Portrait

Gilles Lellouche, un homme qui sonne juste

Avec Le Grand Bain, son film phénomène, Gilles Lellouche sera peut-être l’une des stars des prochains César. Les femmes, le collectif, l’image qu’il renvoie, la paternité, la politique... il se met à nu et rayonne en homme apaisé dans le cinéma comme dans la vie, à un « point d’exactitude entre lui et les autres ».
Gilles Lellouche un homme qui sonne juste
Shayne Laverdière

Je ne peux plus me voir en peinture, je m’auto-saoule… » En ce début décembre, Gilles ­Lellouche ressent un immense besoin « d’être en jachère ». Il devait partir le soir même pour Hong Kong et Macao, il a annulé. Six mois qu’il ne joue plus, n’écrit plus, ne lit même plus de scénarios. Six mois qu’il « commente ce [qu’il fait] », rebondit de festivals de cinéma en plateaux télé pour écouter souvent les mêmes questions et offrir souvent les mêmes réponses ; c’est le paradoxe sadomasochiste de la promo d’un succès : plus celle-ci dure, plus elle devient une torture. Six mois passés immergé dans le triomphe du Grand Bain qui le laisse encore frissonnant de surprise en cette fin 2018 – « la plus belle année de [sa] vie professionnelle » –, avec, en ligne de mire, la barre des quatre millions et demi d’entrées. Lorsqu’il prend place à la terrasse d’un restaurant du 6e arrondissement parisien, Gilles Lellouche vient d’apprendre l’excellent démarrage de Pupille, qui pourrait être une autre bonne raison de le voir enfin au palmarès des César, dans un mois. Tout baigne, donc, mais traîne cette inquiétude, comme un grattement dans la gorge : « J’ai adoré vivre cinq ans avec une moitié de mon cerveau dédié à ce projet. Pour être honnête avec vous, j’ai peur de me faire chier, maintenant. »

On ne dirait pas, mais cette angoisse existentielle est celle d’un homme apaisé. D’un réalisateur « à un point d’exactitude entre [lui] et les autres », conscient d’avoir touché une zone sensible et atteint cette petite part d’universel que vise chaque artiste. D’ailleurs, au printemps, il ne lui a pas fallu dix projections pour comprendre que le spectre des fans du Grand Bain était large. Très large. Il y a d’abord eu le coup de foudre au ­Festival de Cannes (hors compétition), avec huit cents professionnels pliés de rire, et lui en larmes. Un accueil brutal ce soir-là aurait pu faire basculer le destin du film de l’autre côté. Puis, le lendemain, deux ­visionnages à Nice avec des spectateurs « lambda » et ce même alliage de légèreté et de gravité. « Ton film transperce les gens », lui glisse Virginie Efira. Elle a raison. Mais pourquoi ? Passé le vertige du box-office, c’est désormais la question. Le Grand Bain est tombé pile dans l’époque. « Gilles a la chance de continuer à regarder autour de lui, suggère son producteur et ami Alain Attal. C’est rare, et difficile, quand on devient célèbre. »

Manteau Giorgio Armani, pull et pantalon Prada, chaussures Paraboot.Shayne Laverdière - réalisation Ylias Nacer

Il y a cinq ans, lorsque Lellouche commence l’écriture de son premier film comme unique réalisateur (il a co-­réalisé Narco, en 2003), son père vient de mourir – « on est amputé de la moitié de soi-même, ça met beaucoup de temps à revenir » –, et sa fille est encore toute petite : « J’avais un grand besoin de dire quelque chose. Benoît Poelvoorde m’a un jour demandé si j’avais fait ce film pour moi ou pour les autres : je me pose encore la question. » « Dire quelque chose », c’était, la quarantaine franchie (il a 46 ans), l’envie de se retourner, de forer les souvenirs, de les trier comme un diamantaire, de malaxer cette nostalgie – « j’aime ce sentiment, mais ce n’est pas forcément triste : je peux regretter la journée de la veille si elle a été super » – qui se déploie jusqu’à la cinquantaine, l’âge moyen de sa bande de mecs tout cabossés. Deux mois durant, le réalisateur s’enferme avec un de ses coauteurs en Californie et écrit « de 8 à 22 heures, tous les jours, sans ami, sans coup de fil, sans rendez-vous ». De ce voyage mémoriel, Lellouche revient avec ses personnages, tous ou presque inspirés d’histoires réelles, souvent en rapport avec sa jeunesse. Celui joué par Jean-Hugues Anglade, c’est un copain du cours Florent « qui ne travaille pas, qui a dû bosser comme pion dans une école », un de ceux « qui misent tout sur le rouge et c’est le noir qui sort ». Benoît Poelvoorde, lui, incarne le souvenir d’un de ces gosses de riches de Fontainebleau, où Lellouche a passé une partie de sa jeunesse, ceux qui « ont les cravates, les super costards, les Weston et la Lange Rover, font de l’import-export sans aucun talent, déposent le bilan tous les six mois et attendent que papa les renfloue ». ­Philippe Katerine est plus « imaginé », mais il est né de la fascination de Lellouche pour ces gens qui dînent seuls : « Je me demande toujours quelle est la part de vide abyssale qu’ils retrouvent une fois rentrés chez eux. » Et Mathieu Amalric, « c’est moi avec cette légère dépression qu’on a tous, mais les curseurs poussés à fond. Benoît Poelvoorde le dit : “On est tous des bébés pleins de blessures et d’écorchures.” En fait, on s’en fout de ceux qui réussissent. » Il fallait encore insérer « ces petites histoires dans la grande histoire » du film, celle du sport et de sa narration « objectif impossible-entraînement de fer-triomphe surprise ». Et pas n’importe quel sport : l’amateur, celui des vestiaires pourris, des douches sans eau, des buts sans filets, « celui du lundi à 22 heures en hiver, un des rares bastions qui prouve que le collectif mène à tout ». Sincérité des personnages, vertu de la solidarité, humour : carton plein.

Manteau et pull Prada.Shayne Laverdière - réalisation Ylias Nacer

« La fille qui est en nous »

Voir Pupille, réalisé par Jeanne Herry, deux heures avant de rencontrer Gilles Lellouche fait réfléchir aux heureux hasards du calendrier. Revenu dans sa peau d’acteur, il pouvait difficilement rêver d’un meilleur enchaînement tant l’écho du Grand Bain est, sur certains aspects, puissant : « Il y a cette envie de parler du collectif, de l’humain, ce sont des films sans technologie. Il existe une correspondance entre la chaîne humaine qui s’occupe de cet enfant et la bande du Grand Bain. » L’acteur confesse « avoir, pour la première fois de [sa] carrière, pleuré en lisant les dernières pages du script – c’était d’ailleurs pendant le tournage du Grand Bain ». Et en pleine affaire Weinstein. Un an plus tard, alors que le souffle de l’effet #MeToo est loin d’être retombé, voilà Gilles Lellouche dans la peau d’un assistant familial qui s’occupe d’un bébé les deux premiers mois de sa vie en attendant qu’une famille d’adoption soit choisie. On le regarde et résonne la punchline culte de Virginie Efira en short et claquettes au bord de la piscine : « On va chercher la fille qui est en nous ! » Gilles Lellouche, seul homme au milieu de Miou-Miou, Sandrine ­Kiberlain et Élodie Bouchez, incarne une masculinité moderne, sensible, rassurante : « Avec deux des bébés, j’ai eu une connexion directe. Ce serait bien malhonnête de ma part de dire que j’ai joué ; j’étais avec ce bébé, point. » Il n’a pas eu à se forcer pour pleurer lorsque la mère adoptive emmène une bonne fois pour toutes son enfant : « Je suis enclin à être sentimental, nostalgique, toutes les séparations me bouleversent. Alors là… »

Tomber sur un tel rôle à ce moment des relations hommes-femmes n’est pas qu’un hasard. Gilles Lellouche flaire l’époque, continue de voir des copains de jeunesse, s’informe, soucieux de ne pas trop se couper du monde réel : « J’aime vivre », dit-il. Dès l’hiver 2016, il dénonçait dans ­Télérama « le sexisme délirant du cinéma français. L’actrice est un objet de désir, mais le problème est qu’il y a les réalisateurs élégants et les autres. » Deux ans plus tard, il grince toujours en repensant à certains réalisateurs, « petits Napoléon du cinéma qui pensent avoir tous les droits pendant trois mois, surtout sur les femmes ». Avec celles-ci, il ne se montre « pas plus vigilant qu’avant » : « Je n’ai jamais été déplacé. Même bourré, il y a des limites que je n’ai jamais franchies. » Dans la vie en dehors du cinéma, « parmi les femmes avec lesquelles j’ai eu des relations, trois sur quatre avaient eu des problèmes avec des hommes. » Si le sujet est un enjeu majeur à ses yeux, c’est aussi parce que Gilles Lellouche vit entouré de sa fille, de sa fiancée et de sa belle-fille, de son ancienne compagne (l’actrice ­Mélanie ­Doutey), de sa mère, de beaucoup d’amies... un cercle assez loin du cliché des tablées viriles qui lui a longtemps collé à la peau. Gilles Lellouche définit sa masculinité comme « radicalement différente » de celle son père : « Il prenait parfois des coups de ceinture de son propre père quand il faisait une connerie, c’était une autre époque. Je ne vais pas juger mon grand-père, mais tout de même… » Il se souvient d’une autre conception de l’épanouissement de l’enfant : « Ça intéressait beaucoup moins les pères. J’ai des images d’un monde très adulte, coupé de celui des enfants par un immense fossé. L’éducation se faisait par la mère, on est à des milliers de kilomètres de ça, aujourd’hui. Je fais mes courses, je cuisine, alors que je n’ai jamais vu mon père préparer quoi que ce soit. Je n’ai pas le souvenir d’être allé voir un match de foot avec lui. Moi, j’emmène ma fille partout où je vais. L’homme contemporain vit une époque de transition : il ne faut pas imaginer que c’est une guerre des sexes – tous les hommes ne sont pas les ennemis des femmes. Il faut en revanche accompagner le cri que les femmes lancent. »

Manteau, pull, pantalon et chaussures Prada.Shayne Laverdière - réalisation Ylias Nacer

50 films au compteur

Si Gilles Lellouche ne définit pas ce moment de sa vie comme « un virage », on n’en est pas très loin : « Pour la première fois, on me prend comme je suis vraiment. Je ne pensais pas que la vision que les gens avaient de moi, “le mec aux Ray-Ban et à la Rolex”, était parfois aussi tronquée. Les cinq-six dernières années n’ont pas été en ma faveur. Ce qui me réjouit le plus, c’est d’avoir été entendu. » Il a pourtant énormément travaillé (une cinquantaine de films au compteur), notamment pendant la dernière décennie. Une époque émaillée de succès d’estime ou commerciaux – La French (2014), L’Enquête (2015) et surtout Les Petits Mouchoirs (2010, 5 millions d’entrées) –, mais aussi de choix hâtifs – Sous le même toit (2017), Plonger (2017), Les Infidèles (2012). Pour être clair, il commençait « à tourner très, très fort en rond dans [s]on métier d’acteur » lorsqu’il a attaqué l’écriture du Grand Bain. Il fallait parfois lutter « pour garder de l’enthousiasme. C’est ce qu’il y a de plus dur dans ce métier : sauver son choix. » « C’est parce que le cinéma est d’abord une histoire de déceptions », explique Alain Attal. « Il existe beaucoup plus de raisons de rater un film que de le réussir, confirme Gilles Lellouche. J’ai pu regretter d’avoir accepté des projets qui ne correspondaient pas à ce que j’attendais, mais je n’en veux à personne. En tant qu’acteur, on peut être trahi par le montage, les scènes coupées, la musique, la communication autour d’un film. » C’est, aussi, l’époque de la bande qu’il forme avec Guillaume Canet et Jean Dujardin, les amitiés et les engueulades, le jeu médiatique de « Qui est le chef ? », la difficulté, parfois, à exister par soi-même.

Calmer ses ardeurs

C’est peut-être un des principaux tours de force du Grand Bain : réunir une incroyable brochette d’acteurs, porter au pinacle et avec conviction les vertus du collectif tout en restant clairement identifié comme le maître d’œuvre sans qui rien ne ­serait arrivé. C’est ce que ce passionné de peinture et d’architecture a adoré : piloter son projet de A à Z – écriture, casting, lignes graphiques... Jusqu’à choisir chaque musique (souvenir des sept années passées, après avoir terminé le cours Florent, à réaliser des clips) ou proposer au directeur du Festival de Cannes Thierry ­Frémaux, contre l’avis de ses producteurs Alain ­Attal et Hugo Sélignac, de regarder Le Grand Bain. Vingt minutes après, Frémaux retenait le film dans sa liste.

Avec un tel carton, le bien le plus précieux s’offre à Gilles Lellouche : la liberté. « Il a compris le temps qu’il faut pour certaines choses. C’est un homme un peu moins pressé », estime Alain ­Attal. Durant la décennie précédente, si Gilles Lellouche a choisi ce qui s’offrait de mieux, certaines propositions n’étaient pas à la hauteur de ses envies : « Maintenant, je vais être très, très sélectif en tant qu’acteur. Je ne vais pas me ­mentir, j’ai envie d’être porté par des metteurs en scène qui me cassent la tête, qui m’embarquent. Je ne peux plus faire des films seulement parce qu’ils sont pas mal, je veux des trucs déments... mais on sait qu’il n’y en a pas des tonnes. Et je ne vais pas attendre quinze ans avant de refaire un film. Si je peux en tourner un ou deux par an comme acteur, et en réaliser un tous les quatre ans, ce serait parfait. » Un rythme presque modéré comparé à ces dernières années parfois boulimiques. La preuve : on le reverra deux fois dès 2019, en mars dans Jusqu’ici tout va bien (de ­Mohamed ­Hamidi, avec Malik Bentalha), puis en mai dans Nous finirons ensemble, la suite des Petits Mouchoirs. Le cinéma américain ne le fait pas fantasmer : « Les gens s’en foutent, c’est souvent de l’opportunisme autour du mec du moment. » Participer à une série de qualité l’exciterait davantage : « L’écriture des séries apporte de la modernité au cinéma français. C’est une alliée, pas une ennemie. »Surtout, Gilles Lellouche loue le dynamisme du cinéma français, « sa diversité n’a rien à envier à celle du cinéma américain, ce qui n’était pas le cas il y a quinze ans ». Cette année, il a adoré Shéhérazade (Jean-Bernard ­Marlin), Jusqu’à la garde (Xavier Legrand), Au poste ! (Quentin Dupieux), L’Amour flou (Romane Bohringer) et En liberté ! (Pierre Salvadori).

Manteau Giorgio Armani, pull et pantalon Prada et chaussures Paraboot.Shayne Laverdière - réalisation Ylias Nacer

La liberté, il en rêve après ces six mois de marathon promotionnel. Et puis sentir l’époque ne veut pas forcément dire l’aimer. Gilles Lellouche déteste les réseaux sociaux, « ces pièges à connerie » : « Je fais gaffe à y calmer mes ardeurs. » Évoquer le climat politique et social, c’est encore reparler du Grand Bain : « Le film vient aussi d’une humeur. Dans un pays occidental, confortable, dans lequel on n’a a priori pas de quoi se plaindre, je ressens depuis des années une sorte de mélancolie très forte. Il y a moins de dialogue, plus de jugements, de violence, les gens s’inscrivent dans des schémas, des chapelles, ils sont les uns contre les autres, pas ensemble. Or le collectif est un remède à tout. » Il s’intéresse à la politique, bouffe des documentaires et des reportages, arrive sur le shooting avec le livre de Raphaël Glucksmann (Les Enfants du vide, de l’impasse individualiste au réveil citoyen) dans la poche. Il a voté socialiste, ne le ferait plus aujourd’hui mais sans basculer à droite. Il rêve d’une abolition de la ligne de fracture entre la droite et la gauche, mais estime qu’avec le macronisme, « on est encore très loin de l’équilibre parfait. On manque de perspective, j’ai l’impression qu’on fait du sur-place. Sarkozy, le Fouquet’s et le yacht, Hollande et le TGV, on voit tout et son contraire mais rien ne change. En 1998, on célèbre la victoire en Coupe du monde pendant des semaines ; cette année, au bout de trois jours, c’est fini, et c’est l’affaire Benalla qui fait tout l’été. Ça me rend triste. » Un aveu de fatigue pour ce nostalgique optimiste. Un besoin de jachère.

Pour remettre « [sa] tête au calme », ce dingue de voyages, un de ses très rares signes extérieurs de richesse, devait contourner un bout de l’hiver en prenant la direction du Chili, de l’Argentine, puis au printemps celle du Japon. « Il faut savoir se barrer, se soustraire au regard des autres. Les gens ne me dérangent pas mais j’adore cette possibilité d’être un autre en étant ailleurs. »

Retrouvez Gilles Lellouche et notre dossier sur la post-masculinité dans GQ - février 2019.