Ce sentiment d’impuissance qui paralyse la société hongroise

Selon la sociologue spécialiste des médias Mária Vásárhelyi, ce qui paralyse la société hongroise, ce n’est pas tant le manque d’information que le sentiment d’impuissance collective qui découle des « expériences funestes du passé ».

Article de Mária Vásárhelyi publié le 19 décembre sur le site de la revue Élet és Irodalom, sous le titre « Katatónia ». La traduction a été réalisée par Paul Maddens.

Le concept d’« impuissance apprise » est utilisé en psychologie et en psychologie sociale. A l’aide de ce concept, les spécialistes décrivent un état dans lequel l’individu perçoit sa propre situation comme étant sans issue et sur laquelle il n’a aucune prise. Aussi il ne fait aucun effort pour la transformer, il se résigne à ce qui paraît impossible à changer et devient blasé et dépressif.

Le théoricien de l’impuissance apprise, Martin Seligman, a prouvé par une série d’expériences pratiquées sur des chiens que si un courant électrique de faible intensité est envoyé sur l’une des deux grilles du plancher d’une cage divisée en deux parties égales, alors le chien apprend rapidement qu’il doit sauter de l’autre côté de la cage. Si une lumière s’allume dans les secondes qui précèdent l’arrivée du courant électrique, il comprend qu’il peut éviter la décharge électrique en sautant avant. Mais, s’il a vécu auparavant un certain temps dans une cage sans refuge dans laquelle la décharge électrique était inévitable, alors dans sa nouvelle cage, il ne cherche même pas d’échappatoire pour éviter la douleur.

Le même phénomène est observable chez les humains, s’ils se jugent incapables d’exercer une influence sur leur sort. Ce sentiment d’impuissance rend la majorité des personnes refermées sur elles-mêmes, apathiques, paralysées. S’il est habituel de décrire les comportements individuels à l’aune de ce concept, celui-ci caractérise aussi l’attitude de groupes sociaux entiers, très défavorisés. Et je suis convaincu qu’il y a également des sociétés dont il est possible de dire la même chose de la majorité de leurs membres, et c’est ainsi que je perçois la société hongroise.

La société hongroise saisie d’apathie, selon une enquête de Pew Research

Au printemps 2018, l’institut américain de sondage Pew Research a réalisé une étude portant sur le niveau de participation politique et d’implication citoyenne dans divers pays, au moyen d’échantillons représentatifs de la population adulte. Les chercheurs ont demandé entre autres aux sujets interviewés s’ils participeraient à des actions politiques – telles que des manifestations ou des protestations – dont le but est d’exiger des solutions à des anomalies, à de graves injustices sociales. Quatorze pays de toutes les parties du monde sont étudiés, dont quatre pays européens : la Pologne, la Grèce, l’Italie et la Hongrie.

Au cours de l’étude, sept problèmes sociaux concrets ont été pointés et les chercheurs ont demandé aux sujets s’ils considéraient envisageable de participer à des actions publiques dans le but d’attirer l’attention dessus : le système de santé, la pauvreté, le niveau de l’enseignement public, la liberté d’opinion et de la presse, la corruption gouvernementale, les abus policiers et la discrimination religieuse et ethnique.

Sur la totalité de l’échantillon, le système de santé et la pauvreté sont les thèmes les plus mobilisateurs : plus des deux-tiers des interrogés ont affirmé qu’ils participeraient à des actions publiques pour attirer l’attention sur ces problèmes sociaux. Presqu’autant le feraient également en ce qui concerne le niveau de l’enseignement public. Et une personne sur deux pour la liberté d’opinion, les abus policiers et la discrimination.

Cependant, un constat mérite réflexion : alors que nous considérons l’action citoyenne comme un signe de santé de la démocratie, la force mobilisatrice est plus importante dans les pays en voie de développement que dans les démocraties mûres. Presque deux fois plus de personnes participeraient à des actions de protestation au Kénya, en Tunisie ou en Afrique du Sud qu’en Israël, en Pologne ou en Italie. Ce n’est pas seulement le fait que les problèmes sont plus aigus dans les démocraties en développement qui explique cela, mais aussi le fait que dans les démocraties développées les personnes s’éloignent davantage de la politique et des problèmes de la vie publique.

Il y a des différences significatives entre les pays. Pour ce qui est de la Hongrie, sa position dans le classement est consternante. Sur la question de l’action citoyenne, un véritable fossé la sépare des 13 autres pays. Son index d’activité est de 22 points contre une valeur moyenne de 60 pour l’ensemble des pays. Cette étude donne une image dramatique de l’engagement de nos concitoyens concernant les affaires publiques et de leur intérêt pour celles-ci.

En Hongrie aussi, ce sont les problèmes relatifs au système de santé qui ont la plus grande force de mobilisation. Mais seulement 35 % des interrogés seraient disposées à participer à une action publique, contre une moyenne de 68 % pour l’ensemble des pays ; En ce qui concerne la pauvreté, seulement 27 % contre une moyenne de 68 % ; Pour l’enseignement, 26% contre 66 % ; Pour la liberté d’expression et d’opinion, 17 % contre 60 % ; Contre la corruption, 20 % contre 54 % des 15 000 personnes interrogées ; .Contre des exactions policières 20 % en Hongrie contre une moyenne de 54 % ; Et enfin contre la discrimination, 14 % contre 53%.[1]Consulter en anglais les résultats de la recherche de Pew Research.

Nous ne sommes pas victimes d’une illusion sensorielle quand, assis devant notre écran de télévision, nous constatons que chez nous, même les problèmes sociaux les plus lourds ne peuvent mobiliser plus de quelques milliers de personnes. Alors qu’en Pologne, qui connait une situation politique semblable à la nôtre, des dizaines de milliers manifestent régulièrement dans les rues contre le démantèlement des institutions démocratiques, les violations des libertés et les atteintes à leur dignité. En Pologne, au moins deux fois plus de personnes qu’en Hongrie se disent prêtes à assumer publiquement de la solidarité avec les membres des couches défavorisées, à défendre l’État de droit démocratique et les droits de l’Homme. Pour défendre la liberté d’expression, face à 17 % de hongrois, 42 % des Polonais accepteraient de participer à des actions publiques et deux fois plus de Polonais que de Hongrois bougeraient contre la corruption gouvernementale ou contre la discrimination religieuse ou ethnique.

Nombre d’enquêtes d’opinion montrent que la majorité de la population, y compris les électeurs des partis de gouvernement, ont conscients de l’importance des problèmes.

La société hongroise est pour l’essentiel dans un état de paralysie. La campagne de propagande incessante du gouvernement, mensongère et manipulatrice, qui engloutit des centaines de milliards (de forints, Ndlr.), la supériorité écrasante des partis de gouvernement sur le marché des médias, l’atrophie de la sphère publique et une peur existentielle croissante chez les citoyens. Autant de facteurs en cause. Mais nous nous mentons à nous-même si nous pensons que cela explique complètement l’apathie. Nombre d’enquêtes d’opinion montrent que la majorité de la population, y compris les électeurs des partis de gouvernement, ont conscients de l’importance des problèmes énumérés par Pew Research. Depuis qu’il existe en Hongrie des enquêtes d’opinion – cela remonte aux années du système Kádár – les gens mentionnent toujours le système de santé, la situation de l’enseignement et la pauvreté parmi les cinq problèmes sociaux les plus importants.

Santé, éducation, corruption…autant de sujets de société qui inquiètent

Ces dernières années, le système de santé dépasse de loin les autres sources d’inquiétude sociale. Selon l’étude réalisée l’an dernier par l’institut Medián [en 2017 – Ndlr.], un citoyen hongrois adulte sur deux estime que la situation du système de santé est le plus grave problème social à résoudre, quelle que soit son appartenance politique. Il ressort également de cette étude que les gens considèrent l’ampleur de la corruption comme le deuxième problème le plus grave. D’autres études montrent que la majorité des gens pensent que la corruption s’est aggravée en Hongrie au cours des huit années écoulées et que les deux-tiers pensent que l’odeur de la corruption flotte autour des partis de gouvernement. La moitié des électeurs du Fidesz-KDNP partagent cette opinion.

Selon d’autres instituts de sondage indépendants, la majorité des gens savent également que les oligarques de l’entourage du Premier ministre ont obtenu leur fortune de façon malhonnête et ils considèrent que les personnes les plus corrompues du pays se nomment Lőrinc Mészáros, Andy Vajna, le gendre d’Orbán István Tiborcz, Antal Rogán, Lajos Simicska. Enfin, pour 40 % des citoyens, il est probable que ces grands entrepreneurs sont des hommes de paille de Viktor Orbán. En ce qui concerne la situation des médias, les trois-quarts savent bien que les médias pro-gouvernementaux prédominent et les deux tiers des électeurs du Fidesz le voient clairement. Les deux-tiers aussi des personnes interrogées pensent que le pouvoir limite fortement la liberté de la presse en Hongrie.

En réalité, les traditions historiques, les expériences funestes vécues dans un passé récent et l’impuissance apprise qui en a découlé jouent un grand rôle dans l’état de paralysie de la société.

Les partisans de la démocratie se leurrent donc eux-mêmes quand ils se consolent en se disant que si les gens ne se révoltent pas contre la dégradation du niveau des services de L’État, le fait que les libertés sont sans cesse rognées et que la corruption politique envahit tout, c’est parce qu’ils ne sont pas informés. […] Dans ce pays, depuis des dizaines d’années, les gens savent que l’application, la performance ou le savoir ne sont pas les conditions pour réussir dans la société, mais les bonnes relations et ses liens avec le pouvoir. La majorité des gens pensaient ainsi du temps de Kádár et c’est encore plus le cas aujourd’hui.

En réalité, les traditions historiques, les expériences funestes vécues dans un passé récent et l’impuissance apprise qui en a découlé jouent un grand rôle dans l’état de paralysie de la société. Au cours des dernières décennies, la société hongroise n’a pas eu l’occasion de prendre son destin en main et quand elle a essayé, cela a échoué. Ainsi elle n’a pas eu la possibilité de ressentir le goût de la liberté conquise par elle-même. L’histoire et leur destin ont enseigné aux gens que, puisqu’ils ne peuvent changer le cours des choses, la seule stratégie de survie consiste à s’accommoder avec le pouvoir et à améliorer son sort personnel par le biais de petits marchandages.

Ce que l’opinion publique considère comme le dernier de ses grands échecs, c’est le changement de régime. Contrairement aux autres pays post-socialistes, où la répression exercée par le parti unique était beaucoup plus forte, en Hongrie le changement de régime est tombé dans les bras de la société. La chute de la dictature molle n’a été précédée par aucune manifestation de masse à l’échelle du pays. C’est avec réserve et méfiance que la majorité des gens ont observé les changements. La liberté reçue en cadeau a apporté un immense désenchantement, et jusqu’à ce jour, une grande partie de la population se sent perdante du changement de système, renforçant ainsi cette expérience historique séculaire que le sort du pays et les grandes affaires du monde se règlent au-dessus de la tête des gens et que les individus n’ont aucune influence.

Le processus de diffusion du changement de système dans la société a échoué et les gens ressentent qu’ils ne sont signifiants pour la politique que tous les quatre ans au moment des élections. Lors des trente années passées, rien n’a été fait pour que la société fasse sienne la cause de l’État de droit, de la démocratie et du changement de système. La majorité a l’impression d’avoir perdu ce qui revêtait le plus d’importance, la sécurité et les perspectives individuelles, et qu’en échange elle n’a rien reçu. Le constat de l’inutilité et du danger de l’action collective, et le constat que la réussite ne passe que par la quête individuelle, a donc reçu une nouvelle confirmation.

Ce qui paralyse la société hongroise, ce n’est pas tant le manque d’information, mais ce sentiment d’impuissance.

Notes

Notes
1 Consulter en anglais les résultats de la recherche de Pew Research.
Mária Vásárhelyi

Sociologue

Membre de l'Académie hongroise des sciences