Hiver 54, l'appel de l'Abbé Pierre dans les mémoires

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Hiver 54, l'appel de l'Abbé Pierre dans les mémoires

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L'Abbé Pierre en 1954 avec des orphelins.
L'Abbé Pierre en 1954 avec des orphelins.
© Getty - Keystone-France

Hiver 54… A Paris, le thermomètre affiche -15°. A ce froid sibérien qui paralyse la France, s'ajoute la pénurie des logements. Le 1er février, l'Abbé Pierre lance un appel vibrant sur les ondes de Radio-Luxembourg: "Mes amis, au secours... Une femme vient de mourir gelée cette nuit sur le trottoir"

"Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée. (...) Chacun de nous peut venir en aide aux sans-abri. Il nous faut pour ce soir, et au plus tard pour demain, 5000 couvertures, 300 grandes tentes américaines, 200 poêles catalytiques. (...) Grâce à vous, aucun homme, aucun gosse ne couchera ce soir sur l’asphalte ou sur les quais de Paris ." 

Le 1er février 1954, par l'hiver le plus rigoureux qu'ait connu la France depuis la Seconde Guerre mondiale (- 14° à Paris), un prêtre catholique relativement anonyme lance un retentissant SOS sur Radio Luxembourg. Par ce cri de détresse, l'abbé Pierre réveille si bien les consciences et les générosités citoyennes et politiciennes que le mouvement de solidarité qui s'ensuit est appelé "l'insurrection de la bonté ". Que reste-t-il de l'oeuvre de l'abbé Pierre ? Quel poids cette figure caritative conserve-t-elle dans la société ? Quels changements, depuis février 1954 ? En janvier 2014, soixante ans après l'appel du fondateur d' Emmaüs, nous avions réalisé un état des lieux avec des membres de l'association, des bénéficiaires et des compagnons. 

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Distribution de soupe avec les compagnons d'Emmaüs

Neuilly Plaisance, dans l'Est parisien, mercredi 22 janvier 2014. Les compagnons et autres membres de la communauté Neuilly Emmaüs Avenir, la première fondée par l'Abbé Pierre, en 1949, commémorent les sept ans de la disparition du prêtre. A midi, ils ont allumé un grand feu sur le site et se sont régalés ensemble avec une soupe qu'ils avaient eux-mêmes préparée. Mais c'est au soir que nous les avons retrouvés, alors qu'ils s'apprêtaient à partir pour la gare de Neuilly Plaisance afin de distribuer le potage restant. Compagnons (certains habitent sur le site, tous vivent de dons et de la récupération et vente d'objets divers), salariés, bénévoles, ils sont une vingtaine à embarquer dans les voitures. "On n'a pas prévenu les agents de la SNCF. On verra bien comment on sera accueillis ", glisse Sabrina, l'une des responsables, cheveux courts, lunettes, et démarche énergique.

Un petit stand est installé à l'arrière de la gare : camion, et table de bois où sont disposés une grande marmite, du pain, et un sac d'oranges. Les compagnons se servent dans des bols en plastique et sirotent leur soupe, tout en distribuant des tracts et en hélant les passants pour les inviter à venir partager leur dîner. Peu répondent à l'appel. 

"Les jeunes aujourd’hui sont plus attachés à Internet qu’aux relations humaines"

A l'instar des compagnons d'Emmaüs, Olivier Galant, l'un des responsables salariés de la communauté mère du mouvement ("Mais c'est un engagement qui va au-delà du professionnel. Là vous voyez, distribuer la soupe de nuit, ce n’est pas pendant les horaires de travail. "), est préoccupé :

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L'Abbé Pierre était un homme de communication, mais il ne faisait pas le buzz pour faire du buzz. Aujourd’hui dans l’univers médiatique, n’importe quoi peut être repris, que ça ait du sens ou non. Ça, c’est effectivement un paysage qui a changé. A nous de nous adapter. Olivier Galant

Quand j’ai lu sa phrase, quand il a dit « quand je rentre dans ma chambre, je ressens une grande solitude. », j’ai compris pourquoi il aide les gens comme nous. Nous aussi, lorsqu’on rentre dans notre chambre, on sent cette grande solitude que seul l’Abbé Pierre a sentie. (…) Ce recul de la charité, je trouve que c’est dangereux. Je crois que les jeunes aujourd’hui sont plus attachés à Internet qu’aux relations humaines. Nadine, compagnon d'Emmaüs

Rencontre avec Laetitia, une femme qui s'en est sortie grâce à Emmaüs : "Je n’ai pas l’impression qu’il y aurait la même sensibilité qu’à l’époque si l'appel était relancé aujourd'hui."

Emmaüs, vernissage photo
Emmaüs, vernissage photo

De grands portraits en noir et blanc réalisés par la photographe Amélie Debray. Des regards intenses, ou au contraire sans flamme, d'autres sereins ou amusés… C'est lors du vernissage d' une exposition consacrée aux "femmes qui veulent s'en sortir", au Point Ephémère (10ème arrondissement de Paris), que nous avons fait la connaissance de Laetitia.  Quarante-trois ans, mère d’un garçon de seize ans, cette longue femme souriante et au bagout agréable a connu un parcours chaotique à cause de son environnement familial. Sans avoir fait d'études, elle a tenté de créer un commerce de restauration rapide bio. L'échec de ce projet lui a fait perdre son logement. C'est à ce moment là que l'association Emmaüs est entrée dans son existence :

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L'Abbé Pierre, c’est lui qui a créé l’association, donc je l’aime, je l’aime cet homme, il est génial ! Et heureusement qu’il a créé ça parce que c’est la base et qu’il a tout compris ! Même si je ne connais pas le personnage plus que ça parce que je n’ai pas étudié le dossier. Mais heureusement qu’il a eu cette idée là ! J’aimerais pouvoir penser que ça peut continuer encore. Laëtitia

Laëtitia
Laëtitia

Malgré son naturel enjoué, Laëtitia est préoccupée par la perpétuelle progression de la misère en France : "Vu la conjoncture, vu comment on essaye de nous séparer tous pour mieux régner… Je n’ai pas l’impression qu’il y aurait la même sensibilité qu’à l’époque si l'appel était relancé aujourd'hui. Ce système économique mondial est bidon et sert juste à éliminer les gens qui sont un peu fragiles ! "

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Bruno Morel
Bruno Morel

Bruno Morel est directeur d’Emmaüs solidarité , structure qui a pris Laëtitia sous son aile et qui s’occupe de l’hébergement des sans-abri : "Nous faisons des maraudes, de l'accueil de jour et gérons des centres d’hébergement. La structure existe depuis 1954 et s’occupe de 2300 personnes par jour sur toute l’Île-de-France ". Lui aussi reconnaît être inquiet, et mesure le chemin parcouru depuis soixante ans :

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Beaucoup de membres d'Emmaüs s'accordent à dire que depuis la mort de l'Abbé Pierre, il manque au mouvement une figure de proue charismatique. Franz Valli, président d'Emmaüs, qui réfléchit à l'échelle de la société autant qu'à celle de l'association, espère l'avenir sous de meilleurs auspices : "Nous avons eu M. Hessel, malheureusement, lui aussi nous a quittés, mais il y aura sûrement quelqu'un qui sort du lot et qui aura d'autres choses à proposer que ce qu'on a aujourd'hui. Je suis sûr qu'il y aura quelqu'un qui pourra indiquer un projet de société meilleur que l'actuel ".A noter que l'association Emmaüs, composée de communautés autogérées, n'est pas subventionnée par l'Etat.

IDE Chiffres du mal logement en 2014
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