Le marché international de Rungis bloqué par des manifestants : «On va mettre à genoux le capital»

La «convergence des colères» s’est invitée au marché international de Rungis, dans la nuit de lundi à mardi.

 Rungis, mardi matin. Plusieurs centaines de manifestants ont empêché des camions de rejoindre le marché international.
Rungis, mardi matin. Plusieurs centaines de manifestants ont empêché des camions de rejoindre le marché international. LP/C.L.

    A minuit, lundi, ça se battait pour un morceau de bitume sur le parking du centre commercial Belle-Épine, à Thiais (Val-de-Marne). Une affluence dont on ne rêve même plus les jours de lancement de soldes. Rapidement, la petite foule hérissée d'étendards de la CGT se réunit autour du mégaphone. Un responsable lance l'opération : « Aujourd'hui, on va mettre à genoux le capital et paralyser l'économie ». Direction les péages du « MIN » ou Marché international de Rungis. Le garde-manger de la région. Consigne est donnée de barrer l'accès aux camions (« les fournisseurs du patronat »), mais de faire preuve d'indulgence pour les voitures (« les travailleurs »).

    Dans une certaine euphorie, le groupe a rejoint la principale porte d'accès au MIN. Maurice y travaille pour Davigel, un fournisseur de produits frais racheté par l'américain Sysco. Le salarié a revêtu sa chasuble rouge pour dénoncer la « machine à broyer » qu'est devenue son entreprise depuis la fusion. « Je sais qu'il ne me reste plus qu'un an, assure-t-il. Ils ont lancé un PSE. On va être dilués avant de finir sur le carreau. Les gens ont peur, on croise les doigts. Mais c'est trop tard. »

    « On attendait un surgissement populaire »

    Des salariés encartés dans une grande centrale syndicale, donc, mais aussi des gilets jaunes, des anonymes, des fonctionnaires et des sans-papiers : plus de 500 personnes ont bloqué la « grande porte » du MIN, celle dite de Thiais. L'opération ne s'étendra finalement pas aux trois autres entrées, à cause d'une mauvaise répartition des forces. « Si la préparation était nickel on ne serait pas à la CGT », en sourit un adhérent.

    Au moins, les courageux bravant le froid auront réussi leur mission : aucun camion n'accédera au site via Thiais. Devant le péage, on craque des fumigènes, lance des braseros et danse au rythme des chansons crachées par une sono chevrotante. Chacun y voit le premier acte de la « convergence des colères », ou la réunification des gilets jaunes avec une partie des forces syndicales.

    Manifestants et policiers se sont observés pendant plusieurs heures, sans heurts./LP.CL.
    Manifestants et policiers se sont observés pendant plusieurs heures, sans heurts./LP.CL. LP/C.L.

    « On a trop tardé [à rejoindre les gilets jaunes], on a raté le coche, regrette Brigitte, agente municipale à Champigny. Sans les syndicats, les gilets jaunes ne peuvent rien faire, à part le samedi. C'est le moment de rattraper notre retard. »

    « Ça faisait bien longtemps qu'on attendait un surgissement populaire », abonde Eweda. Employée à l'hôpital psychiatrique Paul-Guiraud, à Villejuif, elle décrit un monde de la santé « dans un état affreux », où « tout casse ». Alors, « si une lutte générale pouvait arrêter le rouleau compresseur… »

    Posté sur la rambarde de béton, Benjamin regarde tout ce petit monde d'un œil attentif. Il est tripier au MIN depuis 13 ans. Dans sa blouse blanche, l'homme raconte la « galère qui grandit » : « Y'en a marre de se serrer la ceinture. On est obligés de travailler la nuit pour payer les factures, mais le 15 du mois, y'a déjà plus rien dans le frigo. » Une fonctionnaire, en miroir : « Je suis seule avec deux gosses. Le 15 du mois je suis à découvert. Tout augmente. 7 balles ici, 3 par là. Mais mon point d'indice, lui, est gelé depuis 10 ans. »

    « Rungis, c'est pas une multinationale »

    De l'autre côté du péage, une trentaine de policiers, casques et boucliers, sont alignés à bonne distance. Les deux camps s'observent en chiens de faïence. Les manifestants chambrent. L'heure avance, la foule s'est largement réduite, mais une centaine d'irréductibles assurent l'étanchéité du barrage.

    Micro en mains, Benjamin Amar, représentant CGT dans le Val-de-Marne, encourage ses troupes : « Il faut passer d'un blocage des ronds-points à celui des entreprises et des centres économiques. En bloquant, pas un camion ne passe, et on étouffe le MIN. » Descendu de son vélo, Arnaldo passe la barrière. Caissier pour un grossiste en fruits et légumes, il dit rejoindre le mouvement, mais se dissocie de la méthode. « Rungis, ça n'est pas une multinationale. Nous ne sommes que trois dans ma société. Tout le monde à l'impression que les patrons du MIN sont des PDG, mais il y a beaucoup de petits entrepreneurs. »

    Quatre heures du matin. La tension monte au péage. Chaque mouvement policier est salué d'une salve de quolibets. Les travailleurs qui passent la barrière font parler leur véhicule. Ceux qui soutiennent la manifestation la gratifient d'un coup de klaxon. Ceux qui n'y goûtent guère font crisser leurs pneus.

    Il n'y aura finalement aucune action des forces de l'ordre. Maître de la sono, Benjamin Amar proclame la « réussite de l'opération ». Avant de tous déguerpir, et de convier les plus valeureux à un autre blocage à Thiais, le syndicaliste hèle le nom d'une personne dont les effets personnels ont été trouvés : « Et c'est bien un portefeuille de 2019. Y'a rien dedans. »