Voici la tra­duc­tion française d’un arti­cle de Cumhuriyet, qui a inter­viewé Zehra Doğan. Nous rap­pelons que le célèbre jour­nal Cumhuriyet a été amputé de nom­bre de ses jour­nal­istes vedettes et que, comme d’autres, il pra­tique aujour­d’hui une auto-cen­sure con­v­enue en Turquie. Zehra Doğan a répon­du par écrit, depuis la prison de Tar­sus, a des ques­tions qui lui furent trans­mis­es. Ces répons­es doivent donc être lues à l’aune de ce qu’est aujour­d’hui ce journal.

Entre­tien de Hilal Köse, pub­lié le 2 févri­er 2019, par Cumhuriyet, édi­tion en ligne et édi­tion papier.


Le pays est comme un musée figé

Zehra Doğan, jour­nal­iste et artiste, est empris­on­née depuis près de deux ans. Elle a été accusée de pro­pa­gande, jugée et con­damnée pour avoir relayé pen­dant la péri­ode des cou­vre-feux, le jour­nal d’un enfant de 10 ans [Note de Kedis­tan : et pour un dessin]. Si la lib­erté con­di­tion­nelle avait été pra­tiquée, elle aurait retrou­vé sa lib­erté depuis longtemps. Puisqu’elle reste dans le quarti­er des pris­on­nières poli­tiques, elle n’est pas autorisée à utilis­er ce droit. La requête de son avo­cat est tou­jours en attente au bureau du juge d’ap­pli­ca­tion des peines de Tar­sus. Alors, Zehra crée avec tout ce qu’on peut imag­in­er, crayons, sty­los bille, épluchures de grenade, tein­ture d’iode, sur papi­er, draps… Même les noti­fi­ca­tions du tri­bunal devi­en­nent sup­ports. Ses œuvres glis­sent, tra­versent les bar­reaux et atteignent le cœur des gens. Doğan, qui répond à nos ques­tions depuis la prison de Tar­sus dit : “Une grande indif­férence a gag­né les gens. Fred­er­ic Jame­son appelle cela “diminu­tion de l’af­fect”. Celles qui peu­vent nous sor­tir de ce ter­ri­fi­ant film gris et apathique sont les femmes. J’ai une foi infinie dans la lutte des femmes. Et cette con­vic­tion me rend forte.”

Zehra Doğan a été récem­ment nom­inée pour le prix de lib­erté d’ex­pres­sion 2019 d’In­dex Cen­sor­ship. Ce prix hon­ore ceux et celles qui lut­tent con­tre la cen­sure, dans les domaines du jour­nal­isme, l’ac­tivisme dig­i­tal et l’art. Doğan peut être libérable le 24 févri­er prochain.

Zehra Dogan

Prison de Tar­sus 2019. Divers pig­ments naturels, sur drap.
Thème sug­géré par Songül. Crée col­lec­tive­ment par Zehra et ses amies Şemal, Rukiye, Kulîlk.

• Quel genre de per­son­ne es-tu Zehra Doğan ?

Lorsqu’une telle ques­tion est posée, on s’ar­rête un moment et on réflé­chit. J’ai beau­coup réfléchi… Ma famille est orig­i­naire de Mardin, mais je suis née à Diyarbakır. J’ai gran­di dans le quarti­er le plus poli­tisé de la ville, à Bağlar. J’ai gran­di dans une famille de neuf enfants, un peu livrée au dieu… Je pense que je peux dire pour moi même ceci : je suis quelqu’un qui change, qui essaye d’être moi-même, qui cherche con­tin­uelle­ment, qui tit­ille, qui met le doigt sur quelque chose et qui s’é­tonne chaque fois pourquoi l’abeille l’a piquée et pourquoi toutes ces abeilles me poursuivent.

• Ta con­damna­tion, ton empris­on­nement et le sou­tien extérieur… Com­ment tout cela t’a-t-il influ­encée, changée ?

Chaque per­son­ne est façon­née par ce qu’elle a vu, vécu, les con­di­tions qui lui sont offertes, ou par le manque de ce dont elle est privée, et plus on grandit plus ce façon­nage se définit. Depuis que je suis incar­cérée, ce qui me tra­verse l’e­sprit, le plus sou­vent, est l’ex­pres­sion de Ibn Hal­dun ; “la géo­gra­phie est un des­tin”.  Tout ce qui se passe nous change. Si je n’é­tais pas Kurde, si j’é­tais née dans un autre pays, je penserais très dif­férem­ment. La mort, les vil­lages et les villes brûlés et détru­its, la souf­france, la résis­tance, le cri, l’a­p­athie, est une éter­nelle accou­tu­mance, une éter­nelle attente… Le fait que tout cela con­tin­ue sans inter­rup­tion, que lorsqu’une chose est ter­minée, une autre la pour­suive, crée une énorme boule au ven­tre. La douleur que cela fait naitre dans ton cœur, te pousse à être dans une dynamique per­pétuelle. Mais, par­al­lèle­ment, on apprend, avec tout cela, à être forte.

• Com­ment se déroulent tes jours en prison ?

Dans l’en­droit où je suis empris­on­née, j’ai appris beau­coup de choses. Il y a eu des moments où j’ai fait des recherch­es pen­dant des jours et des jours, sur des sujets qui ne me rendaient absol­u­ment pas curieuse lorsque j’é­tais dehors. Dans ce tout petit lieu où de nom­breux thé­ma­tiques, entre autres dans les domaines de l’art, de la lit­téra­ture et de l’his­toire sont dis­cutés durant des heures, où des opin­ions et angles de vision dif­férents sont mis en com­mun tous les jours d’une façon rafraichie, ni moi, n’au­rais pu rester comme l’an­ci­enne Zehra, ni mes autres codétenues ne sont restéees comme le pre­mier jour de leur arrivée. Nous changeons les unes les autres, nous pro­gres­sons mutuelle­ment, et nous nous aimons beaucoup.

Désor­mais, je pense dif­férem­ment. Dans cet endroit où ils m’ont enfer­mée pour me faire taire, étrange­ment, ma bouche ne se ferme jamais.

• As-tu des nou­velles de cette fil­lette dont les notes ont été la cause de ta condamnation ? 

A Nusay­bin, j’é­tais hébergée pen­dant le cou­vre-feu, dans la mai­son d’Elif, qui avait 10 ans. Ses notes m’avaient beau­coup touchées. Elle avait rédigé ce qui s’est passé, à par­tir de ses pro­pres obser­va­tions. Je l’avais filmée aus­si. J’au­rais voulu que le juge qui m’a con­damnée pour l’ar­ti­cle que j’avais écrit, voit cette vidéo, lui aus­si. Pen­dant qu’Elif lit son jour­nal, les bruits d’ex­plo­sion et de tirs dérangent même la per­son­ne qui regarde la vidéo. Je voudrais beau­coup revoir Elif. Pen­dant le cou­vre-feu, j’avais fait son por­trait. Elle aus­si, aimait beau­coup dessiner.

Quand j’ai été libérée la pre­mière fois [lib­erté pro­vi­soire, 2016 Mardin], je suis allée à Nusay­bin. J’e­spérais revoir Elif. Mais il n’y avait plus une seule trace des maisons. Les quartiers étaient entouré de bar­belés, et tout était détru­it. A leur place, il y avait des engins de bâti­ment. Je n’ai pas vu Elif, ni d’ailleurs per­son­ne d’autre. Je ne sais pas où ils sont main­tenant. Mais j’e­spère tou­jours revoir Elif et dessin­er avec elle.

zehra dogan dessin sur decision tarsus 2019

Zehra Doğan — Prison de Tar­sus 2019.
café, cray­on, pig­ments naturels, sur papi­er administratif

• Avec ce que tu peux suiv­re de l’ac­tu­al­ité du pays, qu’en penses-tu ?

Je n’ai pas d’avis sur l’ac­tu­al­ité du pays. Peut être que j’en ai, mais j’ai peur de le dire. Si je dis mon avis, je serai arrêtée. Ah, par­don, je suis déjà en prison ?  Bon, je n’ai alors pas à avoir peur. Je vais m’ex­primer un peu.

C’est comme un musée, gelé, figé. Il est évi­dent que dans ce musée, il s’est passé de belles choses. Lorsque nous écou­tons atten­tive­ment, les restes des éclats de rires des gens heureux, nous font sen­tir, même un peu, ce sédi­ment. Mais actuelle­ment, le musée est étrange. Il y a des objets qui sont exposés, mais on ne com­prend pas trop ce qu’ils sont. En haut, des lumières écla­tantes, qui ne sont pas assor­ties avec ses objets. Cette lumière écla­tante nous empêche de voir ces objets exposés, ces œuvres qui nous sont offertes. Alors nous accep­tons ce que nous trou­vons. Après tout, nous sommes entrés dans ce musée. Il se passe quelque chose dans ce musée, mais nous ne le com­prenons pas. Et je pense, du fait que nous ne com­prenons pas, que nous sommes désor­mais inca­pables de réa­gir. Cer­tainEs d’en­tre nous, regar­dent avec indif­férence et apathie ce qui est pro­posé à voir, sans pour autant lui don­ner un quel­conque sens. D’autres, ne voy­ant pas bien, réagis­sent inten­sé­ment, alors, tout devient trop voy­ant. Et d’autres encore se sen­tent oblig­éEs d’ap­plaudir à ce qui est présenté.

Actuelle­ment je vois le pays comme cela. Comme si l’amour, l’af­fec­tion, la haine, la colère, les liens, la vie étaient con­trôlés et façon­nés par une sorte d’ingénierie sociale. Nous avons mis en arrière plan, tout ce qui est non-matériel. Pour­tant, sur ces ter­res, la plus grande source de vie est la spir­i­tu­al­ité. Tout fonc­tionne avec une logique cal­cu­la­ble, mesurable. Une per­son­ne de ta famille est tuée, on indem­nise. La place de la per­son­ne par­tie est comblée par l’ar­gent. A la place des maisons détru­ites, on en con­stru­it d’autres. C’est si sim­ple. Est-ce que tout peut être aus­si sim­ple réelle­ment ? Moi, j’en ai assez de voir des politi­ciens du type hys­térique et névro­tique, dont la bouche ne se ferme jamais.

• Si je te demandais tes pro­jets après ta libération…

Je voudrais con­tin­uer mon tra­vail, à par­tir de là où il s’est inter­rompu. Je voudrais vis­iter plein de pays au Moyen-Ori­ent et informer sur les femmes, sur la lutte des peu­ples et les dessiner.

• Quelle est la rela­tion entre dessin­er et faire du journalisme ?

Je vois le jour­nal­isme et l’art comme égaux. Parce que je fais l’ef­fort d’ex­is­tence pour les deux. C’est l’ef­fort d’ex­primer la réal­ité, selon moi. Mes dessins sont plutôt sur le thème de la guerre. Ce n’est pas moi qui ai choisi cela, ça vient tout seul. Les vécus, les témoignages, ce dont j’ai moi même témoigné, se reflè­tent dans mes dessins. Si je n’é­tais pas jour­nal­iste, peut être que je choisir­ais d’autres thèmes. J’ai voy­agé beau­coup, j’ai ren­con­tré beau­coup de per­son­nes. C’est mon méti­er qui a influ­encé mes choix et mon expression.

zehra dogan tarsus 2019 teinture iode

Zehra Doğan — Prison de Tar­sus 2019.
Tein­ture d’iode, cray­on, sur papier.

• Tu es dans les femmes qui ont reçu le Prix de courage dans le jour­nal­isme de IWMF. Pour toi, qu’est-ce que le courage ? 

Je suis une femme qui vit plutôt avec ses peurs. Mes peurs pèsent tou­jours plus. Pour cette rai­son, je ne peux pas décrire exacte­ment le courage. Je ne sais pas non plus, si cette ques­tion a une réponse. Yaşar Kemal pour­rait répon­dre. Lorsqu’il par­le de Mèmed le mince, il se penche sur la per­cep­tion et les faits soci­aux. Il les met sans dessus dessous. Mèmed le mince n’est pas un homme costaud, sans peur et imposant mais au con­traire, il est, avec ses qual­ités et défauts, un véri­ta­ble être humain. Ce qui fait de lui Mèmed le mince, c’est le fait qu’il soit lui-même.

Nous pou­vons voir la même chose dans “Une his­toire d’île” de Yaşar Kemal. Une fois le livre fini, même si on n’a tou­jours pas trou­vé la réponse, nous com­prenons que toutes les notions-éti­quettes que nous avions définies jusque là, sont fausses.

J’au­rais du, quand il était encore en vie, atten­dre durant des jours devant sa porte, et courir vers lui quand il sor­tait, lui embrass­er la main et lui dire “Mer­ci. Mer­ci à ton coeur, oncle”

Mes dessins, mes expo­si­tions ne promet­tent pas de grands chef d’œu­vres à per­son­ne. Pour moi, l’in­quié­tude artis­tique seule ne va pas au delà de l’élitisme cul­turel. [Phras­es absentes dans l’ar­ti­cle final­isé : Des expres­sions sans avoir le désir de les vivre, sans même être touchées, mis­es dans une cloche juste comme matière pour l’art, ne peu­vent être sincères. Ce sont des pro­duits de la forter­esse d’un élitisme cul­turel. Ce n’est que “pren­dre sujet” et cela n’a aucun sens.] Le fait qu’unE artiste prenne comme sujet une chose sans la pra­ti­quer, la vivre, la respir­er, est d’une grande suffisance.

J’ai l’im­pres­sion qu’il existe une fron­tière sur Terre .[Phras­es absentes dans l’ar­ti­cle final­isé : Le monde des patrons, des élites, est entouré de bar­belés. Par­fois, je me demande, si c’est nous qui sommes en quar­an­taine, ou si c’est plutôt eux ?”]Cer­tainEs d’en­tre nous, se jet­tent [corps et âme] sur cette fron­tière est essaient de la bris­er. On appelle cette dynamique qui est la notre, le courage.

• Que voudrais tu dire aux femmes ? 

Le sou­tien à l’ex­térieur me donne de la force et me rend heureuse. Il rend heureuse, toutes les femmes, ici. Ce sou­tien doit aller au delà de ma per­son­ne et se généralise. Actuelle­ment, des mil­liers de femmes sont retenues en prison. Cha­cune d’en­tre elles a une his­toire qui doit être contée.

Mère Sisê qui a 86 ans, ne peut dormir la nuit, à cause des prob­lèmes de toux, de fortes fièvres, d’hypertension.

Depuis que je suis incar­cérée, j’ai ren­con­tré une dizaine d’en­fants en prison. Ici, il y a Der­sim, 2 ans, Ayşe 3 ans, et Çınar, 5 ans. Ces enfants n’ont jamais vu l’ex­térieur, ne con­nais­sent pas le touch­er des feuilles d’un arbre, de la terre. Nous essayons de leur appren­dre à par­tir des livres. Chaque fois que nous quit­tons la prom­e­nade et tra­ver­sons le couloir, Çınar pleure et crie en dis­ant “je ne veux pas aller à l’in­térieur”. Elle attaque les gar­di­ens. Chez Der­sim et Ayşe, il y a une forte colère. Chaque fois que les gar­di­ens fer­ment la porte, elles frois­sent les sour­cils. Elles n’ar­rivent pas à dormir à cause de l’am­biance bruyante. Elles se réveil­lent subite­ment et pleurent. Toutes les trois sont dans des quartiers dif­férents. Ayşe hèle, en cri­ant sous la porte “Je suis là, vous m’en­ten­dez ? Çınar, Der­sim ça va ?”. Elle leur par­le en col­lant sa bouche sur la trappe de l’é­gout, “Çınar, tu m’en­tends ?” crie-t-elle.

Songül Bağatır qui est con­damnée à la per­pé­tu­ité et en prison depuis 26 ans, et d’autres femmes ont été sanc­tion­nées de cel­lule d’isole­ment pour avoir refusé le comp­tage en garde-à-vue. Leur date de libéra­tion a été retardée. Main­tenant elles fer­ont plus de prison qu’elles ne devraient faire.

Cer­taines amies sont en grèves de la faim pour soutenir Ley­la Güven [Note de Kedis­tan : libérée le 25 jan­vi­er 2019, elle pour­suit sa grève et dans plusieurs pris­ons, des pris­on­nierEs ont rejoint sa grève en soutien].

Et dans une telle ambiance, les femmes con­tin­u­ent à rire. Elles souri­ent et gar­dent l’espoir.

• De quelles émo­tions es-tu inspirée en dessinant ? 

Une grande indif­férence a gag­né les gens. Fred­er­ic Jame­son appelle cela la “diminu­tion de l’af­fect”. Celles qui vont nous sor­tir de ce ter­ri­fi­ant film gris et apathique sont les femmes. J’ai une foi infinie dans la lutte des femmes. Et cette con­vic­tion me rend forte.

Le corps humain est comme des ter­res sans début et  fin. Dans l’abysse des yeux, se trou­ve un chemin infi­ni et limpi­de. Ce chemin, pro­fond, long et mys­térieux, est très évi­dent dans les yeux des femmes. Je suis très impres­sion­née par les yeux des femmes. Ils m’en­sor­cel­lent et me don­nent une conviction.

Je voudrais me faire l’in­ter­mé­di­aire des salu­ta­tions de toutes les femmes qui résis­tent en prison, pour toutes les femmes dehors, et vers toutes les femmes qui luttent.


Zehra Doğan: “The coun­try is like a frozen muse­um” Click to read
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