Interview

Danielle Bousquet : «Les droits des femmes ? La grande cause mais le plus petit budget…»

L’ancienne députée PS vient de quitter ses fonctions après six ans à la tête du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle revient sur le bilan de son action, ses avancées et les angles morts restants.
par Catherine Mallaval et Virginie Ballet
publié le 28 janvier 2019 à 18h06

Adolescente, elle sillonnait les routes de la campagne bretonne avec son père. C'était dans les années 60. Chef d'établissement, celui-ci expliquait la maîtrise de la maternité aux foyers du coin, préservatifs à l'appui, et prônait l'égalité dans l'éducation, quel que soit le genre. En grandissant, Danielle Bousquet a perpétué ce travail de militantisme féministe. En s'engageant au sein du Mouvement français pour le planning familial des Côtes-d'Armor d'abord, avec l'association l'Assemblée des femmes fondée par l'ex-ministre des Droits de la femme, Yvette Roudy, ou encore dans un centre d'information pour les droits des femmes. Députée PS pendant une quinzaine d'années, Danielle Bousquet a poursuivi cet engagement pour les droits des femmes en politique, en présidant notamment les missions d'information sur la prévention des violences faites aux femmes ou sur la prostitution. En 2013, elle a pris la tête d'une toute nouvelle instance consultative, le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCE), rattachée au Premier ministre et créée sous l'impulsion de Najat Vallaud-Belkacem, la ministre des Droits des femmes de l'époque. Six ans plus tard, après plus d'une cinquantaine de publications, près de 600 recommandations et une quarantaine d'auditions parlementaires, Danielle Bousquet arrive à la fin de ses deux mandats successifs. Elle a quitté lundi cette instance qu'elle a en quelque sorte façonnée avec un sentiment de satisfaction. «On a fait du HCE une institution visible, légitime et surtout utile à l'Etat et aux femmes», juge-t-elle. Avancées conquises, mais aussi rendez-vous manqués et grands combats à venir : à 73 ans, Danielle Bousquet dresse le bilan de cette présidence dont elle a refusé d'envisager la fin. «J'ai un peu occulté la réalité de cette échéance», sourit-elle.

De quelle avancée êtes-vous la plus fière ?

Il s’agit de l’IVG. En 2013, la ministre des Droits des femmes de l’époque, Najat Vallaud-Belkacem, qui avait conscience des difficultés d’accès à l’avortement, nous a demandé une étude sur l’état de l’IVG en France. Un acte relativement courant dans la vie des femmes, puisque 40 % d’entre elles y ont recours une fois. Nos travaux ont permis de lutter contre les sites des anti-IVG qui étaient les plus visibles sur le Web, avec des faux témoignages de femmes, en créant un vrai site internet officiel d’information sur l’avortement. Ont aussi suivi des campagnes d’information. Et enfin un élargissement du nombre de lieux et personnes pouvant pratiquer une IVG. Les sages-femmes et les centres médicaux ont ainsi obtenu le droit de procéder à des avortements médicamenteux. Puis, il y a eu en 2016 la suppression du délai de sept jours de réflexion qui alourdissait encore l’accès à l’IVG pour celles qui découvraient in extremis qu’elles étaient enceintes.

Le droit à l’avortement est-il désormais «sécurisé» en France ?

Le 20 janvier, il y a encore eu à Paris une manifestation des anti-avortement. Et il y a toujours cette fameuse clause de conscience spécifique sur l’IVG que peuvent invoquer les médecins… Aujourd’hui, l’avortement est un droit à part entière et il n’y a aucune raison qu’il y ait des conditions particulières. Mais honnêtement, je pense qu’en France, tant sur la question de l’IVG que de la contraception, on est bien. Il y a un accès gratuit, les examens sont remboursés. Bien sûr, il y a encore certains jeunes qui ne sont pas touchés parce qu’il y a toujours des familles pour lesquelles ces sujets sont inabordables. Et que l’école ne fait pas son travail d’éducation à la sexualité.

En novembre, le ministère de l’Education nationale et le secrétariat d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes ont rappelé dans une circulaire que les cours d’éducation à la sexualité étaient obligatoires…

C’est bien beau une circulaire, mais où est l’argent ? Où est la formation des profs pour dispenser ces cours ? Nous avons pourtant montré dans l’un de nos rapports que cette éducation ne se fait encore que de façon très partielle. Et essentiellement sur la connaissance du corps et la prévention de la grossesse, de manière très «SVT». Alors qu’il serait important de sensibiliser les jeunes au respect, à la notion de consentement. Là, on rate leur formation. Nombre d’entre eux découvrent la sexualité via la pornographie. Je regrette que notre rapport n’ait pas servi à faire avancer les choses. Cela me renvoie à mes années de proviseure de collège. On faisait le samedi des soirées poulet-frites pour financer l’intervention du Planning familial. Vous imaginez ? C’est à pleurer.

Y a-t-il d’autres droits à disposer de son corps à conquérir pour les femmes ?

La PMA pour toutes car c’est une question d’égalité entre les femmes, quelle que soit leur situation, leur sexualité. On a rendu un avis sur ce sujet. Il faut bien entendu que cela se fasse dans les mêmes conditions pour toutes, c’est-à-dire remboursé. Je suis également favorable à ce que l’on permette aux femmes de congeler leurs ovocytes. C’est à elles de décider.

Vous avez soulevé la question des violences gynécologiques et obstétricales dans un rapport qui a fait grand bruit en juin. Quel a été son impact ?

La secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, avait annoncé la création de groupes de travail pour l’été dernier. Aucune nouvelle depuis. Mais je crois que grâce à ce rapport, beaucoup de professionnels ont pris conscience qu’ils pouvaient être violents sans s’en rendre compte. Par exemple, le fait de mettre le doigt dans le vagin d’une femme est un viol. Beaucoup de gynécologues le faisaient sans demander, comme si ça allait de soi… Nous avons été très sollicitées par les sages-femmes et l’ordre des médecins pour venir présenter ce rapport. On nous a demandé de faire des présentations dans des congrès de gynécos. Et nous avons envoyé des lots de rapports à des médecins qui veulent former leurs étudiants et étudiantes.

Quel est votre plus grand regret ?

Je déplore que dans la loi sur les violences sexuelles et sexistes de 2018 ne figure pas l’âge de non-consentement à un rapport sexuel, finalement retoqué par le Conseil d’Etat. Nous avions beaucoup travaillé sur ce sujet et suggéré de fixer ce seuil à 13 ans. La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, et la secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa, étaient, elles, parties sur 15 ans… 15 ans, c’est parce que tout le monde se trompe sur ce fameux âge dont on dit qu’il est celui de la majorité sexuelle, qui en fait n’existe pas. A l’arrivée, il n’y a rien. Et des adultes vont pouvoir continuer à abuser d’enfants en toute impunité.

Au cours de vos six années de mandat, quels ont été les principaux freins à votre action ?

On a la chance de travailler dans une instance dont l'indépendance est reconnue par la loi [relative à l'égalité et à la citoyenneté de janvier 2017, ndlr]. Ce texte dispose clairement que notre «parole est libre» et que l'on peut «l'exprimer librement». Nous ne nous en sommes pas privés ! Il n'y a donc aucun tabou et notre capacité d'autosaisine est totale. C'est ce qui nous a permis de nous emparer de la question des violences gynécologiques et obstétricales, du harcèlement sexiste et sexuel dans les transports en commun, du viol et des violences sexuelles, des inégalités territoriales en matière de parité… Cela peut sembler très terre à terre, mais le vrai souci est l'absence de budget propre au HCE : il nous arrive d'avoir besoin d'une étude, que l'on ne peut commander faute de pouvoir la payer. Il faut donc sans cesse bricoler pour trouver les informations dont on a besoin ou nous greffer à des travaux déjà initiés par d'autres organismes. Vous imaginez l'énergie que cela demande ?

On ne met pas assez d’argent sur la table pour les droits des femmes ?

Indiscutablement ! Nous avons calculé qu’il faudrait au minimum 503 millions d’euros chaque année pour pouvoir aider sérieusement les femmes qui se déclarent victimes de violences conjugales. Pour les écouter, les suivre, les orienter, les loger si besoin, leur apporter une aide psychologique… Or on en est loin : le financement actuel s’élève environ à 80 millions d’euros…

Comment expliquez-vous ce manque d’investissement ?

C’est la grande cause du quinquennat, mais le plus petit budget : 0,0066 % du budget de l’Etat.

Avez-vous identifié des secteurs qui restent des angles morts en matière d’égalité ?

Cela incombe plutôt au prochain Haut Conseil. Mais je vois des sujets émerger : la situation dans le sport mériterait d’être passée au crible, par exemple. Par ailleurs, beaucoup de choses ont déjà été écrites sur la répartition des tâches ménagères, mais je crois que l’on pourrait creuser davantage, parce que c’est l’une des conséquences du sexisme, et aussi l’une des premières sources d’inégalité professionnelle. Ce que je trouve très préoccupant, c’est de constater que la situation n’évolue pas, malgré le nombre d’articles, d’études et de chiffres sur le sujet.

Au cours de ces deux mandats, avez-vous été victime de sexisme ?

Dans le cadre de mes fonctions, non. Au quotidien et dans ma vie politique, en revanche… Il y a peu de temps, alors que je traversais la rue à Paris, je suis passée devant un type qui conduisait un scooter et il m'a traitée de «vieille morue». Comme cela, gratuitement. Je suis restée sidérée par tant de violence, dont les femmes sont la cible quotidiennement. J'ai été députée pendant quinze ans. Chaque jour j'étais à côté d'un homme charmant, qui est devenu ministre ensuite. A chaque fois que je m'asseyais, il me parlait de ma robe ou de ma coiffure…

La question de l’égalité femmes-hommes ne fait pas partie du grand débat. Ça vous agace ?

C’est quand même étonnant alors que le Président l’affiche comme une priorité. En outre, sa lettre aux Français m’a surprise. Et les Françaises ? Dès le début, sur les ronds-points, on a vu des femmes gilets jaunes. Et elles n’étaient pas là pour casser, mais pour dire à quel point elles crevaient dans la vie. En étant seule avec un enfant. Avec un petit boulot. Ou avec une retraite minable. C’était l’occasion de parler de tout ça. Pourquoi ça n’a pas été le cas ? Marlène Schiappa, qui est très proche de Macron, aurait dû poser la question. Et je répète que la formulation «lettre aux Français» est inadmissible. La langue décrit la représentation mentale que nous avons des uns et des autres. Et quand on gomme les femmes, cela veut dire qu’elles n’existent pas.

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