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Féminicides : qui va sauver les enfants ?

En parallèle du décompte mensuel des meurtres de femmes par leur conjoint ou ex-compagnon, «Libération» s'est posé la question du devenir de ces enfants devenus brutalement orphelins de l'un de leur parents.
par Virginie Ballet
publié le 1er février 2019 à 14h06

Ce sont des chiffres qui donnent le vertige, des histoires qui filent la nausée. Depuis le 1er janvier 2017, plus de 200 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Libération s'est efforcé de recenser leurs histoires, dans un mausolée virtuel mis à jour chaque mois. Reprendre ce décompte funèbre, c'est se plonger dans une réalité statistique impossible à ignorer : tous les trois jours, une femme meurt tuée par celui avec qui elle partageait sa vie. Réalité lointaine, froide, clinique. Qui soudain prend chair et prend aux tripes quand débute cette sépulcrale recension, litanie de prénoms, de circonstances, de modes opératoires, tous plus lugubres les uns que les autres. Séverine pouvait-elle ne serait-ce qu'imaginer que ce foulard qu'elle portait servirait d'arme à son compagnon qu'elle voulait quitter ?

Victime collatérale

En ce début d'année 2019, la première alerte arrivée dans la boîte mail qui sert d'outil à ce décompte mensuel fut un choc, à plusieurs titres. Nous ne sommes que le 5 janvier quand a lieu le premier féminicide de l'année. A Toulouse, Monica, 29 ans, a passé la soirée à jouer aux cartes avec son frère et son compagnon. Quelques heures plus tard, elle est poignardée par son concubin. Les pompiers, alertés par le frère de Monica, retrouvent son corps au petit matin dans son appartement, un couteau planté dans le thorax. C'est dimanche, et dans une chambre de l'appartement, la fille de la jeune femme, âgée de 6 ans, dort encore. Que saura-t-elle, plus tard, des circonstances de la mort de sa mère ? Que sait-elle déjà ? Comment l'aider ? Qui pour l'accompagner, lui parler, la relever ? Comment grandir avec un tel bagage ? Quelle adulte deviendra-t-elle ?

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Ces questions, devenues rengaines, ont fait rejaillir le souvenir enfoui d’une camarade de classe. Elle n’avait pas un prénom de son âge, était frêle, en retrait. Un jour, quand nous avions 14 ou 15 ans, son père a tué sa mère avant de se suicider avec une arme à feu, sur son lieu de travail. L’enquête a démontré qu’il envisageait aussi de tuer ses trois enfants. Longtemps, je me suis demandé ce qu’était devenue la fille au prénom suranné. Longtemps, elle a été à mes yeux une histoire terrible, mais isolée. En réalité, au même titre que la fillette de Monica, elle est une victime collatérale des violences conjugales et de leur pire aboutissement, le féminicide.

Petite revanche

En France, environ 140 000 enfants vivraient dans un foyer où une femme, leur mère, est victime de coups, de brimades, d'injures, et/ou de violences sexuelles. Selon le ministère de l'Intérieur, en 2016, «9 mineurs ont été tués par leur père, en même temps que leur mère». 16 enfants ont été témoins des scènes de crime. Les 138 affaires de morts violentes au sein du couple dénombrées cette année-là ont engendré 12 enfants orphelins de père et de mère, 54 orphelins de mère et 22 orphelins de père. Selon les données recueillies par Libération, en 2018, cinq enfants ont été tués concomittamment au meurtre de leur mère et au moins 8 en ont été témoins. Voilà pour la réalité chiffrée. «Si les violences dans le couple ont de très graves conséquences sur les femmes qui en sont victimes, elles ont également un impact particulièrement néfaste sur le bien-être psychologique, neurologique et social de l'enfant qui y est exposé», notait récemment l'Observatoire des violences envers les femmes du Conseil départemental de Seine-Saint-Denis.

Au même titre que toutes ces femmes, ces enfants, victimes collatérales, méritent que l'on raconte leur histoire. Celle de la reconstruction, du pardon éventuel, et des conséquences du geste fatal de l'un de leurs parents, qui peuvent resurgir sans crier gare à tout moment de leur vie. Ainsi Françoise et Laurence Le Goff avaient respectivement 49 et 46 ans quand elles ont été sollicitées par leur département dans le cadre d'une enquête pour «obligation alimentaire» à l'égard de leur père, admis en Ehpad sans avoir les ressources nécessaires. Trente-six ans plus tôt, leur père, jaloux, possessif, avait tué leur mère, qui voulait divorcer. Peut-on seulement envisager d'être légalement «obligé» vis-à-vis d'un parent meurtrier, dont on est sans nouvelles depuis plus de vingt ans ? «On peut penser que voir sa mère se faire assassiner est violent. Mais que dire de la violence d'une fratrie éparpillée ensuite ?» questionne Françoise. Sa sœur Laurence avait fait son deuil, «exorcisé» cette histoire. Sa reconstruction, elle l'avait acquise par une petite revanche : aller voir ce père qui ne l'a pas reconnue, sur le stand de marché où il vendait des fromages, après sa sortie de prison. Lui en commander. Et refuser de payer, en déclinant son identité.

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