Le Talisman, de Sérusier : une toile brossée à la va-vite, devenue icône

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Le Talisman, de Sérusier : une toile brossée à la va-vite, devenue icône

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Le Talisman. Huile sur bois. 1888
Le Talisman. Huile sur bois. 1888
- Paul Sérusier

Cette toile, peinte en quelques minutes sous la directive de Gauguin, a bouleversé l'histoire de l'art. Retour sur l'histoire du "Talisman", de Sérusier, et analyse de la recherche psychique des nabis, à travers la représentation symboliste de la nature faite d'aplats de couleurs.

Chiens rouges, herbe jaune, arbres et ombres bleus... A la fin du XIXe siècle, Paul Gauguin se fait le pionnier de l'usage sur la toile de la couleur pure, s'émancipant de la représentation réaliste. Après lui, et dans cette veine, viendront les nabis, les fauves, Matisse, Picasso, Léger, Cézanne... et tous les compositeurs picturaux d'un vingtième siècle en ébullition. Dans ce panorama, une toute petite toile en particulier a joué un rôle clef : œuvre d'un peintre peu connu, Paul Sérusier, elle a été réalisée en quelques minutes sur les conseils de Gauguin et est devenue l'icône du mouvement des nabis, né à la barbe des peintres académiques, vers 1888. Elle est exposée actuellement au musée d'Orsay, jusqu'au 2 juin. Décryptage.

La leçon de motif et de couleur de Gauguin à Sérusier, un peu enjolivée par l'histoire

Les deux Paul, Sérusier à gauche, Gauguin à droite. Photographies anonymes
Les deux Paul, Sérusier à gauche, Gauguin à droite. Photographies anonymes

Été 1888 : Paul Sérusier, qui a fait son apprentissage à l'Académie Julian, à Paris, séjourne à Pont-Aven, en Bretagne, auprès de Gauguin, dont il espère obtenir des conseils. S'ensuivra une leçon sur le motif et les couleurs qui donnera lieu à la réalisation d'un tableautin de 27 centimètres sur 22. L'anecdote, célèbre bien que pas complètement véridique, était rapportée par l'historien de l'art Gilles Genty dans une émission des "Mardis de l'expo" consacrée à Gauguin et aux nabis. C'était sur France Culture en octobre 2010 :

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Sérusier, qui demandait depuis plusieurs semaines à Gauguin de peindre avec lui, sous sa dictée, comme le dira ensuite Maurice Denis, se trouve fort dépourvu lorsqu’un jour Gauguin débarque dans son atelier et lui propose une séance sur le motif. Sérusier ne trouve autour de lui, suppose-t-on, qu’une boîte à cigare dont il arrache le couvercle, et sur lequel il va peindre, sans préparation - si vous allez aujourd’hui au musée d’Orsay, vous y verrez les veinures du bois.

Gauguin et les Nabis_Les mardis de l'expo, 12/10/2010

58 min

L'histoire a cependant été un peu enjolivée par Maurice Denis, membre et théoricien du groupe des nabis, à qui Sérusier offre son tableau. C'est ce qu'expliquait Claire Bernardi, conservatrice peinture au musée d'Orsay (où est conservé Le Talisman), dans une autre archive de France Culture, bien plus récente : "L'Art est la matière" du 2 septembre dernier. Ainsi y invalidait-elle la jolie invention de la boîte à cigare, en fait surtout utilisée par Georges Seurat pour ses esquisses, et par Maurice Denis lui-même :

C’est l’une des croyances auxquelles on a longtemps eu envie de croire dur comme fer (...) mais Maurice Denis lui-même, dans les textes ultérieurs, ne parle plus de couvercle de boîte à cigare, mais de panneau de bois. Nous avons fait faire des recherches : on sait que le bois employé n’était pas un bois utilisé pour les boîtes à cigare. Ce genre de panneau à petit biseau était assez usité à ce moment-là.

L'Art est la matière
59 min

Malgré tout, la rapidité d’exécution de la petite toile est quant à elle clairement attestée, ne serait-ce déjà que parce que la peinture a été réalisée sans préparation préalable du support, comme le soulignait Claire Bernardi :

L’œuvre a eu peu de temps de séchage. On voit même des traces d’empreintes digitales qui prouvent que le tableautin a été pris par les mains avant d’être sec. Quelles mains ? Grand mystère ! Et puis il y a un travail assez rapide d’exécution, mais certains repentirs sont à souligner dans l’exécution. On voit que certaines couches de peinture ont recouvert une première couche, et que parfois la peinture a été lissée avec le doigt, ou que le manche du pinceau a été utilisé pour graver la surface.

Une icône faite d'aplats de couleurs

De retour à Paris, Sérusier présente son œuvre à ses jeunes collègues, les futurs "nabis". Celle-ci devient leur "Talisman". Qu'avait donc d'extraordinaire cette toile, à part d'avoir été peinte sous les directives du grand Gauguin ? Chaque élément du réel y est représenté par une tache de couleur, comme le rapporte le site du musée d'Orsay

L'observation du tableau permet de retrouver certains éléments du paysage représenté : le bois, en haut à gauche, le chemin transversal, la rangée de hêtres au bord de la rivière, et le moulin, au fond sur la droite. Selon Maurice Denis, Gauguin avait tenu à Sérusier les propos suivants : "Comment voyez-vous ces arbres ? Ils sont jaunes. Eh bien, mettez du jaune ; cette ombre, plutôt bleue, peignez-la avec de l'outremer pur ; ces feuilles rouges ? mettez du vermillon".”

Taches bleues, jaunes, rouges, noires.... le Talisman est composé d'aplats, relativement bien cernés : “On évolue progressivement vers ce que les artistes de l’école de Pont-Aven vont nommer le 'cloisonnisme', un art du tableau qui se fabrique comme si l’on fabriquait un vitrail, que l’on va cloisonner en grands aplats de couleurs en négligeant les ombres portées, ou en les représentant elles-mêmes en aplats, en négligeant la profondeur de champ [...] et en usant de couleurs les plus uniformes possibles, disposées en flaques”, analyse Gilles Genty.

Avec cette toile, Gauguin et Sérusier deviennent les "poissons-pilotes" du mouvement nabi, estimait François Fossier, professeur d'histoire de l'art contemporain, dans cette même émission des "Mardis de l'expo" : "Maurice Denis, qui est le théoricien de la bande, a exploité au maximum le message, le fameux Talisman de Sérusier, et l’a théorisé. Un peu comme un mathématicien rédige un théorème à partir de données qui sont fragmentaires.

Les nabis et la recherche psychique

Entre les années 1888 et 1892, les nabis incarnent de manière salutaire le chaînon manquant dans l’histoire de l’art entre l’impressionnisme et le début du post-impressionnisme, puis le fauvisme.  

Dans l'émission "L'Art est la matière", Claire Bernardi affirmait qu'il s'agissait là d'une sorte de "lecture hallucinatoire de la réalité". Et que la recherche psychique dont témoignait ce tableau n'était pas étrangère à son succès :

Ce que les nabis ont retenu de la leçon de Gauguin, avec les toiles peintes autour de 1888, c’est ce que Gauguin préconise et ce que Denis rapporte : “Aller au centre mystérieux de la pensée.” Il y a cette idée qu’il ne s’agit pas de se libérer de la représentation, mais il faut sublimer, dépasser.

Vuillard, Bonnard, Ranson, Valloton, Roussel… pour tous ces peintres de la communauté nabie, il s'agit en fait de rendre justice à la part symboliste de la nature. 

Dans cette même émission animée par Jean de Loisy, Arnauld Pierre, professeur en histoire de l'art contemporain, rappelait que si ce petit groupe d'artistes s'était donné pour nom "les nabis", ce qui signifie "prophètes" en hébreu, c'est parce que de nombreuses idées provenant de l'occultisme et de la théosophie passaient dans ce cercle : "Sérusier, en particulier, est très ouvert à ce courant idéologique, comme beaucoup d’artistes de l’époque, jusqu’à Mondrian, pour plusieurs générations, et en particulier celles des premiers abstraits."

Paysage ogival, 1921
Paysage ogival, 1921
- Paul Sérusier

Les dernières années de Sérusier ne sont pas aussi fastes. Il tente de théoriser un art reposant sur le calcul et les mesures, sans parvenir à convaincre son ancien cercle, et termine sa vie reclus à Châteauneuf-du-Faou, aux côtés d'une épouse atteinte de troubles psychiatriques. Qu’importe, il aura apporté sa pierre à l’histoire de l’art avec son Talisman, rare fruit de la collaboration entre deux artistes peintres : un nabi, deux lumières…