énergies renouvelables

EDF : à La Coche, «on fait de l'électricité avec de la neige»

Une saison en hiverdossier
En Savoie, l'exploitant modernise l'une de ses stations de transfert d'énergie par pompage qui permet de stocker l'électricité comme une batterie...liquide. EDF veut investir dans ce type d'ouvrages hydrauliques, si on ne le force pas à les ouvrir à la concurrence.
par Jean-Christophe Féraud
publié le 27 janvier 2019 à 15h59

Elle vient d'arriver à la centrale hydroélectrique de La Coche, à Aigueblanche, juste sous la station de ski de Valmorel (Savoie). Et trône pour l'heure sur la remorque du gros poids lourd Scania rouge garé sous la ligne haute tension de 400 000 volts qui relie en crépitant la France à l'Italie. Ce vendredi 25 janvier, les hydrauliciens d'EDF, qui s'affairent depuis quatre ans sur le chantier de modernisation de la centrale souterraine mise en service en 1976, réceptionnent la «roue Pelton» tant attendue : ce lourd anneau d'acier (16 tonnes) aux reflets titane n'impressionne pas tant par sa taille (3,70 m de diamètre), que par sa forme étrangement belle et inquiétante qui évoque une machinerie extraterrestre échappée d'un décor d'Alien.

Il s’agit en fait d’une roue à aube futuriste et c’est la pièce maîtresse de la grosse turbine électromagnétique qui est en cours d’installation, dans son coffre de béton, au pied de la montagne enneigée. Elle a été fabriquée par l’autrichien Andritz, qui a gagné l’appel d’offres au détriment de l’usine GE Hydro (ex-Alstom) de Grenoble, où l’américain a annoncé plus de 300 suppressions de postes l’an dernier.

«Batterie liquide»

Une fois en place avec son stator et son rotor, elle tournera à 430 tours par minute sous la force terrible de l'eau qui descend depuis la retenue située 927 mètres plus haut et qui sera injectée à 500 km/h sur ses 21 «augets» : des sortes d'écopes recouvertes d'une fine couche de carbure de tungstène très dure pour résister à l'abrasion de l'eau venue des montagnes, naturellement très «quartzée». «Vu la pression, il faudra remplacer la roue tous les trois à quatre ans pour refaire le revêtement blindé. Du coup, on a toujours une roue de secours», s'amuse Cédric Rogeaux, le directeur du chantier de La Coche. L'énergie cinétique ainsi créée sera transformée en électricité par l'alternateur, qui fonctionnera comme une énorme dynamo de vélo de 500 tonnes. Puissance attendue de cette fameuse roue Pelton, la plus efficace mise en service en France: 240 MW, soit 20% de disponibilité en plus pour la centrale de La Coche dont la production va ainsi passer de 550 à 650 GWh par an. De quoi alimenter une ville de 270 000 habitants.

«Ici nous transformons la neige en électricité, et mieux encore, nous stockons cette électricité comme une batterie… mais sous forme liquide», explique Yves Giraud, le grand patron de l'hydroélectricité chez EDF qui a fait le déplacement. Avec son réservoir d'eau situé à 1 400 mètres d'altitude en surplomb, qui contient 2 millions de m3 d'eau provenant de la fonte des neiges et des glaces de la Tarentaise, La Coche fait partie des 433 ouvrages hydrauliques d'EDF, qui fournissent à la France plus de 10% de son électricité avec 20 GW de puissance. «L'hydro» est ainsi la deuxième source de courant derrière le nucléaire roi, mais la première des énergies renouvelables (ENR) loin devant l'éolien et le solaire.

«Sans rival»

Mais avec sa roue Pelton qui vient s'ajouter à quatre turbines réversibles, La Coche n'est pas un barrage à proprement parler : c'est une Step, pour station de pompage et de transfert d'énergie. Une centrale hydroélectrique en circuit fermé, positionnée entre deux bassins d'eau situés en amont et en aval. Le principe de cette grosse batterie liquide est simple : lorsque la demande en électricité est au plus haut, le matin et le soir, a fortiori en hiver, on fait chuter l'eau du bassin supérieur pour «turbiner» de l'électricité ; et en période creuse, on pompe au contraire l'eau du bassin inférieur pour la remonter au supérieur et constituer une nouvelle réserve d'énergie liquide disponible à tout moment… «C'est un moyen de stockage massif de l'électricité qui est sans rival, les batteries classiques ne peuvent pas lutter», sourit Yves Giraud.

L'électricien a six Step sur le territoire, principalement dans les Alpes, qui peuvent mobiliser 5 GW d'électricité en cinq minutes : l'équivalent de cinq réacteurs nucléaires. A La Coche, EDF a investi 150 millions d'euros dans le chantier de la roue Pelton, pour beaucoup en génie civil. Avant d'assembler la turbine, il a fallu construire les nouveaux bâtiments de béton recouverts d'un plaquage rouille du plus bel effet. «Et surtout, creuser à la dynamite dans la montagne les 300 mètres de dérivation pour amener l'eau depuis la conduite forcée existante qui tombe de la montagne, explique Cédric Rogeaux. Les travaux ont commencé en 2014 et les premiers essais débuteront cet été pour un raccordement au réseau électrique à l'automne.»

150 barrages «privatisés» ?

Avec le besoin croissant de stocker de l'électricité quand les éoliennes tournent moins ou que des centrales nucléaires sont à l'arrêt, les «batteries liquides» comme La Coche ont le vent en poupe: «l'hydroélectricité pourrait contribuer de manière décisive à répondre au besoin de flexibilité du système électrique, notamment grâce aux Step», constatait le ministère de la Transition écologique lors de la préparation de la PPE (programmation pluriannuelle de l'énergie). Mais ce document publié vendredi ne prévoit que 1 GW de capacités supplémentaires d'ici 2028. Yves Giraud estime lui le potentiel à au moins 2 GW d'ici 2035. EDF a notamment dans ses cartons deux gros projets hydrauliques avec Step à La Truyère (Aveyron) et Redenat sur la Dordogne. Investissement prévu : 1 milliard d'euros pour 1 GW de puissance supplémentaire à chaque fois ! De quoi remplacer deux des quatorze réacteurs nucléaires que le gouvernement prévoit de fermer d'ici 2035. Avec une énergie non seulement décarbonnée, mais zéro déchets radioactifs... Seulement voilà, l'électricien pose ses conditions pour se lancer dans ces grands travaux hydrauliques.

Pour construire de nouvelles Step, EDF voudrait ainsi voir reconnu «un service de stockage» rémunéré par l'opérateur du réseau RTE, comme c'est le cas dans d'autres pays. En Israël, le français a notamment obtenu ce type de contrat pour construire la Step de Gilboa. «Il nous faut un modèle d'affaires à la hauteur du service rendu à la collectivité, car nous gérons aussi ces réserves pour tous les usages de l'eau : un barrage comme celui de Serre-Ponçon dans les Hautes-Alpes dessert par exemple en eau potable 4 millions de personnes dans le Sud de la France et il y a aussi l'agriculture, le tourisme, l'industrie.» Mais c'est surtout la perspective de l'ouverture à la concurrence de ses concessions hydrauliques qui hérisse EDF. Exigée par la Commission européenne depuis 2005, elle a valu à la France, qui traînait trop les pieds, une mise en demeure en 2015. Depuis l'élection d'Emmanuel Macron, les choses semblent s'accélérer un peu et les syndicats comme la puissante CGT énergie et le petit mais remuant SUD veulent «faire barrage à la privatisation des barrages». Et pour cause : il s'agirait de remettre en jeu 150 des quelques 400 barrages d'EDF dont les concessions de soixante-quinze ans viennent à échéance d'ici 2025 !

Total en embuscade

Tous les cadors européens de l'hydro sont potentiellement sur les rangs, notamment les suédois Vattenfall, le norvégien Statkraft ou l'italien Enel. On parle aussi du canadien Hydro-Québec et même des chinois des Trois-Gorges. Mais ce sont surtout les concurrents français d'EDF qui sont les plus menaçants pour l'électricien : le pétrolier Total, qui s'est lancé dans la fourniture d'électricité avec Direct Energie, et Engie, qui possède déjà les barrages de la Compagnie nationale du Rhône… Ingénieur météo chez EDF et délégué SUD Energie à Grenoble, Philippe André ne veut pas entendre parler de nouveaux acteurs privés aux commandes de «l'hydro» : «la mise en concurrence des concessions des grands barrages sera la source de bien des problèmes, le premier étant la mise en péril de l'intérêt général», prévient celui qui vient de coordonner un «rapport d'experts» pour alerter l'opinion. Son patron Yves Giraud est lui «prêt à jouer le jeu de la concurrence, mais à condition que cette concurrence soit juste et équitable»: «il faut que nous puissions gagner sans freins, partout où nous serons les meilleurs», martèle-t-il.

Un tacle qui vise la volonté affichée par Bruxelles d'empêcher EDF de candidater à plus de 60% de ses concessions. Inacceptable en l'état pour l'électricien, qui a financé tous ses ouvrages pendant des décennies, et craint aujourd'hui de voir les barrages les plus gros et les plus rentables lui échapper au profit de nouveaux arrivants venus profiter de ses investissements. EDF dépense ainsi 400 millions d'euros par an dans l'entretien de son parc hydraulique, et ce sans compter ses gros projets d'investissement à la Truyère ou Redenat. «C'est toute l'économie et la cohérence de notre modèle hydroélectrique qui serait remise en cause par une ouverture indiscriminée à la concurrence», prévient Yves Giraud.

La récente publication de la PPE n'a pas totalement rassuré EDF. Tout en soulignant le rôle moteur de l'hydroélectricité dans le boom des ENR, le gouvernement semble en effet lier le développement de nouveaux équipements de type Step...à l'ouverture à la concurrence. «Durant la période de la PPE, la remise en concurrence de concessions échues et les travaux associés à la prolongation de la concession du Rhône permettront de rehausser la puissance installée en développant de nouvelles capacités sans nouvelle retenue d'eau. Par ailleurs, l'optimisation des sites existants sera recherchée et quelques nouveaux projets développés», peut-on lire dans la note de synthèse publiée le 25 janvier par le ministère de la Transition écologique.

EDF peut être serein pour sa centrale de La Coche dans les Alpes: la concession de l'ouvrage arrivera à échéance en 2050, et d'ici là, pas mal d'eau aura fait tourner sa roue Pelton. Mais sur les gros barrages de La Truyère en Aveyron, les concessions sont en fin de vie. Et l’électricien a tout à perdre si elles lui échappent. Le message d'EDF aux décideurs de Paris et Bruxelles est clair: pas question de miser 1 milliard sans garantie de garder la main.

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