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ReportageLibertés

« Je viens manifester pour le pouvoir de vivre. Vous comprenez, le pouvoir de vivre ! »

Rendre hommage aux victimes de la répression policière et dénoncer l’usage des lanceurs de balles de défense (LDB) et autres armes mutilantes : l’Acte XII des Gilets jaunes du samedi 2 février a mobilisé plus de 10.000 personnes à Paris. Preuve que le mouvement est loin de s’essouffler. Reportage.

  • Paris, reportage

Il est à peine midi et la place Daumesnil, dans le douzième arrondissement de Paris, est déjà remplie. C’est ici que les Gilets jaunes ont décidé d’organiser, samedi 2 février, une marche blanche en hommage aux « gueules cassées », ces hommes et ces femmes mutilés lors des précédentes manifestations. Le journaliste David Dufresne tient les comptes sur Twitter. Il a collecté 379 signalements, pour 168 blessures à la tête, 17 éborgnés et quatre mains arrachées. Patrick, Jérôme, Antonio, Robin, Franck, Axelle, David, Christophe, Laurent, Christian, Cynthia, Yvan, Élise, Sabrina, Martin, Sergio ou encore Lola. Tous et toutes portent dans leur chair les stigmates des tirs de grenades de désencerclement, de LBD et de GLI-F4.

Des armes dangereuses dont le Défenseur des droits, Jacques Toubon, réclame sans succès l’interdiction. « Nous ne voulons pas de mesurettes sur la réglementation de ces armes, comme ces caméras portées par ceux qui les utilisent. Il faut totalement les interdire et les détruire car elles sont létales. La France est l’un des seuls pays en Europe à les utiliser, c’est un scandale », s’insurge Robin Pagès, administrateur de la page Facebook Grenades Flashball Interdiction et grièvement blessé au pied par l’explosion d’une GLI-F4 à Bure en 2017. Il assure que si le gouvernement reste sourd à ces revendications, un autre événement de grande ampleur sera organisé d’ici trois mois.

Assa Traoré : « Le monde plus rural découvre maintenant ces violences. »

Le cortège n’est pas encore parti que les blessés sont littéralement assaillis et bousculés par une horde de caméras, qu’on dirait affamées par le sang. « Et dire qu’avant, les journalistes ne parlaient jamais de nos blessés », grommelle un Gilet jaune, membre du cordon humain qui tente de contenir la foule autour des blessés. La tension est palpable et les rumeurs se propagent comme une traînée de poudre. Des « antifas » seraient en train de traquer les zouaves, ces militants d’extrême-droite qui ont attaqué des membres du NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) samedi 26 janvier. Dans le même temps, Antoine, Gilet jaune amputé d’une main, assure avoir été agressé par un homme d’extrême droite au tout début de la manifestation. « Il est venu me voir et m’a demandé si j’étais un antifa. J’ai répondu “oui” et il m’a décroché une droite qui m’a explosé le nez (…). Il s’agit d’un facho qui voulait se taper un gaucho », a-t-il déclaré sur France Inter.

« La France mutile son peuple »

Sophie est maquilleuse : « Si le gouvernement avait la volonté d’apaiser les choses, il le ferait par le dialogue. Alors que là, il ne nous écoute pas. »

Un œil au beurre noir. Une pommette totalement déchiquetée et sanguinolente : la fausse blessure de Sophie, maquilleuse professionnelle venant de Nanterre (Hauts-de-Seine), fait terriblement illusion pour dénoncer les violences. « Je participe au mouvement depuis le début. Si le gouvernement avait la volonté d’apaiser les choses, il le ferait par le dialogue. Alors que là, il ne nous écoute pas. » En dépit des scènes de violences « surréalistes » auxquelles elle a assisté, sources de terribles cauchemars, elle continue de se mobiliser. « On n’a pas le choix, si on reste chez soi, on ne fait pas avancer les choses. C’est un risque qu’on prend en toute conscience, malgré la peur. » La peur des policiers, les habitants des quartiers populaires la connaissent bien et ne l’ont pas découverte en novembre 2018. « Nous sommes des Gilets jaunes depuis 40 ans. Qui peut mieux parler des violences policières que ceux qui la subissent au quotidien, sans même participer à une manifestation ? », lance Assa Traoré, à la tête du Comité Adama, qui avait appelé dès le 1er décembre à rejoindre le mouvement. Leur présence au sein d’un hommage aux victimes de violences policières leur paraît évident : « Le monde plus rural découvre maintenant ces violences. Bien sûr, c’est tard pour ceux qui sont déjà morts comme mon frère. Mais il est temps de se battre pour ceux qui sont encore vivants. »

Robin Pagès, au micro : « Il faut totalement interdire ces armes, car elles sont létales. »

Le cortège s’ébranle lentement le long du boulevard Daumesnil. Tout devant, Étienne fait partie du groupe sécurité, un service d’ordre autogéré et ouvert à tous : « A la base, on avait fait une organisation de sécurité centralisée depuis qu’on déclarait les manifs [Acte 8]. Mais quand on donne du pouvoir à quelqu’un, il en abuse… Alors on a préféré retourner à une organisation décentralisée avec des petits groupes qui se coordonnent juste avant le départ. » Une coordination qui n’est pas toujours évidente. Au bout du boulevard Daumesnil, le parcours était supposé tourner vers la petite rue de Charenton. Faute de guide, certains étaient un peu perdus, comme ce couple de personnes âgées qui revendiquent « 150 ans de manifestation à nous deux, sans avoir jamais vu autant de violence ». La semaine dernière, ils se trouvaient à côté de Jérôme Rodrigues, l’un des leaders du mouvement éborgné place de la Bastille. « Après que l’ambulance l’a emmené, nous avons voulu quitter la place bras dessus, bras dessous avec mon mari. On a reçu des lacrymos. Vous trouvez vraiment qu’on a l’air dangereux ? », s’indigne la vieille dame.

Afin d’éviter d’être pris pour cibles par la police, les médecins de rue portent un t-shirt blanc. « Bon, ça marche pas toujours, on se prend quand même des tirs. »

La violence, les street médics (médecins de rue) y sont confrontés de plein fouet depuis le début du mouvement. C’est d’ailleurs ce qui a convaincu Juliette (prénom d’emprunt) de descendre dans la rue porter secours aux victimes : « En voyant un jour mon coloc rentrer blessé d’une manifestation, je me suis motivée et j’ai suivi la formation pour devenir médic. » Afin d’éviter d’être pris pour cibles par la police, beaucoup de médics portent désormais un tee-shirt blanc par-dessus leurs vêtements. « Bon, ça ne marche pas toujours, on se prend quand même des tirs », regrette « Guigz ». A ses côtés, Mario est un jeune électricien venu de Tarbes, où il travaille à l’aéroport : « Mes amis ne comprennent pas pourquoi je participe car j’arrive à tenir les fins de mois. Je ne suis pas en galère. Mais c’est une colère plus globale. »

A Bastille, un homme est perché sur un poteau, filmant le cortège avec son smartphone : « On a développé un logiciel pour compter les participants sur une vidéo. C’est plus sûr que les chiffres du gouvernement. » Selon la Préfecture, 10.500 personnes ont défilé samedi à Paris. Mais le cabinet Occurrence, mandaté par certains médias, a dénombré 13.800 personnes. Des chiffres bien supérieurs au samedi 26 janvier (4.000 personnes selon les autorités) qui s’expliquent par le fait que, pour cet Acte XII, il n’y avait qu’un seul et même cortège dans toute la capitale. Stéphane est l’un des signataires de la déclaration en Préfecture. Si certains Gilets Jaunes regrettent de devoir déposer leur parcours, il pense que « la police a plus de scrupules à tirer dans une manifestation déclarée ». La suite des événement va lui donner tort.

Car à l’arrivée sur la place de la République, les tirs de grenades commencent à se faire entendre. Certains assurent que des Black Blocs veulent poursuivre la manifestation et sont bloqués par les CRS. La situation met le feu aux poudres. L’ambiance devient surréaliste : les vendeurs de merguez sont installés autour de gens qui chantent dansent et discutent, visiblement peu pressés de partir malgré les lacrymos qui saturent l’air. « On a le droit d’être là, on a déposé jusqu’à 17 h », explique Nadir, à peine dérangé par les gaz malgré son asthme. « Je suis là pour faire valoir mes droits et je ne veux pas partir. Il faut rester pour leur montrer qu’on n’est pas silencieux ni passifs. » Des badauds sortent du métro avec leur poussette, sans trop comprendre ce qui se passe.

Vers 16 h, les forces de l’ordre commencent à bloquer les sorties et l’hélicoptère apparaît dans le ciel. Isabelle, 55 ans, masque sur le visage, refuse de s’éloigner, malgré l’air qui devient irrespirable : « Je veux résister et maintenir la pression. Le gazage ne m’arrêtera pas ! » Au coin de l’avenue de la République, d’autres tentent dans le calme de négocier avec les CRS pour franchir leur cordon. « Si je vous laisse sortir, vous rentrez chez vous. Vous ne restez pas juste derrière nous comme vos petits copains », grommelle un CRS. Une brèche s’ouvre. Un groupe s’y faufile, s’éloignant doucement du cœur embrumé de la place. Quelques mètres plus loin, des hommes s’apostrophent devant un café. « Venez avec moi, il faut y retourner ! Montrer qu’on ne lâchera rien », clame Lionel, retraité de la RATP. « Non, moi je rentre à la maison. J’en ai marre des lacrymos. Je reviendrai la semaine prochaine », lui répond son ami.

Difficile de partir, de quitter le champ de bataille, de capituler face au mépris gouvernemental. Même lorsqu’on ne peine pas à boucler ses fins de mois à l’instar de Lionel : « Moi, j’ai une retraite confortable de 1.900 euros. Je ne suis pas à plaindre. Mais je viens manifester pour le pouvoir de vivre. Vous comprenez, le pouvoir de vivre ! »

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