Yémen : l'ombre de l'armement français

Des chars Leclerc fabriqués en France de la coalition menée par l'Arabie saoudite, déployés à Aden (Yémen) le 3 août 2015, durant une opération militaire contre des rebelles chiites hutis et leurs alliés.
Des chars Leclerc fabriqués en France de la coalition menée par l'Arabie saoudite, déployés à Aden (Yémen) le 3 août 2015, durant une opération militaire contre des rebelles chiites hutis et leurs alliés.
Des armes françaises sont-elles utilisées au Yémen ?
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Yémen : l'ombre de l'armement français

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Enquête | Des armes françaises sont-elles utilisées contre des civils par les pays de la coalition, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes, engagés dans la guerre au Yémen ? Les autorités françaises estiment que le risque est "sous contrôle". Ce que contestent de nombreuses sources.

C’est une " sale guerre" qui se déroule loin des stylos, des caméras et des micros, au Yémen. Plus de 10 000 morts civils, plus de 20 millions de personnes qui ont besoin d’aide humanitaire, 14 millions de Yéménites qui n’ont pas accès au soin : la situation humanitaire est dramatique.

Ce conflit oppose les rebelles chiites houtis à une coalition internationale menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, avec le soutien des États-Unis. Mais pas seulement.

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Car la France entretient de longue date des relations commerciales avec l’Arabie saoudite. Ce pays était même en 2017 le deuxième client de la France en matière de ventes d’armes : 11 milliards d'euros de commandes ces neuf dernières années. Début 2017, lorsqu’il était président de la République, François Hollande a même donné son feu vert à une autorisation administrative sur une vente d’armes aux Saoudiens… contre l’avis de son ministre des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault.

Quant aux Émirats arabes unis, autre client important, la France entretient des liens de coopération militaire très serrés avec ce pays : accord de défense et installation d’une base militaire à Abu Dhabi en 2009.

1) Y a-t-il des crimes de guerre au Yémen ?

C’est plus que probable. Selon un rapport d’un groupe d’experts, mandaté par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, toutes les parties au conflit (particulièrement les pays de la coalition) pourraient être responsables de crimes de guerre et de graves violations du droit international.

Selon ce rapport, les frappes de la coalition menées par l’Arabie saoudite "ont causé le plus de victimes civiles directes".

Il y a des faits qui sont susceptibles d’être qualifiés de crimes de guerre, nous confirme le président de ce groupe d’experts, Kamel Jendoubi. Plusieurs objectifs civils ont été attaqués : des cortèges funèbres, des mariages, des hôpitaux, des immeubles… des quartiers où il n’y avait aucun objectif militaire.

2) Quelles armes françaises retrouve-t-on au Yémen ?

"Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite." C’est ce qu’a affirmé la ministre des Armées, Florence Parly, le dimanche 20 janvier 2019, sur France Inter.

Pourtant, selon l’Observatoire des armements (qui a publié en avril 2018 un rapport avec la FIDH, la Ligue des droits de l’homme et Sisters' arab forum for human rights), il existe une quinzaine de références d’armes françaises qui pourraient être impliquées dans la guerre au Yémen : blindés légers, hélicoptères de transport, drones de surveillance, fusils de précision, frégates, patrouilleurs en soutien aux navires de guerre, avions ravitailleurs, obus de mortier…

De l’armement exporté dans les années 90, comme les chars Leclerc vendu aux Émirats arabes unis, est également utilisé au Yémen, comme le montre cet article d’un instructeur militaire sur "les leçons de l’engagement des chars Leclerc au Yémen" dans lequel on apprend que "les chars Leclerc ont une disponibilité opérationnelle plus que satisfaisante".

Des Mirages 2000 ont également été vendus par Dassault aux Émiratis avant le début du conflit. Des systèmes (baptisés "pods") de ciblage et de reconnaissance de l’entreprise Thales équipent également ces Mirages.

Par ailleurs, le gouvernement continue à autoriser la signature de nouveaux contrats comme la vente de corvettes Gowind 2500 conçues par Naval Group aux Émirats arabes unis ou la fourniture de patrouilleurs à l’Arabie saoudite, début 2018 fabriqués par le chantier naval de Cherbourg.

Des canons Caesar (Nexter), d’une portée de 40 kilomètres ont également été livrés à l’Arabie saoudite, officiellement placés le long de la frontière saoudienne. Mais pour Aymeric Elluin d’Amnesty International France, "ces canons montés sur des camions sont facilement déplaçables et peuvent toucher des civils".

La France fournit également de l’aide satellitaire et de l’armement numérique, notamment à travers une société française, baptisée Ercom, qui vend sa technologie de surveillance des télécommunications à l’Arabie saoudite et à l’Égypte.

3) Des entreprises françaises peuvent-elles être inquiétées ?

Sur le papier, oui.

En effet, on ne vend pas uniquement des armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, mais aussi tout un accompagnement technique : pièces détachées, formation de techniciens, modernisation du matériel, maintenance, remise en condition opérationnelle…"

Cette assistance d’entreprises françaises aux militaires saoudiens et émiratis peut être constitutive de complicité crime de guerre, si cela concerne du matériel utilisé à l’encontre de civils yéménites", estime Hélène Legeay, spécialiste des questions d’armements au Yémen.

"La responsabilité pénale d’une entreprise [française] peut être engagée du chef d’homicide involontaire et complicité de crimes de guerre s’il est établi qu’après le début du conflit, et malgré les dénonciations publiques des violations graves perpétrées par les parties au conflit, elle a livré du matériel ou assuré des formations qui ont permis de commettre l’une de ces violations", estime également le rapport du cabinet d’avocats Ancile.

Un blocus maritime préoccupant

En effet, toute une partie de l’aide humanitaire est régulièrement bloquée par des navires de la coalition, avec des conséquences catastrophiques pour la population civile. Une situation qui peut constituer un crime de guerre selon le groupe d’experts des Nations unies. Or des navires français et de la maintenance sont fournis aux pays de la coalition. "En application du droit humanitaire international, il peut y avoir une qualification de crime de guerre, si l’intention est prouvée par une instance judiciaire, explique le président du groupe d’experts, Kamel Jendoubi. Le risque juridique existe, c’est clair et net."

4) Pourquoi la France est-elle a priori hors de portée d'une plainte ?

Selon une étude juridique, rédigée en mars 2018, à la demande d’Amnesty International et d’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), il existe un risque juridique extrêmement élevé que les transferts d’armes de la France vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis soient illégaux.

En effet, la France a signé le Traité international sur le commerce des armes (TCA), en 2014, et la position commune de l’Union européenne, en 2008. Ces textes imposent normalement à la France de suspendre ses ventes d’armes, s’il existe un risque qu’elles puissent servir à commettre ou à faciliter des violations des droits de l’homme ou du droit humanitaire. Ce qui semble bien être le cas dans la guerre au Yémen.

"Mais la France s’est bien gardée de transposer ces traités dans son droit national, regrette Hélène Legeay. Par conséquent, un citoyen français ou yéménite ne peut pas poursuivre la France devant un tribunal pour avoir violé ses engagements internationaux."

Pour le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, le traité sur le commerce des armes a été "directement intégré au sein de notre droit national, sans qu’il soit besoin de mesure de transposition interne particulière". Concernant la position commune européenne, elle "ne requiert pas de mesures de transposition" estime le Quai d’Orsay.

De son côté, l’association ASER (Action sécurité éthique républicaines) a saisi le tribunal administratif de Paris afin de demander la suspension des licences d’exportation et de matériel de guerre vers les pays impliqués dans la guerre au Yémen.

5) Pourquoi n’y a-t-il jamais eu une commission d’enquête ?

"On m’a expliqué qu’il y avait des enjeux économiques trop importants, et qu’il fallait donc mettre ma demande de commission d’enquête sous le tapis !" Le député de Haute-Garonne Sébastien Nadot (exclu du groupe La République en marche en décembre 2018 pour avoir voté contre le budget) s’est vu refuser la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes au Yémen.

À la place, la commission des Affaires étrangères a préféré créer une mission d’information parlementaire, mais avec moins de pouvoir. Le co-rapporteur de cette mission, le député des Hauts-de-Seine LaREM Jacques Maire, un ancien diplomate, dit vouloir "améliorer le dispositif" de contrôle, mais "sans fragiliser l’armement français".

Pour Aymeric Elluin d’Amnesty International France, "il faut que la France renforce le débat contradictoire sur le sujet, comme aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Et que les ventes d’armes deviennent un sujet comme les autres lors de l’élection présidentielle."

"Nous respectons nos engagements internationaux" La réponse du ministère des Affaires étrangères

Interrogé sur les principaux points de notre enquête, le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères précise que "tout ce qui peut porter atteinte à la sécurité des civils fait partie des critères qui [le conduit] à autoriser ou ne pas autoriser ces exportations" d’armement, dans le cadre d’une "analyse au cas par cas".

"Nous respectons nos engagements internationaux pour toutes les ventes d’armes", affirme le ministère.

Pour le Quai d’Orsay, la relation avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’inscrit dans le cadre de "partenariats stratégiques", avec "la volonté de contribuer à la stabilité au Moyen-Orient". "L’action déterminée des Émirats contre les cellules de Daesh et d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique implantée au Yémen soutient nos intérêts de sécurité", explique le ministère.

"Le droit international humanitaire [doit être] pleinement respecté dans la conduite des hostilités, particulièrement le principe de proportionnalité et de protection des civils au Yémen. (…) L’accès complet et sans entrave de l’aide humanitaire demeure notre principale préoccupation. (…) Seule une solution politique sera à même d’assurer une paix durable", conclut le Quai d’Orsay.

Le ministère des Armées et l’Élysée n’ont pas répondu à nos demandes d’interviews.