Portrait

Chloé Bertolus, à visage humain

Personnage marquant du «Lambeau» de Philippe Lançon, l’excellente chirurgienne s’interroge sur le sens de son métier et sa nouvelle notoriété.
par Eric Favereau
publié le 5 février 2019 à 17h06
(mis à jour le 5 février 2019 à 18h38)

«Beaucoup de gens pensent que Chloé est un pseudonyme», lâche-t-elle dans un grand sourire. Eh bien non, elle porte bien ce prénom-là. Et depuis le 1er janvier, Chloé Bertolus occupe même le poste de cheffe de service de chirurgie maxillo-faciale de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, où a été opéré notre ami Philippe Lançon, dramatiquement défiguré lors de l'attentat à Charlie. Cette histoire est devenue le Lambeau, ouvrage exceptionnel, avec Chloé comme héroïne de ce voyage au cœur de l'hôpital. «C'est un truc un peu bizarre que de se retrouver dans un récit», concède-t-elle aussitôt. Et depuis ? «Comment dire ? Le livre lui-même devient une espèce de manifeste. L'autre jour, et cela m'a un peu choquée, j'ai fait la visite au 2e étage. Sur la dizaine de patients, trois avaient le Lambeau à leurs côtés.» La professeure réfléchit un instant, cherche le mot juste, avec sa voix claire : «C'est une forme de revendication. Philippe Lançon a fictionné notre relation. Et les autres, maintenant, revendiquent une relation similaire. Ou la réclament, je n'en sais rien. En tout cas, c'est un peu étrange.»

Nous ne sommes guère inquiets pour elle. Chloé Bertolus impressionne. Solide, grande, de la classe. Mais elle sait aussi mettre de la distance. Elle n'est pas là pour séduire, mais pour expliquer et faire. Cheveux longs et blonds, tenue impeccable, baskets bleu marine chic, son nouveau bureau est rempli d'un désordre très contrôlé. Son CV est magnifique : 47 ans, chirurgienne, professeure des universités, cheffe de service d'une des unités les plus pointues de la médecine moderne, bref, la crème de la crème hospitalière. Et quand on lui fait valoir que c'est assez rare dans ce monde ultramasculin des mandarins, elle répond tranquillement : «Les difficultés que j'ai pu rencontrer, je les mettrais plutôt sur le compte de mes insuffisances, pas de mon genre. Mais peut-être suis-je aveugle ? En tout cas, j'ai toujours eu ce que je voulais.» On insiste, pointant la rudesse de ce monde. «Je suis rude aussi. Et puis les écueils, je les voyais venir. Je ne me suis jamais dit que quelque chose m'était interdit parce que j'étais une femme.»

Serions-nous devant une femme tout d'un bloc, forte comme un roc, archétype de la chirurgienne ? Pas si sûr. La voilà aussi en équilibriste du destin. «En fait, j'ai l'impression d'avoir beaucoup laissé faire dans ma vie. Les choses se sont faites, je les ai laissé faire.» Qui décide ? Faire ou laisser faire les circonstances ? Chloé Bertolus déroute. Elle peut citer Jacques Lacan, comme être d'une précision chirurgicale, quand elle vous explique un geste clinique. En tout cas, elle a choisi frontalement d'occuper une place particulière. Elle est celle qui répare les dégâts, ou les drames, de la vie.

Et pourtant, vous dit-elle, «être médecin n'était en rien une vocation». En plus, il n'y avait aucun atavisme familial. Bon milieu, bonne élève. «On me l'a assez reproché», s'amuse-t-elle à noter. Elle ne connaît pas son père, qui a coupé les ponts familiaux très tôt. Avec sa mère et son beau-père, qui construit des centres de télécommunications, et avec ses deux demi-frères, elle va vivre une enfance d'une ville à l'autre, souvent à l'étranger. Après ? «Je ne savais pas quoi faire. Je me disais Sciences-Po, puis l'ENA. Mon beau-père insistait : "Mais pour quoi faire ? Pour quel métier ?" Et finalement, j'ai sorti la médecine de mon chapeau !» Et elle poursuit sur la même veine : «La chirurgie ? Je n'y pensais pas vraiment. Ce sont les rencontres, ce que j'appelle les "affinités sélectives". Des gens avec qui vous avez envie de travailler. Et puis travailler de mes mains me plaisait.» On insiste encore : mais pourquoi la chirurgie maxillo-faciale, cette discipline phare mais mal connue ? «Des rencontres encore, et dans les différentes branches de la chirurgie, il y a des réputations. En maxillo-faciale, on a la réputation d'être sympa. Et c'est vrai», dit-elle.

La voilà donc chez le professeur Patrick Goudot. Elle réussit à merveille, gravit tous les échelons, accompagnant en même temps les progrès spectaculaires de cette spécialité. En particulier, elle a participé à cette révolution que fut «le lambeau», à savoir la possibilité de prendre sur une partie du corps un os, de la peau et un système vasculaire, puis de les greffer sur une autre partie du corps. Sur le visage, en l’occurrence, pour Philippe Lançon.

Une microchirurgie inouïe. «Cela n'a rien à voir avec la chirurgie esthétique, tranche-t-elle, on parle de gens qui ne peuvent pas sortir dans la rue parce qu'il leur manque la moitié du visage.» L'objectif ? «Je le dis souvent : "Je voudrais juste que mes patients passent inaperçus."» Ou encore : «Je suis incapable de savoir ce que veulent mes patients. Ce que je sais, c'est ce que l'on est capable de leur proposer.» La voilà pédagogique : «On peut redonner une fonction. A des gens à qui on a enlevé la moitié de la langue, on va la reconstruire, et ils vont reparler. A d'autres, on va leur rebâtir une mâchoire, ils vont pouvoir manger. Mais aussi redonner un visage. Pour être reconnu comme un être humain, il faut avoir quelque chose qui ressemble à une bouche, à un nez, à des yeux. Il faut ressembler à quelqu'un. Ou à tout le monde.»

Bref, redonner forme. «Vous savez, la modestie s'impose. Quand on a commencé dans notre service à opérer des patients cancéreux, un des chirurgiens nous disait : "Vous avez le sentiment d'avoir sauvé une vie. Souvenez-vous qu'en fait vous ne l'avez que prolongée." Finalement, on ne sauve rien du tout.» Chloé Bertolus est ainsi, dans le faire. «A un curé avec qui je discutais, j'expliquais que certains soirs, avec certains patients qui ne vont pas bien du tout, on est là, sur le pas de la porte de leur chambre, et on se dit : "Pourquoi ?" C'est le grand pourquoi, le pourquoi de la vanité de l'existence. Pourquoi en passer par là, alors que l'on va tous mourir un jour ?»

Croyante ? Chloé Bertolus, mère catholique, père protestant, répond par la négative, se dit plutôt de droite. Elle joue quand elle peut du violoncelle, et vit maintenant avec un avocat. Elle lit beaucoup, n'a pas d'enfant. «C'est maintenant que j'en ressens le regret», avoue-t-elle. Elle ne s'attarde pas sur le sujet.

De son bureau, vient de sortir le DRH de l'hôpital. On leur a supprimé un des trois blocs opératoires : «L'hôpital, c'est rude. Mais j'ai toujours entendu que les hôpitaux étaient au bord de l'implosion. On a créé chez nous un sentiment étrange à force de nous répéter que l'on coûtait cher.» «Maintenant, comme cheffe de service, je dois mener d'autres combats.» Et à l'entendre, ce ne sont pas les plus simples.

photo Jérôme Bonnet pour «Libération»

1971 Naissance.
1996 Internat.
Janvier 2015 Attentat de Charlie.
Septembre 2015 Nommée professeure.
2018 Le Lambeau de Philippe Lançon.
Janvier 2019 Cheffe de service de chirurgie maxillo-faciale.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus