A Calais, des migrants prêts à tout: "Ils préfèrent acheter un bateau et faire la tentative d'eux-mêmes"

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Par Vews

C’était il y a un peu plus de deux ans, en octobre-novembre 2016, la « jungle » de Calais était démantelée. Entre 8000 et 10.000 personnes étaient évacuées vers des centres d’accueil disséminés à travers la France. En ce début d’année 2019, Calais est revenue à une situation plus calme mais pas de tout repos pour autant.

A proximité du port, coincée entre une centrale électrique et un dépôt d’autocars, une centaine de tentes a élu domicile sur un terrain vague. Il est 9 heures 30, des panaches de fumée s’élèvent timidement ça et là au-dessus de braseros improvisés. « Y a pas vraiment de structure ici, on vit du minimum, des associations donnent à manger, des tentes… Sinon, le quotidien, c’est de passer la frontière », résume Beruk*, qui se présente comme un Éthiopien débouté de son droit d’asile en Allemagne. Autour de lui un Gambien et un Soudanais, clope au bec et mains tendues vers le feu tentent de se réchauffer. « Ici, il y a les francophones, là les Afghans, et un peu plus loin il y a les Iraniens », explique-t-il.

« The iranian jungle »

Désormais, les Iraniens représentent 40% des migrants présents dans la région. Du temps de la « jungle », Ethiopiens et Erythréens étaient les nationalités les plus représentées. Ce qui vaut un petit surnom à ce campement de fortune : « The iranian jungle ».

Expliquer cette arrivée soudaine d’Iraniens est difficile. L’une des pistes avancées est que certains ont obtenu un visa touristique en Serbie, probablement distribués par un réseau de passeurs iraniens. Afshin* a quitté le sud de l’Iran il y a près de neuf ans pour échapper à la conscription : « Quand j’avais 18 ans, je devais rejoindre l’armée iranienne. Mais j’ai décidé de ne pas y aller. J’étais footballeur à l’époque. J’étais jeune, un bébé, j’avais envie de jouer. Et si tu ne vas pas à l’armée, c’est impossible de trouver un emploi, c’est impossible de faire quoi que ce soit, c’est problématique ». Impensable, dit-il, de retourner en Iran alors il faut bien aller de l’avant : « J’ai de la famille en Angleterre mais je suis prêt à aller au Brésil, en Argentine s’il le faut. Et tous les moyens seront bons. »

« Tous les moyens ! » Comprenez se glisser dans un camion ou monter à bord d’un zodiac pour traverser les 33 kilomètres qui séparent Calais des côtes britanniques. Depuis décembre 2018, les tentatives de passage par la mer se sont multipliées. « On a eu une météo plutôt clémente et la nuit tombe beaucoup plus tôt », précise Gilles Debove, délégué du syndicat de police Unité SGP Police-Force ouvrière à Calais. « On a eu à peu près une petite trentaine de tentatives de traversées de la Manche par des migrants avec des bateaux qu’ils achetaient soit au travers des petites annonces ou directement chez les commerçants pour pouvoir traverser. Ces passages se sont intensifiés dans le courant décembre. »

La Manche, nouvelle Méditerranée ?

Selon les chiffres de la préfecture, en 2018, 583 migrants ont été interceptés lors d’une tentative de traversée de la Manche. 276 personnes ont par contre réussi. En 2017, seules 12 tentatives avaient été recensées.

La tentative s’effectue de nuit, à bord d’un zodiac. Les départs se font plutôt en campagne, aux abords des dunes pour échapper à la vigilance des garde-côtes. « Certains n’ont pas les moyens de payer les passeurs, ça se monte (selon les passeurs) entre 5 et 8000 euros le passage. Donc ils préfèrent se mettre ensemble, acheter un bateau et faire la tentative d’eux-mêmes », détaille Gilles Debove. Par ce biais, le coût de la tentative redescend à 2500 euros.

Tenter la traversée est périlleux : 33 kilomètres à travers « le détroit le plus surveillé du monde » pour des embarcations fragiles aux côtés des navires commerciaux (quelque 400 y passent chaque jour). Sur la côte, les associations d’aide aux migrants regardent ce nouveau phénomène avec inquiétude. Charlotte travaille pour l’ONG Utopia56 depuis début 2017 : « Nous sommes un peu impuissants par rapport à ça. A part leur donner de l’information sur : attention c’est très dangereux en termes de passage, de conditions météo et dire qu’il y a un trafic commercial énorme et qu’il y a des numéros de garde-côtes disponibles s’il y a un problème, on ne peut pas faire grand-chose. »


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Une collaboration s’est établie entre Paris et Londres afin d’empêcher ces passages. En décembre dernier, le maire de Grande-Synthe, Damien Carême, expliquait à l’AFP ne pas vouloir voir la Manche se transformer en un tombeau comme l’est devenue la Méditerranée. Face à cette crainte, Gilles Debove se veut plutôt rassurant : « La France n’est pas la Libye, c’est clair. Il nous paraît difficile de voir d’énormes bateaux avec des migrants qui sont embarqués pour faire la traversée et se perdre en Manche. C’est sur que La Manche, c’est un détroit, le plus surveillé du monde de par le trafic, c’e n’est pas forcément le cas de la Méditerranée. »

Hostilité envers l’aide aux migrants

Plus discrètement, c’est une autre collaboration franco-britannique qui s’est organisée : celle des associations d’aide aux migrants. « L’Auberge des Migrants » tourne depuis dix ans, c’est une coupole qui rassemble différentes associations. Chacune a un rôle précis (distribution de matériel, de nourriture, aide médicale,…), s’appuie sur de nombreux bénévoles originaires d’Europe (France, Allemagne, Angleterre, Belgique,…) et fonctionne sur base de dons. « Les dons ont baissé (depuis la clôture de la Jungle, NDLR). On arrive à subvenir tant bien que mal aux besoins de Calais et de Grande-Synthe. Et la population exilée sur le littoral ne se limite pas à Calais, il y a plein d’autres campements éparses dans la région oubliés des médias, oubliés des autorités. »

Pour Charlotte (Utopia56), l’une des difficultés du travail des aidants réside dans l’hostilité des autorités locales. « Jusqu’à l’été 2017, nous étions dérangés pendant nos distributions de biens envers les migrants. Heureusement, ça n’est plus le cas aujourd’hui mais ça montre combien la situation est délicate. »

Le Brexit, accélérateur des traversées ?

Ces dernières semaines, les passeurs distillent la rumeur que le Brexit fermera totalement la frontière et qu’il faut donc passer tant qu’il en est encore temps. La Manche a beau être est le détroit le plus surveillé au monde, le nombre de tentatives de traversée risque bien d’augmenter.


*Prénoms d’emprunt

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