J'ai grandi dans une "France périphérique" qui ne laissait pas beaucoup de place aux rêves. En 2005, j'ai entamé un cursus dans une fac parisienne. Trois ans plus tard, je rencontrais les premiers membres de la future Ligue du lol via un camarade de classe. C'était le temps des soirées du magazine Vice, organisées dans les rades de quartier : DJ set, bière pas chère et second degré. 

Ils étaient promis à un bel avenir, c'était marqué sur leurs visages. Ils incarnaient la réussite intellectuelle et sociale que je n'avais jamais envisagée auparavant. Oui, ils m'impressionnaient. Au début, c'était grisant. Je me faisais inviter ponctuellement avec mon mec de l'époque, c'est devenu plus fréquent quand on s'est séparés. Et puis sont arrivés lesTwittapéroset lesUnrelated, événements auxquels je les retrouvais, bien que n'étant pas très active sur Twitter. Je découvrais un monde où culture, Internet, humour et opportunités s'entremêlaient joyeusement. On y trouvait des hommes, des femmes, la majorité originaires de classes moyennes et de province, de rares personnes racisées et LGBTQ. Certains sont devenus des copains, des employeurs, des amants. 

"Je ne l'ai capté que plus tard, mais nous, les femmes, n'avions droit qu'aux rôles de satellites et d'étoiles filantes." 

Les bandes fonctionnent souvent comme des systèmes solaires. Ici, c'était un peu Vincent Glad et ses planètes. Je ne l'ai capté que plus tard, mais nous, les femmes, n'avions droit qu'aux rôles de satellites et d'étoiles filantes. Chaque fille qui s'approchait du cercle en question devenait la proie, l'objet de ces garçons qui, pour la plupart, avaient eu une sexualité tardive ou frustrante, et entretenaient le désir (in)conscient de prendre leur revanche. En bref, c'était à qui allait pécho la petite nouvelle en premier. Et tout était permis dans cette chasse. 

Pas étonnant que ce soit Vincent qui ait monté le groupe La ligue du lol sur Facebook. Quand il n'était pas aux soirées, son nom circulait à coup sûr. Je me trompe peut-être, mais bon nombre de ses amis semblaient chercher sa validation tout en l'enviant. Un amour-haine propice aux concours de bites. Et il ne s'agit que de ça dans cette histoire, de bite.

Je me souviens de cette soirée hyper glauque dans un appartement, où l'un des auteurs de "La map" a mentionné cette carte soi-disant secrète qui retraçait les coucheries des uns et des autres. Il y avait déjà cette volonté d'archiver, de garder des dossiers intimes et compromettants, d'en rire et d'exercer une domination. J'ai posé un autre regard sur cette bande. Ce n'était que le début, une minuscule brèche dans le fantasme que je m'étais construit. 

Le turning point s'est joué en 2010, avec la venue d'un nouveau membre dont le goût des saillies et du cynisme ravissait ses pairs. Il m'a draguée lourdement, je n'étais pas intéressée, je lui ai dit, il a voulu m'embrasser de force. J'ai mis ça sur le dos de l'alcool – c'est fou comme on peut être "compréhensives", hein. Peu après, j'entendais parler de La ligue du lol, qu'il avait lui aussi intégrée. Il s'est toujours amusé à nier son existence.

"Ceux à qui je me confiais affirmaient qu'il ne fallait pas faire attention, qu'il était comme ça. Je me suis convaincue que j'exagérais, que c'était moi qui "n'avais pas d'humour" (phrase dont il est l'auteur)."

Les mois suivants, il me cherchait, me provoquait gentiment. J'étais partagée entre ma première (mauvaise) impression et le visage séducteur qu'il me tendait. Et il y a eu cette fête où il est parti avec moi, me proposant de marcher un peu à mes côtés. J'avais trop bu ; c'était le temps des excès. Je n'ai pas de souvenir de la transition, le blackout. Je me revois ensuite en train de coucher avec lui. Et comprendre au réveil qu'il n'avait pas mis de capote. Dégueulasse. Dès lors, il a entamé un sale petit jeu en société qui a longtemps duré, à base de piques, de remarques rabaissantes prononcées quand j'étais la seule à entendre. C'était systématique. Il insultait ou ignorait sciemment mes mecs et mes amis. Il attaquait par ailleurs un blog que je tenais à l'époque, au sein dudit groupe Facebook et en dehors. Ceux à qui je me confiais affirmaient qu'il ne fallait pas faire attention, qu'il était comme ça. Je me suis convaincue que j'exagérais, que c'était moi qui "n'avais pas d'humour" (phrase dont il est l'auteur). 

Autre personnage, même rapport malsain aux femmes. En 2011, toujours sur fond de beuverie, un des membres de la LDL et moi nous sommes embrassés sur le dancefloor d'un club. C'était cool. Il m'a soudain entraînée dehors, direction un taxi, je ne marchais pas droit. Il a pris mon argent pour payer et on a atterri dans mon lit. Épuisée, je me suis écroulée. J'ai été réveillée aux aurores par ce type qui était littéralement sur moi et tentait de me baiser dans mon sommeil. Je lui ai demandé d'arrêter, ce qu'il a fait. J'ai eu honte et j'ai minimisé. Je me suis tue. Par peur, par habitude (j'ai été élevée dans une famille où l'on devait à tout prix cacher ses problèmes), par manque de distance. Les notions de consentement et de zone grise étaient encore inconnues du grand public. 

Les Mégaconnards d'or

J'ai appris que la LDL avait inventé un concours des blogs les plus risibles de la toile intitulé "les Mégaconnard d'or", avant de classer les filles de la twittosphère par ordre de bonnitude. Je figurais dans les deux compètes. J'ai compris que le système solaire était en train de se faire bouffer par un trou noir et que chaque nouvelle planète, attirée comme je l'avais été, y était aspirée. J'ignorais que leurs tweets inspirés s'étaient transformés en armes de harcèlement massif, que leur créativité nourrissait des fake news et des canulars odieux. J'étais concentrée sur la face IRL de la médaille, qui n'était pas plus reluisante. Surtout, ils divisaient pour mieux régner. Les victimes ne communiquaient pas ou si peu entre elles. Ils m'avaient impressionnée, ils m'effrayaient, sans que je puisse identifier avec précision qui était bourreau ou complice. J'ai retrouvé cet échange avec un ami qui date de 2013 et laisse transparaître leur influence.

lol

J'ai à plusieurs reprises essayé de m'éloigner de cette bande, LDL et apparentés. C'était difficile parce que j'étais persuadée que dire au revoir au groupe signifiait dire au revoir aux deux ou trois personnes que j'estimais. Et puis je travaillais pour l'un d'entre eux. La barrière était plus psychologique qu'autre chose ; elle a fini par tomber. Au final, je n'avais jamais été qu'une figurante parmi d'autres et je n'avais pas besoin d'être associée à cette bande pour avoir de la valeur, au contraire. 

Je me suis faite plus rare. Vincent est parti s'installer à Berlin. Certains ont obtenu des postes à responsabilités. Le cynique sans capote s'est fait calmer par ses comparses enfin inquiets face à sa toxicité grandissante. Je suis sortie du vortex, sans pour autant pouvoir les éviter, puisque Paris et le milieu dans lequel j'évolue restent minuscules. On a fait les autruches, moi y compris. Leur attitude a changé, mais ils ne se sont pas excusés. J'ai pensé écrire à mes détracteurs quand j'ai vu fleurir les #metoo sur Internet. Je n'en ai pas eu la force. J'ai tout enfoui jusqu'à la lecture de cet article de Libé.

Une sorte de monstre à vingt têtes qui voyait et entendait tout 

Je suis en colère. Contre eux et l'organisation inégalitaire de notre société, dont la LDL n'est qu'une triste succursale. Je ne donne pas de noms, excepté celui de Vincent qui était de toute façon dans la lumière et qui ne m'a jamais harcelée. Je ne suis pas là pour un procès. Je veux comprendre cette dynamique de groupe derrière laquelle des personnes se sont effacées, avec une course à la surenchère et un effet d'entraînement qui rappellent l'expérience de Milgram. Ce n'était plus un tel, c'était la Ligue du lol, la somme anonyme, puissante, de ces individualités, une sorte de monstre à vingt têtes qui voyait et entendait tout. 

Tel est le fonctionnement typique d'un groupe de pouvoir, comme il en a toujours existé. Une cour de Versailles à l'heure du digital, avec ses penseurs et ses sbires, ses suiveurs passifs, son obsession du contrôle, ses manipulations omniprésentes, son sentiment de supériorité, celui d'être intouchable, ses guerres et rivalités internes, son entraide façon mafia, son mépris des autres : les minorités, les castes "inférieures", celles et ceux qui trahissent une quelconque fragilité… ou menace ? Ses boucs émissaires. Avec un vernis ironique qui interroge plus que jamais sur l'intégrité des médias. Ce sont ces journalistes et ces communicants qui sont censés montrer l'exemple et dénoncer les dérives. 

Je suis en colère mais soulagée. Il fallait du recul pour mesurer l'ampleur et la gravité de ces dérives. Il fallait un groupe pour répondre à un groupe. Il fallait du temps pour que les victimes aient le courage de s'exprimer ; il en faudra pour les écouter. Et il faut de la sagesse pour ne pas utiliser à notre tour leurs outils contre eux, lynchage, mensonge et autre humiliation."