« Le malaise par rapport à l’abattage va bien au-delà des vegans »

Entretien avec Didier Toubia, co-fondateur d’Aleph Farms, startup israélienne spécialisée dans la « viande durable », conçue en laboratoire et sans abattage.
« Le malaise par rapport à l’abattage va bien au-delà des vegans »

Entretien avec Didier Toubia, co-fondateur et PDG d’Aleph Farms, startup israélienne spécialisée dans la « viande durable », conçue en laboratoire et sans abattage. 

Produire de la viande in vitro, à partir de cellules souches, mais dont le résultat n’aurait pas grand chose à envier à un steak « normal » : la piste est explorée par plusieurs start-ups à travers le monde. Aleph Farms est l’une d’elles. Son co-fondateur Didier Toubia, ingénieur agronome français, défend une approche différente des autres start-ups, qui consiste à s’attaquer frontalement au problème de la viande plutôt qu’à le contourner avec des substituts végétaux. Cette « viande durable », dit-il, pourrait être commercialisée à l’horizon 2021–2022. 

Didier Toubia ©Aleph Farms

Usbek & Rica : « Si les abattoirs avaient des vitres, on serait tous végétariens » dit l’ex-Beatle Paul McCartney. Est-ce ce genre de pensées qui guide les recherches d’Aleph Farms?

Didier Toubia : La situation est simple : les gens aiment la viande mais ne veulent pas savoir d’où elle vient. Si le consommateur voyait tout le processus de production de la viande de A à Z – de la naissance de l’animal à l’abattage et jusqu’au dépeçage – il arrêterait demain matin d’en manger ! A ce jour, les études montrent qu’aux États-Unis, 90 à 92% des Américains mangent régulièrement de la viande. Néanmoins, 47% des Américains se disent favorables à la fermeture des abattoirs. D’un côté, on consomme de la viande, de l’autre, on refuse que l’on abatte des animaux… Ce malaise par rapport à l’abattage va ainsi bien au-delà du groupe social vegan. Et il confirme la pertinence d’une proposition de production de viande sans abattage.

 

Ainsi, plutôt que de travailler sur des substituts végétaux, Aleph Farms développe de la viande animale, sans abattage. Expliquez-nous…

Notre idée n’est pas de remplacer la viande par autre chose mais bien de produire de la viande de manière améliorée. C’est la grosse différence d’approche par rapport à ceux qui produisent des substituts à base de soja, de champignons ou autres. Ces derniers partent du principe qu’il y a un problème dans la manière dont la viande est produite. Leurs substituts se veulent proches de la viande de façon à aider les personnes souhaitant ne plus en manger à opérer cette transition le moins ou le plus du tout. Notre approche est radicalement différente ! Elle part du constat suivant : l’écrasante majorité des consommateurs mange de la viande aujourd’hui. Cette proportion demeure plutôt stable et je ne pense pas qu’elle baissera dramatiquement dans les années qui viennent. Si on veut avoir un réel impact sur le cours des choses, plus qu’à travers les solutions offertes par les substituts à base de végétaux, il paraît donc urgent de s’atteler à résoudre le problème de la viande elle-même, de ses méthodes de production et de sa qualité, et de produire de la viande que les gens continueront de manger sans rencontrer les soucis actuels.

 

Au fond, quel est votre objectif ? En finir avec l’élevage tel qu’il se pratique aujourd’hui ?

Oui et non… Mais je le précise d’emblée, je n’ai aucun problème personnel avec la manière traditionnelle d’élever une vache ! Néanmoins, le temps où l’éleveur pouvait entretenir une réelle connexion, un réel respect avec sa bête est révolu. Il y a 50 ou 60 ans, l’abattage d’un animal constituait un événement social. A contrario, dans les élevages industriels d’aujourd’hui, les vaches sont perçues comme des machines à produire des protéines.

« Dans les abattoirs, les vaches sont abattues à la chaîne à raison d’un animal toutes les 3 secondes »

Au lieu de leur donner des noms, on leur donne un numéro… Les éleveurs, du moins la grande majorité d’entre eux, envoient désormais leurs bêtes dans des abattoirs où leurs vaches sont abattues à la chaîne, à raison d’un animal toutes les 3 secondes. L’idée de la « viande durable » est de restaurer une relation réelle à l’animal. En lieu et place de l’élevage industriel et de l’abattage à la chaîne en usine, produisons de la viande dans nos fermes et préservons les exploitations de haute qualité, les élevages traditionnels. Notre idée n’est pas de remplacer la belle tradition par de la technologie, mais de remplacer la misère animale par une meilleure manière de produire des protéines.  

©Aleph Farms 

A vous écouter, le futur paraît à portée de main…

La différence entre l’homme et l’animal, c’est cette capacité à améliorer la nature. L’électricité, par exemple, est un phénomène naturel que l’homme est parvenu à maitriser. Aujourd’hui, pour produire et fournir de l’électricité de manière contrôlée, on fait appel à de la technologie, et ce faisant, on améliore la condition humaine. Chez Aleph Farms, en un sens, nous faisons pareil : nous prenons un processus naturel, l’élevage animal, et nous l’améliorons en résolvant les problèmes rencontrés jusqu’ici par la production de viande.

« Le procédé de la viande de culture ressemble à l’idée de produire une laitue déconnectée du sol » 

Si on y réfléchit, le procédé de la viande de culture est assez similaire aux méthodes d’agriculture hydroponiques : les laitues et fraises sont cultivées sur des racks, avec très peu d’eau, dans des conditions contrôlées. Si vous aviez parlé à un agriculteur, il y a deux ou trois générations, de la possibilité de produire des laitues suspendues dans l’air, il vous aurait traité de fou ! L’idée est la même pour nous : au lieu de produire de la viande connectée à l’animal, nous utilisons les mêmes graines mais à l’extérieur de ce même animal, et toujours dans des conditions contrôlées. Cela ressemble à l’idée de produire une laitue déconnectée du sol. Les gens mangent déjà de ce type de produits sans même le savoir. En Israël, les laitues que nous consommons sont produites de cette façon. Et il y a fort à parier que cela deviendra la « common practice » dans bien des domaines, d’ici 20 ou 30 ans.

 

Concrètement, que pouvez-vous nous dire de l’avancée de vos recherches ?

Notre avance réside aujourd’hui en notre capacité à cultiver de la vraie viande. Nous travaillons au Technion, avec la Professeure Shulamith Levenberg, une chercheuse reconnue au niveau mondial en matière d’ingénierie tissulaire. La Professeure Levenberg a initialement développé sa technologie dans le domaine médical, en cultivant des tissus reproduisant les fonctionnalités des organes endommagés par des accidents ou des maladies, en recréant notamment un pancréas pour des patients diabétiques. La plateforme sur laquelle nous avons commencé à travailler est ainsi l’adaptation d’une plateforme médicale à un environnement agro-alimentaire : l’environnement est différent, mais la technologie est la même. Son principe tient en l’isolation de cellules d’un être vivant et à l’utilisation de ces mêmes cellules pour produire des tissus à l’extérieur du corps. Les premiers essais sont concluants ! Nous travaillons désormais sur la texture de la viande, son goût, son fumet mais aussi sur l’extension de la production en vue d’une première commercialisation à l’horizon 2021–2022. Les échelles seront bien différentes de celles en laboratoire : dans l’agro-alimentaire, on a besoin de produire de grandes quantités à un coût adapté, avec toujours en tête l’impératif de qualité élevée. Dans l’industrie médicale, les quantités sont très faibles et les coûts astronomiques…

©Aleph Farms

L’enjeu de la « viande durable », c’est aussi – et surtout – la révolution environnementale qu’elle permettrait…

En termes de besoin en eau et en terres arables, la production de notre « viande durable » est bien moins gourmande qu’une viande produite de manière traditionnelle. Rappelons que pour produire 1kg de bœuf, il faut aujourd’hui entre 10 et 15 000 L d’eau sur toute la durée de vie de l’animal (ce qui inclut l’eau pour produire les aliments dont il se nourrit, et l’eau qu’il boit directement). Les quantités de terre nécessaires pour produire du bœuf sont donc gigantesques.

« Le gros avantage de la viande durable, c’est qu’elle peut être produite n’importe où, y compris dans les centres-villes »

En produisant de la viande durable, on pourrait réduire entre 90 et 98 % les besoins en eau et en terres arable ! Cela permettrait ainsi de libérer des ressources pour produire plus de nourriture destinée aux populations plutôt qu’aux vaches. Cela permettrait également de résoudre un tas d’autres problèmes épineux. Par exemple, le gros avantage de la viande durable, c’est qu’elle peut être produite n’importe où, y compris dans les centres-villes ! Nous réduisons non seulement l’impact environnemental de l’élevage mais aussi celui du transport de la viande, de la pollution qu’il engendre et du coût de tous ces frais. Bientôt, au centre de Paris ou de n’importe quelle autre capitale, on pourra produire de la viande durable et la distribuer localement !

 

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Image à la Une : Aleph Farms

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