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"Elle, je vais en faire ma bitch" : comment l'ambiance "Ligue du LOL" imprègne de nombreuses rédactions

"Elle, je vais en faire ma bitch" : comment l'ambiance "Ligue du LOL" imprègne de nombreuses rédactions

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L'affaire dite de la "Ligue du LOL" a mis en lumière les comportements sexistes et malsains d'une liste de mecs journalistes. Mais le phénomène ne s'arrête pas à ce groupe Facebook, comme en témoignent de nombreuses femmes qui nous racontent les ambiances lourdes qu'elles ont rencontrées dans de nombreuses rédactions.

Si le sujet n'était si grave, elles auraient été nombreuses à pousser un gros "LOL" devant l'éclatement de l'affaire dite de la "Ligue du LOL". Les femmes journalistes, si elles sont bien sûr nombreuses à avoir été choquées par le système de harcèlement révélé par Libération la semaine dernière, sont tout autant à avoir pensé la même chose : "si seulement le phénomène n'était que le fait des membres de ce groupe Facebook"… Car tandis que la liste des journalistes mis à l'écart s'est allongée tout au long de la semaine, il suffisait de se pencher dans les rédactions françaises pour cueillir des témoignages de femmes décrivant des ambiances, parfois même des systèmes, de domination masculine voire de harcèlement.

#GrosLourds sur Slack

Au cours d'une année "particulièrement difficile" dans une rédaction web parisienne, Laura* a été témoin de ces comportements. "En plein open space, un chef a dit d'une de ses stagiaires : 'Elle, je vais en faire ma bitch'", raconte la trentenaire à Marianne. Sur Slack, la messagerie interne utilisée par la boîte, le même journaliste s'amusait à utiliser des émojis qu'il avait créés de toute pièce à partir de photos d'anciennes stagiaires. "De manière générale, on faisait souvent des remarques aux jeunes femmes, telles que : 'Toi, t'es là parce que t'as un type physique qui plaît à tel chef'", déplore la journaliste. Ambiance no respect et droit de cuissage.

Marion*, 28 ans, a également été confrontée à un supérieur hiérarchique dépassant largement les limites du lourdingue. Alors qu'elle commençait à travailler dans une radio en région, son chef lui a proposé de déjeuner avec lui. Jusque-là, tout va bien. "Mais il a attendu que l'on traverse la rue pour me lâcher : 'Maintenant qu'on n'est plus dans la rédaction, je peux te dire que les bretelles de soutien-gorge qui glissent, c'est une des choses qui m'excitent le plus au monde…', relate la jeune femme. Il m'a dit ça car j'avais un débardeur et que, dans la matinée, ma bretelle de soutien-gorge était descendue sur mon épaule, l'espace d'un instant".

Un métier de réseau qui facilite le phénomène "Boys' Club"

Marion n'avait pas osé rétorquer. Commençant à peine sa carrière, elle a craint comme nombre de ses consœurs interrogées d'être blacklistée. Car le journalisme est un métier de réseau, où les places sont de plus en plus chères. "Le métier est touché de plein fouet par la précarité depuis vingt ans, analyse Camille Laville, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université de Nice. Or, plus la précarisation est importante, moins on se sent en sécurité en intégrant une entreprise, et moins on va donc prendre le risque de parler. Cela ne fait qu'encourager les femmes à taire les pratiques sexistes dont elles sont victimes afin de conserver leur emploi". "Une fois, un journaliste est arrivé dans mon service et a lancé : 'Eh ben, il n'y a que des femmes ici, vous êtes toutes des stagiaires ?'", soupire encore Marion. Où comment les rapports de pouvoir se nourrissent de la peur.

"Il n'y a que des femmes ici, vous êtes toutes des stagiaires ?"

Minimiser les comportements dont on est victime et se taire, sous peine d'être mise à l'écart du "Boys' Club", c'est en partie ce qui a poussé Éloïse*, 27 ans, à se réorienter après presque six ans de journalisme sportif. La jeune femme a notamment passé quatre mois "infernaux" dans une rédaction spécialisée où elle était la seule femme. "Mon premier jour, nous étions deux nouveaux : un homme et moi, se souvient-elle. D'emblée, on lui a donné un papier assez technique à faire, et on m'a demandé mon avis sur le design du site alors que j'avais plus d'expérience que mon collègue. J'ai répondu que ce n'était pas parce que j'étais une femme que je m'y connaissais en design, et je suis tout de suite passée pour la féministe hystérique de service, la rabat-joie avec qui c'était pénible de travailler".

harcèlement environnemental

Si Ariane*, 27 ans, n'a pas subi de harcèlement direct, elle a collaboré un an dans une rédaction en région où les "blagues" homophobes étaient monnaie courante. "Les journalistes employaient le mot 'PD' à toutes les sauces, soupire la jeune femme. Quand ils ont su que j'étais lesbienne, ils m'ont dit : 'C'est pas pour toi hein, c'est juste pour rigoler…'. Si je leur disais que ce n'était pas drôle, ils me répondaient : 'Mais tu sais bien qu'on n'est pas homophobes !'".

En réalité, Ariane a bel et bien subi une forme de harcèlement, dite environnementale ou d'ambiance. Encore méconnue du grand public, cette notion a été sanctionnée pour la première fois par la Cour d'appel d'Orléans en 2017 pour des faits qui se sont déroulés… au sein d'un quotidien, La Nouvelle République du Centre-Ouest. Marion décrit aussi cette atmosphère de regards lourds, de commentaires sur les tenues, de blagues salaces constantes, du type : "Elle, elle pue le sexe". "Même des hommes avec qui j'en ai parlé pendant #MeToo continuent à se comporter de la sorte", souffle la journaliste.

"Elle, elle est hyper bonne !"

Ce sexisme "imprègne les médias", confirme Camille Laville qui relève que "le problème se pose également dans les écoles de journalisme et chez les formateurs qui reproduisent ce schéma". Laura confirme : dans son ancienne rédaction, elle a entendu ces journalistes par ailleurs intervenants en école parler de leurs élèves : "Ils ne se gênaient pas pour faire des remarques sur elles, en disant par exemple : 'Elle, elle est hyper bonne !'". Eloïse estime d'ailleurs que le sexisme le plus lourd qu'elle ait connu était au sein de son école de journalisme : "Les mecs faisaient des photomontages avec un corps d'actrice porno et notre visage. Et, si les intervenantes étaient un peu autoritaires, elles étaient des 'mal baisées'". "Comment est-ce qu'on pouvait ne pas mettre le terme de masculinité toxique là-dessus ?", s'interroge aujourd'hui la jeune femme.

*Les prénoms ont été modifiés.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne