Le péril rouge au prisme de l’Armée

 

 

Issu d’une habilitation à diriger des recherches, l’ouvrage que Georges Vidal publie sur L’Armée française et l’ennemi intérieur ne se laisse pas appréhender aisément1. D’une rare richesse, doté d’un appareil critique réellement impressionnant, ce volume dense doit néanmoins être connu par tout.e.s celles et ceux qui travaillent sur la période 1920-1945 tant le renversement historiographique qu’il propose est important. Par « ennemi intérieur » l’auteur entend en effet communisme et c’est bien à une histoire de l’anticommunisme, révélant en creux les philocommunistes, voire ceux qui sont indifférents au péril rouge, que propose cet ouvrage.

Le pivot Berlin

L’apparente simplicité d’un tel objet d’étude cache mal la complexité d’un sujet qui, fondamentalement, croise les approches culturelles et politiques mais également stratégiques  (p. 20). En effet, par le truchement du komintern et de l’URSS, le communisme est un ennemi certes intérieur mais dont la composante extérieure est indéniable et qui, en maintes occasions, concurrence l’Allemagne dans le registre des priorités.

Carte postale. Collection particulière.

C’est d’ailleurs par le prisme de Berlin qu’à en croire Georges Vidal l’anticommunisme au sein de l’Armée française doit être compris, composant ainsi pour la période deux séquences distinctes. La première, allant de 1917 à 1934, découle directement des séquelles de la Première Guerre mondiale et des déséquilibres nés de ce conflit effroyablement couteux, tant sur le plan humain que financier. Le communisme est alors un risque insurrectionnel et révolutionnaire vu à la lumière de l’armistice de Brest-Litovsk et d’une certaine collusion germano-soviétique. Mais cette idée n’est pas neuve et plonge ses racines bien avant la Première Guerre mondiale. En effet, pour l’auteur, cette manière de voir « participe d’une culture militaire de la contre-révolution qui s’est formée au cours du XIXe siècle » (p. 26) et notamment pendant ce moment charnière qu’est la Commune de Paris,  « lorsque la propagande versaillaise dénonce la complicité qui lierait les insurgés aux Prussiens » (p. 29). Et c’est une nouvelle fois l’importance des années 1870-1871 qui est rappelée ici avec une influence qui déborde de loin les frontières de l’entrée en Première Guerre mondiale2, le communisme étant en quelque sorte perçu dans cette configuration comme une marionnette agitée par l’Allemagne contre la France.

La seconde période, plus resserrée, prend acte de la rupture entre Berlin et Moscou  et s’articule autour d’une crainte massivement partagée d’un coup de force soviétique dans l’hexagone, menace dont le bras armé serait constitué des norias de cellules communistes dormantes qui constellent le territoire. C'est ainsi notamment que « les succès de la coalition du Front populaire, marqués par la progression sensible de l’influence communiste, sont perçus comme un danger majeur pour la sécurité intérieure et extérieure du pays » (p. 70) et constituent de ce point de vue une sorte d’accélérateur d’opinion. D’ailleurs, le communisme reste de manière générale plus assimilé au risque révolutionnaire qu’à la guerre, comme en témoigne la guerre d’Espagne (p. 126).

En clair, l’étude de Georges Vidal rappelle à juste titre qu’alors « que les clichés historiographiques présentent les militaires français viscéralement hostiles au bolchevisme, dans toutes ses composantes et ses différentes mesures, excluant avec lui toute possibilité de compromis puisqu’il est par essence un ennemi irréductible, l’examen des faits montre une réalité plus complexe et à l’occasion une étonnante plasticité de certains secteurs de l’armée française, voire du haut-commandement, face au communisme » (p. 10). Ainsi, tant pendant la révolution bolchevik que lors de la guerre d’Espagne, les militaires se montrent plutôt favorables aux communistes. Or, si cette opinion contraste grandement avec celle des diplomates, elle s’explique pour partie par les liens constants entretenus par l’institution avec le terrain, qu’il s’agisse de la mission militaire française en Russie pendant la Première Guerre mondiale où des contacts étroits maintenus avec Madrid pendant la guerre civile espagnole (p. 130). De ce point de vue, les apports sont donc aussi essentiels qu’indéniables mais cet ouvrage ne saurait pour autant prétendre clore ce chapitre des connaissances.

Une histoire par en haut

Force est en effet d’admettre que le lecteur est parfois frustré de ne devoir se contenter que des rapports du 2e bureau de l’état-major ou d’articles de La France militaire, le quotidien de l’armée de terre. Non seulement une telle sélection de sources nous semble faire peu de cas d’éventuelles disparités interarmes (pense-t-on de la même manière l’ennemi intérieur communiste lorsque l’on combat sur mer ou dans les airs ?) mais on doit avouer qu’on aimerait pouvoir également disposer du sentiment de la troupe, dans les casernes. Il ne s’agit pas pour nous de diminuer les mérites du travail réellement impressionnant fourni par Georges Vidal avec cette étude mais bien de préciser que celle-ci doit servir de cadre pour de futures enquêtes, sur le terrain, dans les régions militaires, même si l’on se doute que de telles recherches seront difficiles à mener du fait de la rareté des sources.

Carte postale. Collection particulière.

L’auteur n’est d’ailleurs pas sans souligner lui-même – ce qui témoigne assurément d’une grande lucidité – les limites de son travail lorsqu’il se demande à propos d’un article publié en 1938 dans La France militaire s’il « reflète le point de vue dominant au sein de l’armée ? » Certes, la région parisienne constitue très clairement – et pour d’évidentes raison qu’il ne semble pas nécessaire de rappeler ici – le « centre de gravité du front intérieur (p. 62 et 70 notamment). Mais, très clairement, on aurait souhaité connaître l’état d’esprit des différentes casernes rennaises mais également des arsenaux de Brest, cas qui à notre avis pose de facto la question du rapport de force entre l’implantation syndicale de la CGT et la sensibilité militaire3. De la même manière, il nous semble que l’Association républicaine des anciens combattants, institution fondée par Henri Barbusse et Paul Vaillant-Couturier et historiquement proche du Parti communiste français, serait digne de développements tant elle parait dans une situation éminemment complexe lorsqu’examinée au prisme de l’anticommunisme.

Au final, Georges Vidal propose avec cet ouvrage une enquête d’une grande précision et d’une érudition réellement impressionnante. Mais le sujet abordé ne saurait être complètement traité en 250 pages, aussi denses soient-elles. Pour autant, celles et ceux qui souhaiteront poursuivre dans cette voie ne pourront faire l’économie de cette lecture. C’est ce que l’on appelle un livre pionnier, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes lorsqu’il s’agit d’anticommunisme.

Erwan LE GALL

 

VIDAL, Georges, L’Armée française et l’ennemi intérieur. 1917-1939, Enjeux stratégiques et culture politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

 

 

 

 

1 VIDAL, Georges, L’Armée française et l’ennemi intérieur. 1917-1939, Enjeux stratégiques et culture politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.

3 Sur ce concept qui peut être défini comme « l’accueil réservé à l’armée et au militaire par le corps social », MAURIN, Jules, Jules, Armée, guerre, société, soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, p. 167.