Reportage

Iran : «Si l’eau ne revient pas, j’irai m’immoler devant chez Khamenei»

Autour de la troisième ville du pays, frappée par la sécheresse, les paysans se soulèvent, malgré les risques, contre le détournement de l’irrigation vers une cité voisine.
par Paul Gasnier, Envoyé spécial à Ispahan
publié le 22 janvier 2019 à 20h36

Cent jours. Cela fait cent jours qu’Ali, 75 ans, a cessé de travailler. Avec d’autres paysans, il a installé une grande tente pour protester, au bord de la route qui relie son village de Zardanjan à Ispahan, la troisième ville d’Iran. A perte de vue, la terre est jaune, craquelée, et les arbres dénudés. Ce matin de janvier, ils sont cinq à se réchauffer autour d’un tronc de pommier qui se consume et chauffe une théière en métal, dernier usage qu’ils ont trouvé à cet arbre qui ne porte plus de fruits depuis des années. «Les mollahs au pouvoir ont décidé de nous retirer l’eau pour la donner à d’autres villes», déplore Ali. Autour d’Ispahan, plus de huit fermes sur dix auraient été abandonnées, faute d’irrigation suffisante.

Le visage serré dans un keffieh rouge et sillonné par une vie à travailler la terre, il tient à nous montrer ses mains, d'imposantes pognes dures comme de la corne. «Regardez, j'ai travaillé toute ma vie sur mon champ de blé. Je gagnais 2 millions de tomans par mois [environ 156 euros, ndlr]. Aujourd'hui j'ai tout perdu.» Autour du foyer, la conversation s'anime. Ali le jure : «Si l'eau ne revient pas, j'irai m'immoler devant la résidence de Khamenei [le Guide suprême qui dirige le pays]

Sur le bord de la route, un écriteau affiche leur douleur aux voitures qui les ignorent. «Nous sommes un million de paysans à Ispahan. Le gouvernement doit agir avant qu'il ne soit trop tard.» Le piquet est accompagné d'une citation du prophète Mahomet : «Dans ton royaume, fais en sorte que les paysans ne soient pas opprimés.»

Dans un pays où la contestation est risquée, l’audace de ces fermiers est à la mesure de leur détresse. Depuis l’année dernière, les paysans de la province d’Ispahan se soulèvent contre la sécheresse qui tue leurs récoltes. 2018 fut l’année la plus aride en Iran depuis quarante-sept ans, selon le ministre de l’Energie, avec un taux de précipitation ne représentant qu’un tiers de la moyenne mondiale. Une désertification accélérée par le détournement des canaux d’irrigation au profit de Yazd, capitale de la province aride voisine. Mi-novembre, des fermiers ont même saboté les conduites d’eau qui approvisionnent Yazd. Une opération violemment réprimée par la police.

La fronde paysanne a pris un tour politique le 5 décembre : 18 députés de la province d'Ispahan ont démissionné du Parlement pour protester contre l'annulation du budget 2019 d'un projet d'acheminement d'eau. Le président Rohani avait pourtant promis de ressusciter le Zayandeh-rud, le «fleuve fertile» qui a fait la prospérité de la région, aujourd'hui à sec. Leur lettre de démission était sans équivoque : «Si on ne peut même pas garantir l'accès à l'eau potable pour des millions de personnes, notre présence au Parlement n'a plus de raison d'être.»

Pistaches. Cet acte de défiance, sans précédent au parlement de la République islamique, a reçu le soutien de l'ayatollah d'Ispahan, Yousef Tabatabai-Nejad. Dans son prêche du 21 décembre, il déclarait : «Si le gouvernement veut percevoir l'impôt des Ispahanais, il doit le dépenser pour nous.» En 2016, le clerc avait dénoncé un autre bouc émissaire, en claironnant que l'assèchement était une punition divine causée par les femmes qui faisaient des selfies au bord du fleuve.

Sur les berges du Zayandeh-rud, la splendeur de la capitale safavide a cédé la place à un spectacle de désolation. Le fleuve a tout bonnement disparu. Le pont Khaju, emblème de la ville construit en 1650, est devenu le symbole criant de cet assèchement : chaque soir sous ses arches, Hassan, 60 ans, se retrouve avec d’autres habitants de sa génération pour chanter sa nostalgie d’une époque où l’eau coulait encore. Une tradition née de l’acoustique exceptionnelle offerte par la structure du viaduc. «Ce pont était un des plus beaux endroits de mon pays», se désole Hassan, dans un fort accent ispahanais. «Les gens s’allongeaient au bord de l’eau, pique-niquaient. Maintenant c’est fini.» Le retraité a vu le climat changer : «Regardez, on est en plein hiver et il ne neige même plus…»

«C'est une aberration d'avoir capté l'eau d'Ispahan pour la transporter à Yazd, une région très désertique», estime un chercheur occidental. Les effets du réchauffement climatique et de la pression démographique ont été aggravés par des décisions politiques qui auraient été prises en dépit du bon sens : le président Rafsandjani (1989-1997) aurait détourné la rivière pour approvisionner l'industrie de Yazd et, au passage, irriguer ses champs de pistaches, dont il était l'un des plus gros exportateurs ; une politique continuée par Mohammad Khatami (1997-2005), né dans la région de Yazd, qui aurait favorisé sa ville d'origine. Mais les experts s'accordent pour pointer du doigt la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), qui aurait laissé proliférer les puits illégaux et autorisé les paysans d'autres régions à puiser allègrement dans le Zayandeh-rud pour irriguer leurs champs.

Aciérie. «On est entrés dans une situation de stress hydrique très dangereuse, explique le même universitaire. Au-delà de 40 % d'utilisation de l'eau, on menace la capacité d'approvisionnement à long terme. A Ispahan, on atteint 80 %. C'est une des régions du monde où ce taux est le plus élevé.» Et le peu d'eau dont dispose encore la région est pompé par l'usine de Saba, une gigantesque aciérie en périphérie d'Ispahan, qui emploie près de 15 000 personnes et dont les volutes de fumée blanche sont visibles à des kilomètres à la ronde.

La jacquerie paysanne qui agite Ispahan est surtout un cas d’école des conflits autour de l’eau qui pourraient déstabiliser la région dans les prochaines années. «Il y a de très fortes chances que ce type de conflits se multiplient, analyse le chercheur. L’eau devient un enjeu géopolitique entre les régions d’amont et les régions d’aval.»

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