque matin, nous autorisons les travaux seulement s'il n'y a aucun mammifère marin à proximité", assure son PDG, Thomas Folegot. La société bretonne a mis au point une cartographie de prévision du bruit et de ses effets, ainsi qu'une bouée acoustique intelligente capable de détecter et d'identifier en temps réel certaines espèces. Conçu avec Michel André, l'instrument peut aussi prévenir les navires pour qu'ils changent de cap et évitent une collision avec un animal.

exemple Carte bruit marin

Un exemple de cartographie d'intensité du bruit marin, centré autour de la Corse et mesuré pendant le mois d'octobre 2018.

© / Quiet Oceans

En parallèle de cette écoute, il existe des solutions pour limiter nos émissions sonores ; par exemple, en les étouffant. "Autour d'un chantier sont parfois installés des rideaux de bulles, inspirés des bulleurs d'aquarium : lorsqu'un son les traverse, il s'atténue", explique Julien Bonnel. A bord des navires, des techniques réduisent déjà le tapage aquatique. "La plupart de nos bateaux militaires étant discrets en mer, on a un coup d'avance sur ce nouvel enjeu pour les civils", sourit Christian Audoly, à la tête d'une équipe de 30 personnes à Naval Group, le constructeur des sous-marins français.

Le Scorpène est un sous-marin d'attaque conventionnel, fabriqué par les chantiers français DCNS, ici à Cherbourg le 21 octobre 2003

Les sous-marins, experts en la matière de furtivité, et donc de discrétion sonore sous l'océan.

© / afp.com/MYCHELE DANIAU

La recherche vise d'abord à travailler sur la vibration des moteurs en la diminuant avec de simples systèmes d'isolation. Ensuite, sur les hélices, dont la rotation dans l'eau génère des bulles (phénomène dit de "cavitation"), qui représentent la principale pollution sonore provoquée par les navires de commerce. Ici, le design des pales est déterminant, arbitré par un compromis entre la discrétion et l'efficacité. Enfin, de nombreux travaux hydrodynamiques portent sur l'écoulement de l'eau sur la coque afin de limiter les turbulences.

Améliorer la réglementation

"Tout se joue cependant à la conception du navire, prévient Christian Audoly. S'il n'a pas été conçu à partir de ces trois points, c'est très difficile et coûteux à intégrer a posteriori." D'autant que les cargos ou tankers (80 % du commerce maritime mondial) n'ont actuellement aucune contrainte légale en matière d'émission de bruits. Du moins, pour l'instant. L'Europe a bien mis en place une directive inédite pour le milieu marin, reconnaissant 11 indicateurs de son état de santé écologique, dont les sources sonores, mais il n'existe pas de texte contraignant au niveau mondial. "Tous les pays n'appliquent pas les mêmes règles, toutefois, nous assistons à un renforcement évident des législations", conclut avec optimisme Thomas Folegot. Face à la pollution sonore, plus question de noyer le poisson.

L'adaptation aux sons marins - Preuve de leur intelligence parfois insoupçonnée, certains mammifères se sont adaptés à la pollution sonore marine. Mieux, ils ont appris à en tirer bénéfice : "En Alaska, les cachalots savent reconnaître le bruit exact d'un bateau de pêche mettant à l'eau une ligne, sur laquelle ils viennent se servir", souligne l'acousticienne Delphine Mathias. Pour les éloigner, les pêcheurs ont mis au point des répulsifs sonores, sortes d'épouvantails marins. Sauf que, pour l'heure, ils aggravent la pollution sonore et offrent le signal encore plus évident d'un repas imminent !

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