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Les neurosciences à la conquête des tribunaux

Pour mieux cerner la responsabilité d’un accusé, la justice fait de plus en plus appel à l’imagerie cérébrale. Mais la fiabilité de cet outil est vivement contestée

Dans le film «Minority Report», des êtres humains devenus mutants sont capables de prédire des crimes. Les attentes qui pèsent sur les neurosciences en matière de justice ne sont pas sans rappeler les facultés surhumaines qui y sont décrites. — © 20th Century Fox/Photofest
Dans le film «Minority Report», des êtres humains devenus mutants sont capables de prédire des crimes. Les attentes qui pèsent sur les neurosciences en matière de justice ne sont pas sans rappeler les facultés surhumaines qui y sont décrites. — © 20th Century Fox/Photofest

Nous sommes en Italie, en 2009. Une jeune femme, Stefania Albertani, se rend au commissariat de police pour signaler la disparition de sa sœur, depuis deux mois. Très incohérent, son récit alerte la police, qui la met sous surveillance. Quelques mois plus tard, cette femme se dispute avec sa mère, qu’elle tente d’étrangler… devant la police. Flagrant délit.

Une première expertise psychiatrique conclut à un trouble psychotique qui la rend irresponsable. Une seconde contredit ce diagnostic, décrivant une personnalité histrionique pleinement responsable. Dans une troisième expertise, les neurosciences et la génétique sont sollicitées – à la demande de la défense. Verdict: «un manque d’intégrité et de fonctionnalité dans le gyrus cingulaire antérieur et l’insula», deux régions du cerveau.

A quoi s’ajoute la présence d’une forme variante d’un gène suspecté d’être lié à l’agressivité. Des différences qui, selon les experts, suggèrent une prédisposition à des comportements agressifs. Vivement critiquée, cette évaluation sera néanmoins prise en compte par la juge. Qui retiendra la culpabilité, mais avec des circonstances atténuantes.

Neurosciences vs «précogs»

«Ce n’est pas moi, c’est mon cerveau!» Depuis quelques années, ce plaidoyer inattendu résonne dans les prétoires. Mais son bien-fondé fait débat. Dans quelle mesure peut-on atténuer la peine, voire déresponsabiliser un criminel du seul fait de l’observation, dans son cerveau, d’une anatomie ou d’un profil d’activation différents de la «norme»: des «anomalies» qui pourraient entraîner une vulnérabilité accrue à des comportements déviants ou violents? Que signifie d’ailleurs la «norme», en matière de psyché humaine? Le 24 janvier, près de 150 psychiatres étaient réunis à Paris pour débattre de ces questions brûlantes, lors du grand congrès annuel de psychiatrie francophone, l’Encéphale.

Lire aussi: La spirale du mensonge expliquée par les neurosciences

«Minority Report»: tel était le titre de ce débat. Un hommage au film de Steven Spielberg (2002), dont le scénario s’inspirait d’une nouvelle de Philip K. Dick (1956), un maître de la science-fiction. L’écrivain racontait un futur envahi par l’obsession sécuritaire: en 2054, des êtres humains mutants, les «précogs» («précognitifis»), pouvaient prédire les crimes à venir grâce à leur don de prescience. «Nous avons déjà un pied dans le monde de Philip K. Dick!» s’est exclamé Mathieu Lacambre, psychiatre au CHU de Montpellier. Car les neurosciences sont en voie de remplacer les «précogs», dans l’espoir de mieux cerner la culpabilité d’un accusé ou de prédire un risque de récidive criminelle.

Verdicts sous influence

Quand les robes noires se tournent vers les blouses blanches, pour scruter le cerveau d’un accusé, la couleur des verdicts peut-elle changer? La réponse est oui. Entre 2005 et 2012, aux Etats-Unis, 1585 accusés ont utilisé leurs données neurobiologiques personnelles (génétique ou imagerie cérébrale) pour tenter d’influencer le verdict, révélait en fin 2015 une étude publiée dans le Journal of Law and the Biosciences. En 2012, ce nombre a été supérieur à 250 – plus du double qu’en 2007. Environ 5% de tous les procès pour meurtres et 25% des procès avec peine de mort, aux Etats-Unis, ont présenté des données neurobiologiques pour tenter d’atténuer la responsabilité ou diminuer la peine des accusés.

Avec quel impact? Entre 20 et 30% des accusés pour crimes ont vu, en partie grâce à ces données, leur peine atténuée dans les arrêts de Cours d’appel aux Etats-Unis – contre 12% pour l’ensemble des arrêts de Cours d’appel. Et en Europe? Difficile d’avoir des chiffres précis. Mais le phénomène semble assez général. «L’imagerie cérébrale, principalement l’IRM anatomique, est de plus en plus utilisée en justice», assure Sonia Desmoulin-Canselier, docteure en droit privé, chargée de recherche au CNRS (Universités de Nantes et de Paris).

Approche contestée

Depuis longtemps déjà, la justice sollicite l’avis des neurologues. S’ils sont consultés, le plus souvent, pour évaluer les préjudices chez un blessé, il leur arrive aussi d’examiner des questions de responsabilité pénale. Par exemple, dans l’affaire d’un homme qui a percuté une foule en voiture. Il plaide l’irresponsabilité: une maladie neurologique lui aurait, littéralement, fait perdre les pédales. Mais jusqu’ici, les tribunaux faisaient surtout appel aux images de l’anatomie du cerveau (IRM structurelle). L’irruption des images du fonctionnement du cerveau (IRM fonctionnelle) est plus récente.

Quelle est donc la fiabilité de ce nouvel outil? Neuroscientifiques, psychiatres, magistrats et même le Comité consultatif national d’éthique français (CCNE): tous désapprouvent vigoureusement cette approche. «Il existe un consensus de la communauté scientifique pour dire que les données de l’IRM fonctionnelle ne sont pas aujourd’hui assez fiables pour être utilisées dans le domaine légal», résume Stéphane De Brito, chercheur en psychologie à l’Université de Birmingham (Royaume-Uni).

Ici, l’imagerie montre un lien de cause à effet entre la tumeur et ces comportements déviants.

Stéphane De Brito

Les magistrats, de leur côté, «sont unanimes pour dire leur opposition totale à l’utilisation de l’IRM fonctionnelle dans les tribunaux en France», renchérit Nidal Nabhan-Abou, experte près la Cour d’appel de Rennes. Quant au CCNE, il «demeure très défavorable, en l’état actuel des connaissances, à l’utilisation de l’IRM fonctionnelle dans le domaine judiciaire», résumait-il le 25 septembre 2018.

Valeur de preuve

Dans de rares cas, l’imagerie anatomique du cerveau a pu avoir valeur de preuve objective. En témoigne ce cas saisissant: en 2003, un enseignant américain de 40 ans, Michaël, s’est mis soudain à développer des comportements pédophiles, pour lesquels il a été condamné. La veille de son incarcération, il se plaint de violents maux de tête. L’IRM révèle une grosse tumeur dans une région du cortex liée aux facultés de jugement, au contrôle des impulsions et au comportement social. Une fois la tumeur extraite, ses tendances pédophiles ont disparu, avant de resurgir lors d’une récidive cancéreuse. «Ici, l’imagerie montre un lien de cause à effet entre la tumeur et ces comportements déviants», commente Stéphane De Brito.

Mais le plus souvent, prouver l’existence d’un tel lien entre l’anatomie ou l’image d’un cerveau en action (la cause) et un comportement criminel (l’effet) reste un défi. «Dans l’état actuel de nos connaissances, il est difficile voire impossible, chez une personne donnée, de déterminer avec certitude les processus psychologiques en jeu sur la base de la seule activation de son cerveau», juge Stanislas Dehaene, directeur de l’unité de neuro-imagerie cognitive à Neurospin (CEA de Saclay), professeur au Collège de France. Il regrette le «passage souvent hâtif de l’imagerie à l’interprétation psychologique».

Libre arbitre, vraiment?

Prenons le cas des psychopathes, tueurs en série ou escrocs de haut vol dont la liste des crimes sème l’effroi. Un nombre impressionnant de travaux montrent des anomalies anatomiques et fonctionnelles dans leur cerveau, dans des régions impliquées dans les décisions morales et l’attachement aux autres. Si bien qu’un groupe de chercheurs, en 2011, a posé cette question provocante: est-il juste de criminaliser et de punir les psychopathes? «Pour moi, les anomalies détectées dans leur cerveau ne les exonèrent pas. Ils conservent un libre arbitre», répondait Jean Decety, de l’Université de Chicago, dans Le Monde du 3 mai 2017.

So what? Au fond, les neurosciences nous interpellent: quelle est notre part de libre arbitre, notre part de déterminisme génétique et neurobiologique, social et culturel? Vertigineuse, insoluble question. «Les neurosciences doivent informer la justice, mais en prenant garde à ne pas être instrumentalisées, conclut Alexandre Salvador, psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Il s’agit notamment d’éviter deux dérives. Il ne faudrait pas glisser de la détermination d’une responsabilité vers l’évaluation d’un risque. Ni assimiler ce qu’une personne a fait à ce qu’elle est.»