La Croix : Vos films semblent esquisser un glissement de la question sociale…

Pierre Schoeller : « La révolte ne vient pas de nulle part »

Pierre Schoeller : Il vient naturellement dans la succession des films. Versailles évoquait le choc entre un monde historique préservé (le château de Louis XIV) et un point aigu de douleur sociale, la grande pauvreté. Le suivant, L’Exercice de l’État, se concentrait sur le gouvernement, le lieu du pouvoir et de l’action ou de l’inaction, de la puissance ou de l’impuissance. Les derniers mots du film sont prononcés par le président de la République, face aux images de la révolte des ouvriers de Continental qui attaquait la préfecture : « On est dans la grande colère. Le peuple a toujours le droit à la colère puisqu’il n’a pas le pouvoir. » Je prenais des éléments de la vie sociale qui arrivent tous les jours sous nos yeux. Le cinéaste propose des images pour apporter un autre regard, une autre vision.

Avec Un peuple et son roi, je traite du rapport très profond entre la communauté et l’incarnation du pouvoir, rapport toujours complexe, encore de nos jours. J’ai mis plus de six ans pour l’écrire, le produire, le réaliser et le sortir en salles. Déjà, le mot peuple dans le titre, j’ai dû l’imposer. Je n’avais pas vu venir les « gilets jaunes », du moins pas sous cette forme. Mais je sentais le besoin de débattre, de discuter.

Dans les premiers temps, la Révolution s’appelait la Régénération. Une idée peut-être à souffler à Emmanuel Macron qui cherche à « régénérer » la Ve République. Le peuple débat, se heurte à une résistance, à la puissance des rapports de force. Néanmoins, il y a délibérations et votes. Si la parole n’est pas écoutée, ni entendue, le pouvoir aura du mal à passer en force. La discussion doit être en profondeur.

La Révolution fut un grand moment d’éducation politique pour tout le monde. Les intervenants n’étaient pas si nombreux à prendre la parole. Les autres écoutaient, se forgeaient une opinion, un raisonnement. Sous la Constituante, non seulement les députés écoutaient mais le public était présent. Cette attention mobilisait toute la société. La citoyenneté se construisait.

Et vous sortez ce film, trois mois avant le surgissement de la révolte des « gilets jaunes »…

P. S. : Je ne suis pas certain qu’un film ait la moindre action sur l’opinion. Les cinéastes ne sont pas forcément des relais. S’il s’agit de montrer que les « gilets jaunes » ne sont pas seuls et ne viennent pas de nulle part, on peut toujours établir un parallèle. À la Révolution, le peuple dans la rue brûlait les octrois ; aujourd’hui, ils brûlent les péages…

Comment expliquez-vous le grand silence des intellectuels ?

P. S. : Même face au grand débat, ils restent étrangement muets. Ils se cantonnent assez loin, avec une grande prudence, décontenancés face à ce mouvement hors norme et hors cadre. Mais pas hors sol. C’est un mouvement sur le partage et les subsistances. Les revendications des « gilets jaunes » sont légitimes. C’est l’expression de la misère d’un monde qui travaille et n’arrive plus à vivre dignement.

Et qui ne comprend pas la politique menée par Emmanuel Macron qui taxe leurs maigres revenus et s’abstient de ponctionner ceux qui représentent la richesse. Jusqu’où ça va s’arrêter, se demandent-ils. Ils réclament de pouvoir vivre mieux et d’en avoir le droit. C’est une révolte d’exploités qui vient frontalement contredire le système libéral. La question de la répartition des richesses provoque une exaspération très profonde.

Pensez-vous, comme cinéaste, être une sorte de sismographe, doté d’une sensibilité particulière ?

P. S. : Non. Nous sommes beaucoup à sentir l’imminence de ces secousses d’un corps social malmené, prêt à se révolter, et à le dire. Notre difficulté, comme artistes, est de trouver une forme et un langage pour les traduire, les mettre en lumière. Mon cinéma est transversal. Je me nourris de recherches, d’enquêtes, de rencontres, de discussions, d’observations, de consultations d’archives pour m’imprégner du sujet. J’y passe beaucoup de temps. Je m’inspire du réel, des expériences vécues. Je lis aussi des rapports très sérieux qui recèlent toujours de précieuses informations.

Dans L’Exercice de l’État, les conseillers du ministre avaient fait venir un chômeur dans son bureau. Mais plongé dans cette situation symbolique très forte, il n’arrivait pas à parler, restait bloqué. Les « gilets jaunes » ont passé cette frontière. Ils s’autorisent à prendre la parole pour dire ce qu’ils vivent, pour décrire leur situation réelle sur la place publique. Le temps d’élaboration, de fabrication et de sortie d’un film ne garantit jamais son effet. Tout dépend du moment. Un peuple et son roi semble prémonitoire mais il a été un échec en salles…

Vous n’avez jamais la sensation de mettre au jour, de révéler, par vos films, des secousses souterraines ?

P. S. : Je sens, mais je ne pressens pas. Le gouvernement, comme l’opposition, déborde de rapports, d’analyses, d’explications sur la fracture sociale. C’est dit et redit. Mais les alertes ne sont ni écoutées, ni entendues parce que les forces à l’œuvre sont très puissantes. La révolte ne vient pas de nulle part.