Écho de presse

Le jour où Jean Marais a roué de coups un critique collabo

le 15/12/2022 par Jean-Marie Pottier
le 28/01/2019 par Jean-Marie Pottier - modifié le 15/12/2022
L'acteur Jean Marais en couverture de l'hebdomadaire de cinéma Cinévie, 24 octobre 1945 - source : Gallica-BnF
L'acteur Jean Marais en couverture de l'hebdomadaire de cinéma Cinévie, 24 octobre 1945 - source : Gallica-BnF

En juin 1941, l’acteur et comédien corrige le journaliste de Je suis partout Alain Laubreaux, à qui il reproche ses attaques envers Jean Cocteau. Un épisode dont François Truffaut s’inspirera dans Le Dernier métro.

Le 31 janvier 1981, Gérard Depardieu obtient le premier de ses deux Césars du meilleur acteur pour le rôle de Bernard Granger, le jeune comédien de théâtre engagé dans la Résistance du Dernier métro de François Truffaut. Dans une scène célèbre du film, Granger empoigne par le col dans un restaurant Daxiat (Jean-Louis Richard), le critique collabo de l’hebdomadaire d’extrême droite Je suis partout, avant de manquer le corriger pour avoir reproché à la pièce où il joue son « nihilisme enjuivé » et sa mise en scène « efféminée ».

Cet épisode est inspiré d’une histoire vraie, survenue entre Jean Marais et le critique Alain Laubreaux à propos de la pièce La Machine à écrire de Jean Cocteau, montée fin avril 1941 au théâtre Hébertot à Paris.

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Le 3 mai 1941, dans Le Petit Parisien, son autre employeur, Laubreaux publie une première critique négative mais finalement plutôt mesurée de la pièce tout en épinglant le jeu de Marais, « Lagardère de ce mélo puéril, qui incarne tour à tour les deux frères jumeaux avec une ignorante presque sublime de la nuance et de la diction ». Quinze jours plus tard, dans Je suis partout, le ton se fait plus sanglant : le metteur en scène de la pièce, Raymond Rouleau, se voit qualifié de « charroyeur de pornographie, thuriféraire d’une littérature abjecte et imbécile », Marais « empêche, la soirée durant, d’oublier M. Cocteau et tout ce qu’il entraîne avec soi d’ordure et de sanies » (un mot qui désigne une matière purulente et fétide) et l’auteur lui-même est diagnostiqué d’une « misère pathologique ».

Mi-juin, dans un restaurant proche du théâtre Hébertot, Marais est présenté par hasard à Laubreaux. Il lui crache dessus, le suit dans la rue, lui arrache sa canne (« Si je me sers de cette canne, je risque de le tuer ») puis le frappe en citant les noms d’autres victimes de ses articles : « Et Jean-Louis Barrault, qu’est-ce qu’il vous a fait ? Et Bertheau ? Et Bourdet ? »

En 1987, l’acteur expliquera dans l’émission Cinéma Cinémas avoir avant tout voulu défendre Cocteau, avec qui il entretient une relation amoureuse depuis ses débuts au théâtre en 1937 :

« Un mois avant la générale de la pièce, [...] [Laubreaux] avait dit à un journaliste du Petit Parisien : “J’ai décidé d’éreinter Jean Cocteau.” Et je trouvais ça très injuste. J’ai dit à ce jeune journaliste : “Vous pouvez lui dire que s’il le fait, je lui casserai la figure.”

Et il l’a fait dans des termes qui n’étaient même plus une critique de théâtre, c’était comme une lettre de dénonciation qui aurait pu faire arrêter Jean Cocteau.

Comme je me crois obligé de faire ce que j’ai dit que je ferai, je l’ai corrigé. Mais c’était beaucoup plus terrible que dans le film de Truffaut, qui a eu la gentillesse de me demander de se servir de cette anecdote – et j’étais très fier qu’il le fasse. Le critique que j’ai corrigé était en sang ! »

Truffaut n’est pas allé chercher très loin le nom de son personnage. En 1942, Laubreaux a signé sous le pseudonyme de Michel Daxiat une pièce de théâtre basée sur l’affaire Stavisky, Les Pirates de Paris, dont il ne se prive pas de faire lui-même l’éloge dans Je suis partout, sans préciser sa double identité :

« Le peuple français n’a pas encore cessé d’ignorer la source de ses maux actuels. Il convient de lui enseigner l’antisémitisme doucement, à petites doses, ainsi qu’on apprend à lire à un enfant dans un abécédaire imagé. »

Face à sa chronique, chaque semaine, s’étale en vis-à-vis une chronique de cinéma publiée, justement, sous pseudonyme : l’auteur, François Vinneuil, est en réalité Lucien Rebatet, l’auteur du best-seller antisémite Les Décombres, réédité en 2015. C’est d’ailleurs Vinneuil qui, le 12 mai 1941, y publie en remplacement de Laubreaux une première chronique de La Machine à écrire, sous le titre « Marais et marécage » :

« La Machine à écrire est le type même du théâtre d’invertis. […]

[Cocteau] est responsable de tout ce qu’il a cassé et flétri, du cortège de jobards mondains, de pédérastes, de douairières excitées qui gloussaient au génie derrière ses pas. [...]

[Il] revendique trop haut M. Jean Marais comme sa créature d’élection, le mime fidèle de ses pensées pour qu’on ne dise pas combien ce jeune homme nous a exaspérés. »

Truffaut, qui a entretenu une correspondance amicale avec Rebatet au milieu des années cinquante, s’en inspire d’ailleurs aussi pour le personnage de Daxiat, qui clame au micro de Radio-Paris cette phrase empruntée à un de ses livres, Les Tribus du cinéma et du théâtre : « Le théâtre de France doit être purgé des juifs, depuis les combles jusqu’au trou du souffleur. »

L’accrochage entre Marais et Laubreaux, qui fait les délices des confrères (« Le résultat de leur premier contact fut un “round” foudroyant au cours duquel M. Alain Laubreaux eut l’arcade sourcilière endommagée. C’est la petite gué-guerre », écrit Comœdia le 21 juin 1941), aurait pu avoir des conséquences tragiques pour l’acteur en raison des relations de sa cible avec les nazis : selon plusieurs témoins de l’époque, Laubreaux jouera un rôle décisif dans la déportation en 1944 d’un de ses ennemis, le poète Robert Desnos, mort à Theresienstadt. Marais ne découvrira que bien plus tard que Cocteau était intervenu auprès d’un de ses amis, le sculpteur officiel du régime hitlérien Arno Breker, pour lui éviter des ennuis avec les autorités d’occupation.

Laubreaux, lui, va continuer de poursuivre de sa vindicte Cocteau comme Marais. En novembre 1941, il défend, dans un dialogue imaginaire avec un contradicteur, l’interdiction des Parents terribles aux Bouffes Parisiens, jugeant qu’ils « résument tous les lieux communs démodés où, pendant quarante ans, s’est complu en France le théâtre juif de Bernstein et le théâtre enjuivé de Bataille ».

Un article qui suscite, la semaine suivante, un courrier de soutien au critique de la part de Louis-Ferdinand Céline, qui dénonce le soutien de Cocteau à la Lica, la Ligue contre l’antisémitisme :

« Racisme fanatique total ou la mort ! Et quelle mort ! On nous attend ! Que l’esprit mangouste nous anime, nous enfièvre ! Cocteau, décadent, tant pis ! Cocteau, Licaïste, liquidé ! »

C’est finalement trois mois avant la Libération que Laubreaux publiera son article le plus tristement célèbre sur Marais. Au point que, par anachronisme, celui-ci est parfois cité pour justifier la correction administrée par l’acteur, cette fois attaqué pour sa prestation dans une mise en scène d’Andromaque :

« Ce terroriste en tunique grecque était seul à croire qu’il récitait des vers de Racine.

Il a beau faire, en toute occasion et en tout lieu, il frelate ce qu’il mâche. C’est l’Homme au Cocteau entre les dents. Il n’en guérira plus. »

Quelques semaines plus tard, Laubreaux fuit Paris libéré pour gagner l’Espagne franquiste. Condamné à mort par contumace, il y mourra en 1968.

Dans l’une des ultimes scènes du Dernier métro, la voix off de Truffaut narre le destin similaire du personnage de Daxiat, montré en uniforme et bandeau sur l’œil dans des ruines fumantes : « Le journaliste de Je suis partout est devenu un homme de nulle part. »

Pour en savoir plus :

Jean Marais, Histoires de ma vie, Albin Michel, 1975

Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, Gallimard, 1997