L'histoire secrète des boîtes de conserve d'Andy Warhol

Tout le monde a vu la fameuse série d’Andy Warhol sur les boîtes de conserve Campbell. Mais qui en connaît l’histoire secrète ? Mark Rozzo a retrouvé le galeriste par qui le pop art est arrivé.
L'histoire secrète des boîtes de conserve d'Andy Warhol
Justin Sullivan/Getty Images

Le 22 février 1987, à l’hôpital presbytérien de New York, Andy Warhol meurt des suites d’une opération de la vésicule biliaire. Ce jour-là, par une sorte de coïncidence cosmique, un galeriste de Los Angeles, Irving Blum, est en train de préparer l’envoi de trente-deux tableaux du peintre à la National Gallery de Washington. C’est lui qui a organisé la première exposition personnelle de Warhol. Il possède ces toiles depuis un quart de siècle, rangées dans leur vieille caisse d’origine toute fendue. Parfois, pour divertir ses invités, il les accroche sur une grande grille qu’il a disposée dans sa salle à manger, en quatre lignes de sept ou huit. Ces toiles de 50 cm sur 40 représentent des boîtes de soupe. Ou, plus précisément, les trente-deux variétés de concentré Campbell qui existaient à l’époque, de « haricots au bacon » à « végétarienne au légume ».

Au printemps 1962, Irving Blum avait rendu visite à Andy Warhol dans son hôtel de Manhattan. Il l’avait regardé travailler sur ses peintures au son d’un électrophone ou d’un poste de radio qui crachait des chansons pop. Puis il avait invité ce quasi-inconnu à exposer l’ensemble de son travail à la galerie Ferus à Hollywood. Warhol hésitait. Il ne connaissait pas Los Angeles et c’était à New York que tout se passait. Mais Blum avait remarqué une photo de Marilyn Monroe – le sujet d’une prochaine œuvre de Warhol – découpée dans un magazine. « Je me suis dit qu’il était cinéphile, raconte aujourd’hui Blum avec gourmandise. Je lui ai lancé : “Andy, les vedettes de cinéma viennent souvent à la galerie.” Il avait l’air impres­sionné : “Vraiment ? D’accord, alors, on le fait !” La vérité, c’est qu’à part Dennis Hopper qui était amateur d’art, aucune star ne passait jamais chez moi. »

Blum a peut-être aussi deviné que son interlocuteur était désespéré : né à Pittsburgh, Andy Warhol est à ce moment-là un dessinateur publicitaire de 33 ans qui essaie vainement de percer. Le monde des beaux-arts le voit comme un type un peu ridicule, tout juste bon à publier ses petits dessins colorés dans le magazine Glamour. Pis : il vient de perdre le juteux contrat qui le liait depuis un bout de temps à un fabricant de chaussures. Comme le résume son ami artiste Billy Al Bengston : « Andy était un fils de pute un peu flippant, mais je l’aimais bien. »

Un an plus tôt, en 1961, Warhol avait failli se faire remarquer avec des tableaux inspirés de bandes dessinées, mais un certain Roy Lichtenstein lui avait grillé la politesse avec le fameux Look Mickey. « C’est tellement mieux que ce que je fais », se morfondait Warhol, dans sa chambre d’hôtel. Il cherche alors une nouvelle idée. Une amie décoratrice, Muriel Latow, lui conseille de dessiner des billets (et lui facture d’ailleurs l’idée 50 dollars) ; puis, elle l’encourage (gratuitement, cette fois) à reproduire des boîtes de soupe Campbell. Elle a bien compris l’esprit matérialiste du temps. Le pop art est sur le point de prendre son envol pendant que le premier supermarché Walmart s’apprête à ouvrir. Roy Lichtenstein, James Rosenquist et Claes Oldenburg sont déjà montés à bord, délaissant le côté sombre et introspectif de l’expressionnisme abstrait pour exploiter l’imagerie publicitaire.

Andy Warhol et l'actrice Jane Forth, devant la fameuse peinture, à Londres en février 1971 (Express/Express/Getty Images)

La suite ? Un chapitre majeur de l’art moderne américain. Le 9 juillet 1962, la galerie d’Irving Blum expose les trente-deux toiles Campbell pour la première fois. Un grand moment pour le pop art et pour l’artiste lui-même. On est, certes, bien avant la Factory, avant les sérigraphies de stars, avant le Studio 54, avant le magazine Interview, mais c’est clairement ce jour-là que Warhol est devenu Warhol. « Quand vous pensez au pop art, vous pensez aux boîtes de soupe », tranche la conservatrice Donna De Salvo, qui organise cet hiver au Whitney Museum à New York la première rétrospective américaine de Warhol depuis trente ans.

Œuvre autobiographique
Tout s’est donc noué à la galerie Ferus, un soir d’été. Irving Blum a décidé d’accrocher les toiles sur une même ligne évoquant les rayons d’un supermarché. Il a fixé le prix : 100 dollars par tableau, dont la moitié pour Warhol. Les boîtes de conserve rouge, blanc et or sont inspirées des maillots de football américain de l’université Cornell. Elles luisent, de manière un peu ridicule et sinistre, sur les murs de la galerie. Elles semblent reproduites mécaniquement, même s’il n’existe pas deux boîtes identiques : en réalité, même si Warhol aime se présenter comme une machine, il doit projeter de la peinture à la main et utiliser un tampon gravé dans une gomme pour le motif en forme de fleur de lys dorée.

Une partie de la presse se moque franchement. Le Los Angeles Times publie une caricature où l’on voit un amateur d’art expliquer à un autre : « Fondamentalement, la crème d’asperges me laisse de marbre, mais l’intensité terrifiante du poulet vermicelles me procure un réel sentiment de paix intérieure. » Dans la même rue que la galerie d’Irving Blum, un rival expose une pyramide de véritables boîtes Campbell avec cette pancarte : « Exigez l’original. Notre prix : 33 cents. » Le magazine Artforum, lui, interprète l’œuvre comme une sorte d’« hommage au camping » et annonce clairement sa préférence : l’oignon. Le critique d’art australien Robert Hughes s’interroge sur le fond : « Cette célébration de la vacuité uniforme de la culture de masse est, en fait, son reflet cool et blasé. » Pour lui, les artistes pop manquent à leur devoir de contestation. Ils glorifient le consumérisme et la superficialité.

À dire vrai, les soupes de Warhol, et tout ce qui en a découlé, ont renouvelé la nature morte comme jamais depuis Cézanne. Elles transforment des articles de supermarchés en icônes, au sens religieux. Interrogé sur le sens de ces tableaux, Warhol a un jour répondu : « Je crois que ce sont des portraits. Pas vous ? » Comme si les personnes et les produits qu’ils consomment ne faisaient qu’un. « J’ai pris le même déjeuner à base de soupe tous les jours pendant vingt ans », aimait dire Warhol, précisant que c’est sa mère qui la lui réchauffait. Pour le poète et ami de l’artiste Gerard Malanga, cette série de boîtes de conserve, apparemment impersonnelle, est en réalité profondément autobiographique. Quand un proche lui a demandé pourquoi il a choisi de représenter ces soupes, l’artiste a répondu : « Je ne voulais rien peindre. Je cherchais quelque chose qui était l’essence du néant, et j’ai trouvé ça. »

Robe de souper
Le jour de la fermeture de l’exposition, samedi 4 août 1962 (la veille de la mort de Marilyn Monroe), seuls cinq tableaux ont suscité l’intérêt d’éventuels acheteurs. L’acteur Dennis Hopper a bien pris une option sur le goût tomate mais quand il en a parlé à sa femme qui venait d’accoucher, elle lui a répondu, circonspecte : « Je le mettrai bien dans la cuisine. » Blum a alors une idée de génie : plutôt que de vendre les toiles à l’unité, il décide de garder les trente-deux tableaux pour constituer une seule et même œuvre. En guise de dédommagement, il envoie chaque mois 100 dollars à l’artiste pendant dix mois, soit 1 000 dollars au total et précisément 31,25 dollars par tableau. Au lieu de l’exposer, il conserve la série complète dans son appartement, situé à quelques rues de la galerie. Warhol adore le principe : il enchaîne alors les sérigraphies représentant Marilyn, Elvis, Jackie Kennedy, les accidents de voiture et les chaises électriques. C’est son « moment bingo », comme le qualifie la conservatrice Donna De Salvo.

« Andy a été le premier artiste vraiment obsédé par sa renommée, se souvient Billy Al Bengston. Il se souciait plus de sa gloire que de l’esthétique ou de quoi que ce soit d’autre. » Les soupes font autant pour la célébrité de ­Warhol que Warhol pour celle de Campbell. Et Andy devient bientôt la plus grande star de l’art depuis Picasso. Le magazine Time le fait poser au milieu de boîtes de conserve dans un supermarché. Le publicitaire George Lois le fait jouer dans une campagne pour une compagnie aérienne, où l’on entend Warhol expliquer au boxeur Sonny Liston : « Les boîtes de soupe ont une beauté propre que Michel-Ange n’aurait pu soupçonner. » George Lois, qui a aussi imaginé nombre de couvertures iconiques du magazine Esquire, fait de nouveau appel à lui en 1969 : « J’ai appelé Andy. Je lui ai dit : “Hé, tu vas être en couverture d’Esquire.” Je l’ai entendu crier à la cantonade : “George va me mettre en couv’ !” » Puis après une pause. « Attends une minute. Je te connais. C’est quoi, l’idée ?
– Je vais te noyer dans une putain de boîte de soupe à la tomate Campbell.
– Quoi ? Tu vas construire une boîte de conserve géante ? » demande Warhol, extatique.

On connaît la suite : l’image de l’artiste pris dans un tourbillon de concentré de tomate appartient désormais à la collection permanente du musée d’art moderne de New York. « C’est Andy Warhol dévoré par sa célébrité ! » comme dit Lois. « Cette couverture l’a figé pour toujours comme “le gars de la soupe” – pour le meilleur et pour le pire », soupire Donna De Salvo.

Peu après l’exposition de 1962, le groupe Campbell est furieux. Il menace d’attaquer Warhol en justice pour violation du droit d’auteur. Avant de comprendre l’intérêt de s’associer à l’artiste et de l’inonder de litres de soupe gratuite. En octobre 1964, l’entreprise lui commande une sérigraphie de soupe à la tomate. Trois ans plus tard, elle lance une campagne de promotion très « pop jetable » : pour un dollar et deux étiquettes de boîtes, le consommateur peut recevoir la « robe de souper », une robe en papier à imprimés warholiens (chaque exemplaire vaut plus de 8 000 dollars aujourd’hui). Le groupe demande également à Warhol de dessiner des éditions limitées et même de décorer la salle de son conseil d’administration. Résultat : quand vous achetez une boîte de soupe Campbell, vous avez l’impression de goûter un peu à l’histoire de l’art. Quelle agence de communication aurait pu faire aussi bien ?

Un demi-siècle après l’exposition chez Irving Blum, le marché est devenu global et le consumérisme totalement décomplexé : les marques sont hyperpuissantes ; les réseaux sociaux consacrent la domination du marketing, même dans nos vies soi-disant privées et la prophétie attribuée à Warhol, selon laquelle tout le monde aurait un jour son quart d’heure de célébrité, règne sans partage. « J’aurais dû me contenter de peindre des soupes Campbell, a dit l’artiste. De toute façon, on ne peint jamais qu’un seul tableau. »

En février 1987, quand Andy Warhol quitte son studio pour rejoindre l’hôpital où il va mourir, il laisse une œuvre inachevée. Au milieu de son bric-à-brac, on a retrouvé une image XXL de l’étiquette d’une soupe ­Campbell goût poulet vermicelles. Avec celle à la saveur tomate, c’est le modèle que les admirateurs déposent le plus souvent en offrande sur la tombe de l’artiste.

Cet article est paru dans le numéro 65 (février 2019) de Vanity Fair France.

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