L’assassinat d’un ouvrier agricole breton : du fait divers, à l’histoire des migrations

Plus encore qu’aujourd’hui, les journaux d’avant 1945 regorgent de faits divers. Pour anecdotiques qu’elles sont souvent, ces petites histoires destinées à accrocher le lectorat se révèlent parfois de formidables objets d’histoire. C’est notamment le cas de ce récit, dans le journal L’Ouest-Eclair en date du 3 juillet 1933, de l’assassinat d’un ouvrier agricole breton par « des Polonais ».

Carte postale. Collection particulière.

L’histoire apparaît somme toute banale : un ouvrier agricole âgé de 28 ans, nommé Pierre-Marie Lepoulain et originaire de Plélauff dans les Côtes-du-Nord, a été « sauvagement tué à coups de couteau et délesté de son portefeuille contenant 20 000 francs ». Plus intéressant est en revanche le contexte dans lequel a eu lieu ce meurtre, puisqu’il a été commis « près de Bon[d]aroy », une commune rurale jouxtant Pithiviers dans le Loiret et que le meurtrier présumé, arrêté par les policiers enquêteurs, est un jeune Polonais de 23 ans, répondant au nom de Stephen Simousky. Nous nous trouvons donc plongés au cœur des migrations de travailleurs dans l’entre-deux-guerres.

Ce jeune ouvrier agricole breton est loin d’être un cas isolé dans ces terres agricoles de la Beauce, le grenier à céréales de la France. En effet, ils sont nombreux, dès les dernières décennies du XIXe siècle, mais davantage après la Première Guerre mondiale, à partir faire la saison agricole dans les départements du Loiret, de l’Eure-et-Loir et du Loir-et-Cher. A leur propos, l’abbé Elie Gauthier, qui a consacré dans les années 1950 sa thèse de doctorat à l’émigration bretonne, rapporte les chiffres d’une « enquête menée par la Direction diocésaine des Œuvres agricoles » (dont il ne nous donne pas la date…).1 D’après cet organisme, on trouverait « 5 à 6 000 ouvriers bretons » dans le département de l’Eure-et-Loir. Ceux-ci peuvent être des « ouvriers sédentaires : charretiers, hommes à tout faire, servantes de fermes », mais avant tout des « ouvriers saisonniers venant pour la période des grands travaux, notamment les betteraves [sucrières] et la moisson ». Parmi ceux-ci un peu plus de la moitié sont originaires du Morbihan, les autres des Côtes-du-Nord et du Finistère. En outre, en 1911, 2 048 Bretons se trouveraient dans le Loir-et-Cher et 1 732 dans le Loiret. Si ces chiffres peuvent apparaitre faibles face à la centaine de milliers de Bretons qui habitent la capitale à cette même période, ils ne sont pas non plus négligeables et révèlent l’existence de filières de recrutement privilégiées entre les campagnes bretonnes et beauceronnes. Il est fort à parier que dans les années 1930, le nombre de Bretons dans la Beauce augmente, mais cela demanderait une étude plus approfondie…

Ce fait divers montre également que ces migrations de travail ne se cantonnent pas aux « nationaux » puisque L’Ouest-Eclair révèle que l’ouvrier agricole polonais qui a avoué le crime a « travaillé avec la victime. » Si au début des années 1930, on dénombre 50 000 ouvriers agricoles originaires de Pologne, sur les deux millions et demi d’étrangers qui résident en France2 ; la situation crise économique née du krach de 1929 rend leur situation de plus en plus précaire. En effet, les autorités françaises décident de durcir les politiques d’immigration pour tenter d’endiguer la croissance du chômage. Par exemple, en un an, entre 1930 et 1931, le nombre de travailleurs étrangers pour l’industrie passe de 120 000 à 25 000. Surtout, le gouvernement s’emploie à faire repartir vers leurs pays un grand nombre de travailleurs immigrés. Ainsi, les entreprises sont incitées à licencier en priorité les étrangers et à assurer leur rapatriement. En 1932, on dénombre en conséquence plus de 100 000 sorties du territoire.3

Ouvriers agricoles en Beauce. Carte postale. Collection particulière.

Enfin, ce fait divers révèle un climat de défiance générale à l’égard des travailleurs étrangers. Ici, le jeune Polonais est également accusé d’avoir assassiné quelques mois plus tôt, en compagnie d’un complice de même nationalité, « deux débitants de boissons à Courtempierre », un petit village situé à une trentaine de kilomètres du lieu du meurtre du jeune breton. Pourtant si l’édition du 6 décembre 1932 de L’Ouest-Eclair met bien en accusation deux travailleurs étrangers, ceux-ci n’étaient alors pas Polonais, mais Yougoslaves... Ce climat de suspicion à l’égard des étrangers va de paire avec la surveillance plus étroite des flux migratoires depuis 1917. En effet, chaque étranger arrivant sur le territoire national français doit faire une demande de Carte d’identité des étrangers afin d’être en situation régulière. Ce système d’identification enregistre un certain nombre de données personnelles et entraine la définition de cadres professionnel, géographique et temporel à la migration. Tout ceci conduit au final, en ce début des années 1930, à la mise en place d’une distinction de plus en plus marquée entre les travailleurs nationaux et les travailleurs étrangers, même quand il s’agit de travail saisonnier.

Thomas PERRONO

 

 

 

1 GAUTIER Elie, L’émigration bretonne. Où vont les Bretons migrants. Leurs conditions de vie, Paris, Bulletin de  l’entr’aide bretonne de la région parisienne, 1953, p. 107.

2 RYGIEL Philippe, « Les renvois de Polonais de France dans les années 1930», PONTY Janine (dir.), Polonia. Des Polonais en France de 1830 à nos jours, CHNI, Paris, 2011, p. 129. En ligne.

3 Ibid, p. 125-126.