Prostitution : le courage des transgenres de Pigalle vu par Jane Evelyn Atwood

Ces clichés inédits de la photographe américaine sur la communauté trans du Pigalle des années 70-80 sont à découvrir à la Maison Jacques-Doisneau, à Gentilly. L’occasion de s’entretenir avec Jane Evelyn Atwood. 

Par Luc Desbenoit

Publié le 31 janvier 2019 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h03

Dans les années 70, une jeune femme un peu perdue dans sa propre vie, Jane Evelyn Atwood, entreprend de photographier la prostitution à Paris. Cette Américaine, née à New York en 1947, réalise tout de suite un coup de maître avec le portrait au long cours d’une maîtresse sado-maso, Blondine, qui donnera lieu à la publication d’un ouvrage mythique Rue des Lombards (1). Ce projet réalisé, elle écume aussitôt (entre 1978 et 1979) le quartier de Pigalle en suivant la vie quotidienne de personnes transgenres.

Ces images de Barbara, Ingrid ou Nuja, qui tapinent, s’embrassent, fument trop, exhibent leur féminité outrancière et touchante n’avaient jamais été publiées. Désormais, on peut les découvrir à la maison Doisneau de Gentilly, aux côtés des magnifiques clichés aux tons crépusculaires de la rue des Lombards. Ce travail inédit sur les transgenres témoigne du courage de ces hommes devenus femmes. Elles sont méprisées, rejetées. La photographe les montre belles, fortes, combattantes. L’enfer que leur font subir les autres est suggéré avec délicatesse par de petits détails, à travers le regard méprisant de passants.

La Franco-Américaine est une rebelle qui a l’aspect d’une femme bourgeoise et élégante. Elle s’exprime toujours avec un accent prononcé. Sur les étagères de la bibliothèque de son appartement parisien sont posées des photos de Diane Arbus (1923-1971), sa photographe fétiche. Comme la célèbre New-Yorkaise, qui s’est suicidée, Jane Evelyn Atwood ne s’intéresse qu’aux gens pas comme les autres. Elle a réalisé des reportages au long cours sur les malades du sida, les aveugles, les victimes des mines antipersonnelles, les femmes en prison.... Le fil rouge de son œuvre ? « Faire comprendre et accepter les personnes qui ne sont pas dans la norme et qui font peur… »

Vous êtes venue en France en 1971 pour un simple séjour. Pourquoi y êtes-vous restée ?
Je travaillais comme jeune fille au pair dans une famille. J’étais très névrosée et j’ai eu une sorte de breakdown, que vous traduisez par dépression nerveuse, mais je n’aime pas cette expression, elle fait un peu bourge... Je m’entendais bien avec les enfants, et la famille voulait me garder à la condition, m’a-t-elle dit, que je sois suivie par un psy. J’ai rencontré un homme extraordinaire et, dès le début, j’ai compris qu’il allait me sauver la vie. Cette thérapie est devenue ma seule raison de vivre. Je n’avais plus aucune raison de rentrer à New York , et je suis restée.

“De Diane Arbus j’étais envoûtée par les portraits de ces ‘gens ordinaires’ dont elle décelait avec génie, la faille, la différence, la folie.”

Vous n’étiez pas photographe ?
Absolument pas. Je faisais des snapshots, des instantanés de ma famille et de mes amis avec un Instamatic et c’est tout. J’avais découvert le travail de Diane Arbus à New York, juste après son suicide. Un membre de ma famille venait de se donner la mort, et je voulais comprendre dans cette exposition pourquoi on se trouvait réduit à cette dernière extrémité. J’en suis ressortie envoûtée par les portraits de ces « gens ordinaires » dont elle décelait avec génie, la faille, la différence, la folie. Je voulais faire comme elle et je cherchais des modèles à la Diane Arbus. Un jour dans un vernissage à Paris, une femme m’a dit connaître une prostituée. Le soir même elle m’emmenait au 19, rue des Lombards, chez Blondine. J’ai fait la connaissance d’une femme fascinante. Pendant un an, je l’ai accompagnée toutes les nuits, sur le trottoir, dans les escaliers de son immeuble, dans son studio. A l’intérieur, je photographiais à la lumière d’une simple ampoule électrique. Il fallait se faire admettre, devenir aussi familière qu’un papier peint qu’on ne regarde plus. J’y ai appris mon métier.

Quand vous parlez de Blondine on sent quelqu’un de très proche, que vous aimez profondément ?
Même si je ne pouvais pas compter sur elle, c’était la mère que je n’ai pas eue. Ma vraie mère reste un sujet très douloureux. Elle était dure, pas généreuse. Elle avait coupé les c... de mon père, jusqu’au jour où il a riposté. Il la battait. Mon enfance s’est déroulée dans une violence épouvantable. Mon père était scientifique, un généticien que j’admirais. Mais j’avais peur qu’il tue ma mère ou bien qu’il nous quitte. Je suis profondément féministe et je n’excuse pas son attitude, mais je la comprends. Ma mère l’a poussé à bout. Les femmes peuvent être responsables des violences qu’elles subissent.

La Rue des Lombards, Paris,France, 1976-1977. 

La Rue des Lombards, Paris,France, 1976-1977.  ©JANE EVELYN ATWOOD

Pourquoi avez-vous décidé de publier vos photos sur Pigalle, qui vous paraissaient à l’époque sans grand intérêt ?
Je suis retombée par hasard sur Nuja, une transexuelle – je dis transexuelle car je déteste le mot transgenre - qui a survécu miraculeusement à Pigalle, à la violence, à la drogue, au sida. Toutes les autres sont mortes. Quand nous nous sommes revues, elle m’a donné envie de retourner dans ce quartier. Tout avait changé. Depuis la loi Sarkozy (en 2003, ndlr), les prostituées n’ont plus le droit de solliciter les clients dans la rue. Elles sont toujours là, dans les immeubles. On cache ce que l’on ne veut pas voir. Les classes populaires sont chassées dans les banlieues. Rue des Lombards, tous les petits hôtels de passe ont disparu. Les prostituées sont désormais interdites dans les bars destinés aux gens branchés et aux touristes. Les cafés populaires sont devenus des galeries de photos, des boutiques de vêtements. Avant, c’était humain, vivant, mélangé. Désormais, c’est un quartier factice. Un ghetto. On vit dans une société hypocrite, qui exclut ceux qui ne vous ressemblent pas.

“Vous n’avez pas besoin d’être dans le même état pour être une grande photographe.”

Ces photos sont les témoins d’une époque révolue ?
Oui, mais pas seulement. Je ne les regarde plus comme avant. A l’époque, j’étais jeune, naïve et pudique. Certaines images me choquaient et je n’avais pas le courage de les publier. C’est l’éditeur Xavier Barral qui m’a convaincue de le faire en 2011 dans le livre Rue des Lombards, avec par exemple celle de ce client cagoulé et à genoux devant Blondine. J’ai également redécouvert dans mes archives des photos floues que j’avais éliminées à l’époque car je pensais qu’elles étaient ratées. Le flou est désormais accepté et ce sont de très bonnes images. Avec le temps, la vision des choses change.

Votre modèle est Diane Arbus, mais vos photos sont radicalement différentes…
En effet, et heureusement pour moi. Un jour, j’ai rencontré Lisette Model, le professeur de photo de Diane Arbus. Elle la connaissait très bien. Cette grande dame de la photographie était venue voir à New York mon exposition lorsque j’ai décroché le prix Eugène Smith en 1980 pour mon travail sur les enfants aveugles. On a sympathisé. Elle m’a dit : « Jane, il faut que vous vous rendiez compte que Diane était une very sick woman (une femme très malade psychologiquement) et vous n’avez pas besoin d’être dans le même état pour être une grande photographe. » Jusqu’alors, je m’identifiais à Diane Arbus. Lisette Model m’a libéré de ce poids. Ce conseil, que je pouvais comprendre grâce à la psychanalyse que je suivais, m’a sans doute sauvé la vie.

(1) Rue des Lombards, aux éd. Xavier Barral (166 p., 45,50 €).


A voir
on aime beaucoup Jane Evelyn Atwood: Histoires de prostitution, Paris 1976-1979, jusqu’au 21 avril, à la Maison Doisneau à Gentilly (94). Rens : 01 55 01 04 86. Avec un catalogue : Pigalle People, aux éd. du Bec en l’air (152 p., 36 €).

A lire
Jane Evelyn Atwood, livre d’entretiens aux éd. FF éditions (160 p., 19,50 €)

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