Tim Cook, PDG d'Apple, ici le 12 septembre 2017 à Cupertino, en Californie

L'entreprise de Tim Cook a effacé son ardoise auprès de Bercy.

afp.com/JUSTIN SULLIVAN

"Bonjour Paris !" Le 22 octobre 2018, Tim Cook poste ce message, en français, sur son compte Twitter et se met scène tout au long d'une visite éclair dans la Ville lumière. Le PDG d'Apple affiche sa rencontre avec le "légendaire" réalisateur Claude Lelouch, est "abasourdi" par la start-up Foodvisor, puis "profondément ému" par sa visite d'un atelier d'artistes en exil. Mais un cliché manque à ce French tour. Nulle trace de l'entrevue avec le président de la République, Emmanuel Macron, lors de laquelle sont pourtant abordées les questions sensibles des investissements de la firme en France et, surtout, de la juste imposition des sociétés américaines des nouvelles technologies sur le territoire hexagonal.

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Et pour cause. Depuis déjà plusieurs mois, des négociations secrètes sur ce sujet ont débuté avec la Direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) de Bercy. Mais il faut attendre la fin du mois de décembre pour qu'un accord confidentiel soit finalement trouvé. L'objet des discussions porte alors sur le faible montant du chiffre d'affaires reconnu par Apple France et des maigres impôts payés pendant dix ans. Après avoir obtenu un premier compromis avec Amazon en 2018, le fisc clôt ainsi un nouveau dossier sensible avec un Gafam (acronyme réunissant les cinq acteurs dominants du marché du numérique : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft).

Selon nos informations, la transaction mettant fin au conflit avoisine les 500 millions d'euros, un règlement d'ensemble destiné à solder dix années durant lesquelles le chiffre d'affaires du groupe en Europe a explosé, surtout grâce aux ventes d'iPhone. Multiplié par sept, il est ainsi passé de 6,6 milliards d'euros, en 2008, à 47,7 milliards d'euros, en 2017, il a été en grande partie encaissé directement en Irlande, au détriment, selon Bercy, de la France.

Une transaction plutôt qu'un classique redressement ? Depuis la victoire devant le tribunal administratif remportée par Google, menacé d'un redressement de plus de 1 milliard d'euros, le ministre de l'Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, préfère désormais négocier avec les Gafam. Cette stratégie permet d'éviter de longs et coûteux contentieux, même si un accord transactionnel représente une moindre somme d'argent. "La Direction générale des finances ne peut pas communiquer sur ce sujet couvert par le secret", indique-t-on au cabinet du ministre.

Contacté, Apple confirme que "l'administration fiscale a récemment conclu un audit pluriannuel sur les comptes français de la société et l'ajustement sera communiqué dans nos comptes publics". L'entreprise se dit également fière de contribuer à l'économie française " grâce aux centaines de milliers d'emplois liés à l'expansion de l'économie des applications mobiles iOS,(...). L'année dernière, nous avons investi un montant de 800 millions d'euros dans la sous-traitance hexagonale. Au total, notre activité soutient dans le pays près de 240 000 emplois sur l'ensemble du territoire".

Des accords fiscaux plutôt que de longs procès

D'autres arrangements de ce type ont déjà été signés en Europe. En Italie, Apple a ainsi dû payer 318 millions d'euros en 2015 et, plus récemment, au Royaume-Uni, les agents du Trésor ont obligé la firme à verser 137 millions de livres (158 millions d'euros) d'ajustement d'impôts.

La France marche donc dans les pas de ses voisins, même si l'affaire n'a pas été facile à mener. La firme de Tim Cook a été accompagnée dans ses tractations par le cabinet d'avocats Baker McKenzie (également conseil de Google). Connu pour être l'architecte de schémas d'optimisation complexes de nombreuses multinationales, ce cabinet apparaît dans les "Paradise Papers" pour avoir aidé Apple à trouver un nouveau lieu de résidence fiscale dans l'île de Jersey, selon le New York Times. Ce dispositif lui permet de conserver une large part de sa trésorerie très peu taxée, aujourd'hui de 206 milliards d'euros, hors des Etats-Unis.

Dévoilée par L'Express en 2016, la procédure lancée par l'administration concernait en particulier l'une des deux structures hexagonales de la multinationale, Apple France. Détenue par sa maison mère irlandaise, elle n'encaisse sur le territoire qu'une fraction des ventes d'iPhone, d'iPad ou de MacBook, réalisées chez des tiers (boutiques d'opérateurs télécoms, enseignes high-tech, etc.). Les recettes déclarées sur le territoire restent très faibles : 89,3 millions d'euros de chiffre d'affaires sur son exercice 2017 et 14,4 millions d'impôts sur les bénéfices, puisqu'une grande partie de l'argent est transférée à Cork, en Irlande.

Ce montage, appelé "prix de transferts", n'a rien d'illégal en soi, mais il peut être reconsidéré par Bercy en cas d'abus. L'administration recalcule alors le montant qui aurait dû être réellement déclaré, ainsi que les taxes afférentes. Cette affaire a pris une nouvelle tournure en octobre après l'adoption de la loi sur la fraude fiscale par l'Assemblée nationale, qui permet au parquet financier d'être saisi pour engager des poursuites pénales et publier les jugements de condamnation. "Le contexte de durcissement des sanctions a créé un environnement dissuasif pour certaines entreprises", estime la députée LREM Emilie Cariou, rapporteuse de cette loi et vice-présidente de la commission des Finances de l'Assemblée nationale.

Apple renforce sa communication de crise

Consciente que la tension monte partout en Europe et face à l'amende record de 13 milliards d'euros infligée par Bruxelles pour des avantages fiscaux indus en Irlande, la société est sous pression. Et les manifestations d'altermondialistes, comme celle d'Attac, en novembre, lors de l'ouverture d'une boutique sur les Champs-Elysées - autour du slogan "Apple, paye tes impôts !" -, écornent son aura. Fortement relayées par les médias, ces protestations portent atteinte à l'image de la société. La multinationale californienne s'est donc adjoint les services d'une agence pour protéger sa réputation. Le groupe cherche également à recruter un directeur de la communication institutionnelle à Paris, afin de souligner sa contribution en termes "économiques" mais aussi dans "la formation, la confidentialité des données clients, le soutien aux développeurs... et la gestion des problèmes pour la France".

C'est une première. Jusqu'à présent, Apple cantonnait sa prise de parole aux sorties de nouveaux produits et services. Cette stratégie contrôlée montre aujourd'hui ses limites. Les voyages répétés de Tim Cook ou de son directeur financier en Europe le prouvent. Malgré ses efforts, Apple conserve toujours la dernière place des Gafam pour les dépenses de lobbying à Bruxelles, avec seulement 1 million d'euros déboursés entre 2016 et 2017. Cela devrait changer. Et vite.

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