Bonne feuille

La grève au village : tensions entre voisins dans la France rurale de 1900

le 25/07/2019 par Édouard Lynch
le 13/02/2019 par Édouard Lynch - modifié le 25/07/2019
Manifestation de viticulteurs à Carcassonne le 26 mai 1907 durant la « révolte viticole » du Midi - source : WikiCommons
Manifestation de viticulteurs à Carcassonne le 26 mai 1907 durant la « révolte viticole » du Midi - source : WikiCommons

À la Belle Époque, tandis que le mécontentement de certains « travailleurs de la terre » se fait entendre, des déchirures décisives se font jour parmi des hommes et femmes vivant dans le même village – jusqu’à dégénérer en violences.

Édouard Lynch est historien, professeur d’histoire contemporaine à Lyon-Lumière II et spécialiste des zones rurales françaises. Il vient de faire paraître Insurrections paysannes - De la terre à la rue, usages de la violence au XXe siècle aux éditions Vendémiaire, analyse sur les manifestations et émeutes populaires d’inspiration politique ayant pris place dans les campagnes françaises de la fin du XIXe siècle aux années 1970.

Avec l’aimable autorisation des éditions Vendémiaire, nous publions aujourd’hui un court extrait, consacré aux sociabilités villageoises tendues lorsqu’éclatait une grève en zone rurale, quand des voisins de longue date devenaient soudain, par la force des choses, ennemis.

Le facteur territorial est déterminant dans l’organisation de la grève au village. Il constitue un espace à la fois distendu, par rapport à la ville, en raison de l’éparpillement des lieux de résidence, de travail et de sociabilité, mais également un espace resserré où la proximité et l’interconnaissance jouent à plein.

Au cœur des forêts, dans les champs, les vignes ou les vergers, les lieux de travail, investis ou contrôlés par les ouvriers, ne sont ni clos ni concentrés. Et la contrainte est encore plus grande lorsque les salariés agricoles sont disséminés dans les vastes fermes où ils vivent et travaillent, comme celles du Bassin parisien. Si cette situation est un atout, car les possibilités de fuite ou de contournement sont fortes, elle est aussi une difficulté, car le contrôle du mouvement, en particulier pour faire face aux non-grévistes, est rendu plus délicat. L’apparition de tensions et de violences y est étroitement associée.

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Le premier usage de l’espace collectif est directement lié à la grève elle-même et vise à permettre son succès, en étendant son rayon d’action et en empêchant la poursuite du travail. Or, à la différence du travail industriel, aux champs, la dispersion favorise l’action des non-grévistes. La grève ne peut réussir que par la pression efficace exercée sur les autres travailleurs, notamment pour des travaux ponctuels ne nécessitant pas une qualification particulière, en parcourant les exploitations ou les chantiers voisins pour obtenir la cessation de toute activité.

C’est l’occasion de premières confrontations avec les propriétaires, leurs employés ou avec des ouvriers réticents. Une fois la grève enclenchée, il faut empêcher la venue d’ouvriers « fidèles » ou « étrangers » recrutés pour l’occasion et faire respecter, par tous les moyens, l’arrêt du travail. En raison de la dissémination des lieux d’exploitation, la pression du groupe s’exerce de manière à la fois concrète – sur les principaux lieux d’accès – et symbolique, en laissant planer la menace d’une intervention.

La diffusion de l’information, par ces groupes plus ou moins organisés, génère souvent des tensions, les limites entre l’information et l’intimidation étant nécessairement ténues, ainsi dans cette forêt du Cher :

« Le 11 mai 1894, une troupe de cinquante bûcherons de Chezal-Benoît (Cher) a fait irruption dans une coupe de bois sur le territoire de cette commune.

Un M. Ribaud (Sylvain) qui paraissait être leur chef, s’est avancé près des ouvriers qui travaillaient, leur a défendu de continuer leur ouvrage qu’ils faisaient, disait-il, à vil prix, et a même arraché des mains de l’un d’eux le bois que celui-ci façonnait.

À la suite de ces actes de violences, les ouvriers intimidés sont partis, pour- suivis par des huées, et, le lendemain à leur retour, voyant encore Ribaud dans la coupe, n’ont pas osé reprendre leur travail. »

Les intimidations physiques et verbales, la destruction des outils de travail, les coups et les humiliations sont d’autant plus fréquents que la justice n’en saisit qu’une infime partie, par rapport à ce qui se trame dans le tissu de la sociabilité villageoise. Parmi les procédures de coercition, les sources révèlent le rôle particulier des femmes, instrument de la colère collective, comme dans cet incident rapporté par le procureur général de Bourges où les récalcitrants sont menacés d’une « levée de femmes » :

« Ces trois bûcherons, n’ayant pas voulu suivre ces conseils, se sont vus attaqués le 27 courant à 11h30 par une bande d’hommes et de femmes, guidés par Lavisse, Feriot et autres, qui, après avoir défait un tas de bois façonné, se sont emparés d’énormes gourdins à l’aide desquels les femmes ont frappé les trois ouvriers pendant que les hommes empêchaient les victimes de se sauver et excitaient les femmes à frapper. »

Si « la participation » des femmes semble ici un peu singulière, visant à humilier les grévistes, leur présence en revanche n’est pas surprenante dans des conflits professionnels, surtout là où il existe aussi un salariat agricole féminin, ce qui n’est pas le cas chez les bûcherons.

Dans les régions de viticulture, les femmes sont d’autant plus impliquées qu’elles participent activement aux travaux de la vigne – ramassage des sarments, ébourgeonnement, fumure et vendanges – et se retrouvent fréquemment associées aux grèves, comme dans l’Hérault en 1910 :

« La grève agricole de Moussan persiste toujours, mais sans incident sérieux, quoique la commune ne soit pas occupée par la gendarmerie. Mon substitut a traduit, le 11 de ce mois, devant le tribunal correctionnel, trois femmes grévistes, les nommées Pouytes, Cantié et Saly, prévenues de violences et voies de fait sur la personne d’une autre femme, non gréviste.

Elles ont été condamnées chacune à huit jours de prison sans sursis. »

Comme l’illustrent de nombreux exemples, le surgissement de la violence est étroitement lié à la présence des forces de l’ordre, venues tout à la fois assurer la protection des personnes et des biens et surtout faire respecter la liberté du travail. Le contrôle des espaces de circulation est, comme pour les grévistes, une nécessité pour les autorités judiciaires chargées de la répression.

C’est à cette occasion que se commettent les principaux délits susceptibles d’une sanction judiciaire : violation de propriété privée, violences sur les biens et les personnes, tous constituant des entraves à la liberté du travail.

En temps « normal », les forces de l’ordre se font discrètes au village, à l’exception des tournées de la gendarmerie locale, bien intégrée. L’irruption d’un conflit social ou d’une grève bouscule cet équilibre fragile, mais avec des traits spécifiques à l’espace rural. D’abord le laps de temps nécessairement plus long qui s’écoule entre les premiers incidents et la venue de renforts. Même cantonnés sur place, ceux-ci ne peuvent se trouver immédiatement sur les lieux où se commettent les exactions et les affrontements, dans les bois et les vignes. Cette situation favorise l’impunité des grévistes et des manifestants qui se meuvent avec plus d’aisance dans des terrains hostiles comme les forêts.

Lorsque les forces locales de gendarmerie parviennent à se rendre sur place, elles se trouvent le plus souvent en infériorité numérique et ne peuvent que constater les effractions, plutôt que les empêcher ou effectuer des arrestations, par crainte de mauvais coups. C’est le cas à Sainte-Eulalie-en-Born (Landes) :

« Le 24 février, un gréviste a été arrêté par les gendarmes du détachement de Sainte-Eulalie, pour délit d’outrage. Les grévistes, au nombre de 280 armés de gourdins, ont eu vis-à-vis de la gendarmerie une attitude si menaçante que cette arrestation n’a pu être maintenue. »

Le soir même, d’autres incidents se produisent, les gendarmes se trouvant à nouveau bien esseulés, les assaillants mettant cette fois l’obscurité à profit. Ces circonstances particulières, qui perdurent tout au long du XXe siècle, augmentent la difficulté des poursuites judiciaires, en instaurant un rapport de force toujours plus favorable aux grévistes et aux manifestants.

Plus encore que sur les chantiers de coupes, isolés dans les massifs forestiers, les conflits viticoles empiètent sur l’espace public, d’autant que les entraves à la liberté du travail se produisent sur les chemins conduisant aux propriétés des employeurs ou sur les routes sortant des villages en grève. Cette spécificité explique que les conflits d’ouvriers agricoles soient le théâtre des premiers barrages de voies de communication, mode de protestation que l’on voit s’étendre, au début des années 1950, à l’ensemble de la profession agricole. Un blocage visant les ouvriers « jaunes », les domestiques et jusqu’aux propriétaires s’accompagne inévitablement de tensions avec les forces de l’ordre. Les exemples sont nombreux, comme à Lespignan (Hérault), en décembre 1905, où différents incidents se succèdent :

« Le matin, un domestique du domaine de Saint-Aulin-le-Haut, qui était allé laver son linge à la fontaine dans le jardin, a été menacé par les grévistes qui avaient envahi la propriété, armés de gourdins. Les gendarmes sont intervenus: ils ont été menacés eux-mêmes et le domestique a dû cesser le travail. Les grévistes disaient en brandissant leurs gourdins :

“Ce soir, il y a aura des képis de gendarmes de trop.” [...]

À trois heures, le vétérinaire de Lespignan passait sur le chemin qui rejoint la route nationale quand les grévistes lui interdirent de passer outre. Malgré l’intervention énergique de huit gendarmes présents, on fut impuissant à lui frayer le passage.

Le brigadier Descissac a été poussé deux fois contre la jardinière; le gendarme Martin a été saisi à la gorge; tous les gendarmes ont reçu des mottes de terres et des cailloux. »

Ces récits mettent en évidence l’importance de la mise en scène de la défiance, des défis lancés aux agents en passant par des invectives qui débouchent parfois sur des violences. Le jet de pierres et de cailloux semble bien être l’un des principaux « modes » d’affrontement, avant d’en venir aux mains. À travers ces exemples, la distinction entre les faits liés à la grève et ceux découlant davantage de la manifestation apparaît difficile à établir, caractéristique propre aux mobilisations rurales. Le village est tout à la fois le cœur et au cœur du conflit.

La grève déborde ainsi largement sur l’ensemble des territoires villageois et des localités environnantes. Elle tient ses quartiers à l’épicentre des villages, autour de l’église ou de la mairie, lieux de rassemblement ou de confrontation. Davantage encore que pour les conflits ouvriers, l’attitude de la municipalité est primordiale dans l’extension du mouvement, à la fois d’un point de vue matériel, en permettant par exemple l’utilisation d’une salle, mais aussi pour marquer sa solidarité avec les grévistes. Et ce d’autant plus que lors des premières grèves, alors qu’il n’existe pas d’organisation syndicale, les ouvriers agricoles sont à la recherche de soutien, y compris parmi les « notables » locaux, maires ou conseillers généraux. Ajoutons qu’au village l’autorité municipale est à la fois proche et respectée. Ainsi, dans les forêts du Cher, en 1892, les meneurs qui s’efforcent d’étendre le mouvement demandent au maire de les « faire accompagner par le garde champêtre ou les gendarmes afin de débaucher les ouvriers qui travaillent ».

Ce rôle attribué aux autorités locales ne peut être réduit à la simple perpétuation d’un conflit « patronné » mais illustre au contraire le glissement vers un nouveau répertoire, puisque le maire est le représentant élu de la population. C’est également à la mairie, lorsqu’elle est favorable aux grévistes, que s’organisent les différentes formes d’assistance (soupes populaires, collectes de vivres, ouverture de chantiers municipaux).

La mairie, souvent le seul bâtiment public du village, à côté de l’église et de l’école, est le lieu où se déroulent les éventuelles négociations, mais aussi le théâtre d’incidents, comme lors de la grève viticole de Cruzy (Hérault) en 1907, où la tentative de conciliation menée par le sous-préfet tourne au pugilat :

« Le sous-préfet de St-Pons dépose qu’il a reçu en défendant le S. Miron [?], secrétaire du syndicat jaune (convoqué à la Mairie), plusieurs coups de poing, qu’il a eu la main égratignée, le chapeau défoncé ; qu’une femme Malaret, entre autres, arrêtée sur sa réquisition, mais arrachée aux gendarmes faute de forces insuffisantes, “l’a frappé”, ainsi que M. Misan d’un coup de poing qui cherchait ensuite à la maintenir en lui tenant les deux poignets. »

La maison commune se transforme à l’occasion en bastion des grévistes, comme à Thézan-lès-Béziers, en 1911 et 1912. Lors du premier conflit, en mars 1911, où les grévistes obtiennent satis- faction, le soutien de la municipalité (des drapeaux rouge et noir flottent à la mairie, siège du comité de grève) est un des éléments de la victoire ouvrière. Lorsqu’un nouveau conflit éclate, l’année suivante, suite au refus des propriétaires d’augmenter les salaires, la mairie est encore une fois un enjeu essentiel: la défaite électorale de la majorité sortante face à une liste soutenue par les propriétaires précipite la fin du conflit.

L’espace villageois sur lequel les grévistes s’efforcent d’établir leur domination est aussi un champ d’affrontement, qui embrase toute la collectivité ; c’est le cas à Fleury (Aude), en novembre 1905 :

« Le 24 novembre, vers huit heures du soir, des jeunes gens battaient le tambour pour rassembler les grévistes en cortège.

Un propriétaire, le Sr Désenfant, âgé de 76 ans, sur le pas de sa porte, échangea des propos assez vifs. La discussion dégénéra en dispute, à laquelle prit part le fils de Désenfant. Les deux jeunes gens (au dire de Désenfant) auraient appelé alors des camarades à leur aide. Ce que voyant, Désenfant père rentra précipitamment chez lui, et du premier étage de la maison, tira dans la direction du groupe deux coups de revolver.

Personne ne fut atteint. Des grévistes accoururent, on jeta des pierres sur les portes de la maison Désenfant mais aucun autre incident grave ne se produisit. »

Insurrections paysannes d’Édouard Lynch, vient de paraître aux éditions Vendémiaire.