Publicité
Décryptage

Au Japon, Carlos Ghosn n'est pas encore jugé mais déjà condamné

ANALYSE. Procureurs tout-puissants, dossiers minutieusement ficelés, taux de condamnation record : la machine judiciaire japonaise est implacable à partir du moment où un suspect est mis en examen. On voit mal comment l'ancien président de Nissan pourrait y échapper.

Avant de se saisir du dossier Ghosn, le parquet s'est longuement interrogé. Il ne s'attaque, en effet, qu'aux affaires qu'il est certain de gagner.
Avant de se saisir du dossier Ghosn, le parquet s'est longuement interrogé. Il ne s'attaque, en effet, qu'aux affaires qu'il est certain de gagner. (AFP)

Par Yann Rousseau

Publié le 23 janv. 2019 à 08:44

Deux heures du matin, le 30 juin 1966. Les pompiers de Shimizu, au centre du Japon, sont appelés sur l'incendie d'une maison. Dans les décombres fumants, quatre cadavres. Celui d'un homme, cadre dirigeant dans une société de production de miso, ceux de son épouse et leurs deux enfants. Tous les corps portent de profondes blessures à l'arme blanche. Très vite mobilisés, les policiers acquièrent la conviction que le tueur pyromane est un employé venu dérober le patron.

Les enquêteurs arrêtent Iwao Hakamada, un salarié de trente ans. Après 23 jours de garde à vue, marqués par les coups, les menaces, les privations de sommeil et d'eau, il avoue. Ses rapides rétractations ne servent à rien. En septembre 1968, il est condamné à la pendaison.

Les procureurs évitent les cas délicats

En 2014, après quarante-cinq ans dans le couloir de la mort, le juge d'un tribunal local, qui s'était replongé dans son dossier, l'a fait libérer et a demandé l'organisation d'un nouveau procès. Aujourd'hui âgé de quatre-vingt-deux ans, Iwao Hakamada attend une décision finale de la Cour suprême. Ses chances sont infimes. Les décisions des procureurs publics ne sont contredites que dans 0,03 % des cas (chiffre de 2016, le dernier connu). Le taux de condamnation des mis en examen atteint lui… 99,97 %. Un record pour une démocratie.

Publicité

Face à cette implacable machine judiciaire, Carlos Ghosn, déjà mis en examen trois fois pour des minorations de revenus et un abus de confiance aggravé, et dont la nouvelle demande de remise en liberté vient d'être rejetée, n'a quasiment aucune chance. Avant de se saisir de son dossier, le parquet s'est longuement interrogé. Il ne s'attaque, en effet, qu'aux affaires qu'il est certain de gagner. Avant d'oser arrêter et accuser le PDG de Renault et ancien président de Nissan, le procureur a largement consulté sa hiérarchie dans le cadre du système du  « Kessai », qui implique une forme de partage du risque au sein de l'organisation judiciaire : on jauge ensemble les premiers éléments récoltés avant l'interpellation et on envisage les peines possibles.

Au fil de ce triage, tout dossier criminel jugé fragile est écarté. Inquiet pour les risques qu'un échec ferait peser sur leur carrières, les procureurs évitent systématiquement les cas délicats. En moyenne, chaque année, 60 % des affaires criminelles ne débouchent ainsi sur aucune mise en examen, surtout lorsque la preuve est difficile établir (les viols par exemple).

Dans ce système parfaitement huilé, les juges, qui sont théoriquement appelés à contrôler la procédure en toute indépendance, se dressent rarement contre les recommandations des procureurs.

Dans de rares cas, certains magistrats osent toutefois aller contre l'avis du parquet lorsqu'ils estiment que l'accusation a abusé de son pouvoir. Ce fut le cas en décembre dans l'affaire Ghosn, quand un juge a refusé l'extension de la seconde garde à vue imposée au patron franco-brésilien, arguant que le chef d'accusation avancé par le procureur était trop similaire à celui retenu lors de la première garde à vue. Le Français avait finalement été réarrêté.

Pression psychologique

Pour s'éviter ces humiliantes rebuffades, les procureurs cherchent à tout prix à obtenir, en marge de la recherche de preuves, des confessions complètes de leurs inculpés. Et ils y parviennent dans près de 90 % des cas. Si les enquêteurs n'ont jamais recours aux maltraitances physiques, ils continuent d'exercer une pression psychologique forte sur leurs suspects et usent notamment de longues phases de détention provisoire pour décrocher ces aveux. Ils disposent d'une garde à vue de 23 jours et de possibles réarrestations pour étendre cette séquence de prison.

Retenus pendant des semaines, sans le droit de parler aux autres prisonniers, de jeter un coup d'oeil vers les autres cellules ou même de se lever et de s'allonger en dehors des heures réglementaires, les suspects ont seulement le droit de lire et d'écrire. Le soutien de leur avocat est très limité. Ils n'ont pas accès au dossier monté par l'accusation et ne peuvent assister leur client lorsqu'il est interrogé par le procureur. Ils le rencontrent seulement en marge de ces auditions.

Seuls face au prisonnier, les procureurs agitent souvent la promesse des visites de leurs proches ou des peines moins lourdes ainsi que des procès plus brefs et moins coûteux. A Carlos Ghosn, qui est traité comme tous les autres suspects, ils offrent la perspective d'une libération sous caution dans un chantage dénoncé comme une  « justice de l'otage » par les pénalistes du pays.

A part quelques affaires de crimes de sang qui sont débattues, depuis 2009, devant des jurys populaires, la plupart des accusés seront jugés par un panel de magistrats professionnels. Et les peines tombent sans surprise, quelle que soit l'excellence de la défense. Cette prédictibilité est une forme de pression qui fait craquer beaucoup de suspects. Au point que, parfois, certains avouent à tort.

Publicité

Critiques internationales

Mais il existe peu de statistiques au Japon permettant de mesurer la fréquence de ces erreurs judiciaires et de la comparer à d'autres systèmes. Le pays préfère pointer la sécurité exceptionnelle de ses rues et son très faible taux de délinquance. Même les cas de récidives sont en fort recul. Pourquoi se réformer ?

Depuis l'arrestation spectaculaire du PDG de Renault, les critiques internationales se sont toutefois abattues sur le système japonais. Elles ont même initié un début de débat dans la presse nippone et le milieu judiciaire. Le président du Keidanren, le patronat du pays, a évoqué une réforme de la procédure pénale. Mais cet enjeu ne transpire pas dans l'espace politique, où l'on s'offusque des accusations des étrangers. Et pour l'opinion publique effarée par les révélations sur le patron français, il n'y a pas de sujet. Déjà coupable, Carlos Ghosn sera condamné.

Yann Rousseau  (Correspondant à Tokyo)

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité