Après les guerres d’indépendance en Afrique, qui ont précédé et contribué à la fin de la dictature salazariste [1933-1974], le Portugal a accueilli plus d’un demi-million de personnes dont le regard avait été transformé par le continent africain. En Angola, la guerre avait duré quatorze ans (plus de temps qu’il n’en faut à un enfant pour grandir), au Mozambique, dix. Ce considérable exode vers la péninsule Ibérique a été celui de Portugais envoyés outre-mer pour défendre bec et ongles les colonies, ultime espoir de l’économie sous la dictature, mais aussi celui de “Portugais” nés en Afrique qui jamais n’avaient connu autre chose que le sol africain.

Pour certains, cette arrivée au Portugal était une première, d’autres n’étaient plus revenus depuis des années, les uns cherchaient une nouvelle vie quand d’autres “fuyaient les représailles” des ex-colonisés. L’empire était mort. Ce monde qui jadis enjambait plusieurs continents avait fini par se pelotonner dans un coin d’Europe, pour tout reprendre à zéro.

Le paradoxe des rapatriés

Cette génération, cette diaspora qui a débarqué vers une nouvelle vie, ce sont ceux qu’on appelle os retornados, les rapatriés. L’appellation en dit long : ces rapatriés rentraient là où ils n’étaient jamais venus, mais sur une terre dont ils avaient toujours entendu parler. Ce paradoxe est essentiel pour comprendre l’un des grands tournants pris par la littérature portugaise de la deuxième moitié du XXe siècle, et pour comprendre aussi ce dont semble se détacher celle qui s’écrit aujourd’hui. Les conséquences d’un exode non désiré, la restructuration postcoloniale et une profonde réinvention de l’identité sont autant de grands traits communs à une bonne partie des lettres portugaises. Il y a une génération, incarnée notamment par António Lobo Antunes, João de Melo, Carlos Coutinho et António Garcia Barreto, qui a directement participé à la guerre, et une autre (avec Isabela Figueiredo, Gonçalo Tavares ou José Luís Peixoto) qui est née dans son sillage.

António Lobo Antunes est né au Portugal et a été médecin de l’armée en Angola. Quatre ans après l’indépendance de ce pays, il publie à 37 ans son premier roman, Memoria de elefante [Mémoire d’éléphant, éd. Bourgois]. C’est le premier opus d’une œuvre colossale, guidée presque intégralement par la boussole affective de la guerre en Afrique. Aujourd’hui devenu un pilier de la littérature portugaise, Lobo Antunes reconnaît lui-même que ses romans sont empreints d’une conception du temps acquise en Afrique, “une région où n’existent ni le passé ni le futur, rien qu’un présent immense qui englobe tout”.

La mémoire n’a rien d’univoque

Isabela Figueiredo, elle, est née au Mozambique et n’est arrivée au Portugal qu’à l’âge de 12 ans, en 1975. Son Caderno de memórias coloniais [2009 ; “Cahier de mémoires coloniales”, non traduit] évoque à travers les yeux d’une retornada l’exploitation portugaise du Mozambique et fait voler en éclats le mythe célèbre de la “colonisation douce”, selon lequel le système colonial portugais aurait été moins brutal que celui des Néerlandais, des Belges ou des Britanniques. Le Caderno de memórias coloniais a évidemment fait grand bruit au Portugal, précisément parce qu’il remettait en cause la rhétorique du régime et, par-dessus le marché, parce qu’il était écrit par une retornada, et certains n’ont pas hésité à dénoncer en Isabela Figueiredo une traîtresse.

Elle n’est pas la seule à interroger les conventions qui pèsent sur ce passé récent du Portugal. Autre écrivaine emblématique, Dulce Maria Cardoso est née en métropole en 1964 et a déménagé à l’âge de 6 mois, avec sa famille, à Luanda, en Angola, avant de refaire le trajet en sens inverse lorsque la guerre a éclaté. Dans O Retorno [2011 ; Le Retour, éd. Stock], elle raconte l’histoire de Rui, petit Angolais “rapatrié” dans un Portugal où il n’avait jamais mis les pieds. Le roman est marqué par un sentiment écrasant d’absence : le récit commence au début du retour, d’où ce manque irrémédiable. La littérature portugaise est, à certains égards, empreinte de cette sensation qu’il y a toujours quelque chose par-delà les mers, accessible seulement par l’imagination. Dans Os Memoráveis [2014 ; Les Mémorables, éd. Métailié], Lídia Jorge accompagne dans un chemin jalonné d’émotions Ana Maria Machado, une journaliste qui rencontre des représentants de la génération de la “révolution des œillets” [qui a fait tomber la dictature en avril 1974]. Ses interviews lui révèlent que la mémoire n’a rien d’univoque : trente ans après ce moment fondateur de l’histoire portugaise, chacun s’est appuyé sur un souvenir différent. C’est toute la mythologie de la nation qui s’en trouve relativisée.

Une autre diaspora

La marque du passé colonial et postcolonial (qui est aussi le passé dictatorial) apparaît ainsi en filigrane dans l’œuvre de nombreux auteurs du Portugal et d’Afrique lusophone, au point qu’autour d’elle s’amalgame un genre en soi. Un canon qui, cependant, commence à être brisé. Figure en plein envol, José Luís Peixoto est né dans le petit village de Galveias [dans le centre du Portugal]. Il est [entre autres] l’auteur de Livro [traduit aux éd. Grasset], où il parle d’une autre migration : celle des Portugais vers la France, dans les années 1960, qu’ont faite ses propres parents avant de rentrer au pays, la décennie suivante, peu avant sa naissance en 1974. Il s’attache particulièrement à éclairer l’histoire du Portugal de la seconde moitié du XXe siècle à travers le prisme révélateur de cette autre diaspora.

Encore aujourd’hui, les années 1970 sont un terreau fertile pour la littérature. Le Portugal a changé, mais sa fiction reste pour une large part une exploration toujours renouvelée de la mémoire. Comme l’a dit l’illustre José Saramago, dont le prix Nobel de littérature 1998 a servi de tremplin international aux lettres portugaises : “Nous ne sommes que la mémoire que nous avons.”