Récit

Ligue du lol: au commencement, le règne de la twittostérone

Si elles peuvent désormais y porter leurs combats, les pionnières du réseau lancé en 2006 évoquent des années d’entre-soi masculin et de dénigrement systématique de leur parole.
par Jérôme Lefilliâtre et Anaïs Moran
publié le 15 février 2019 à 20h56

«Le Twitter français, c'est le plus grand concours de bites jamais organisé dans notre pays. Un genre d'olympiades du phallus. Auxquelles les femmes participent, évidemment, mais plus souvent en tant que spectatrices depuis les gradins.» Ces phrases de Titiou Lecoq datent de 2009. Dans un article publié sur Slate, la journaliste, connue pour ses positions féministes, expliquait pourquoi elle se désintéressait de la plateforme - elle y est plus active désormais. Son propos résume bien l'ambiance virile qui régnait alors sur le réseau social. Lancé en 2006, Twitter était, dans ses jeunes années, un vaste foutoir en évolution permanente, une sous-culture branchée où les règles et les codes s'écrivaient au gré des usages. Mais, à écouter les usagères de l'époque, ceux qui tenaient la plume étaient surtout des hommes, dont les membres de la «Ligue du LOL», ce groupe privé de journalistes, graphistes et communicants ayant récemment reconnu s'être adonnés à du cyberharcèlement. «Ça sentait la couille», se souvient Melissa Bounoua, alias @misspress, l'une des pionnières de Twitter en France, très vite suivie par des dizaines de milliers d'abonnés. «Ces derniers jours, j'ai remonté mes tweets de 2008 à 2011. Je parlais surtout avec des mecs, et à très peu de filles.»

Ce que confirme la journaliste d'Arte Nadia Daam, autre précurseure de l'outil de «microblogging» (comme on disait jadis) : «C'était comme le BDE à la fac, un truc essentiellement masculin. Un réseau intime, hyper petit, qui parlait de ses soirées à l'Autobus [un bar parisien, ndlr]. Tout Twitter tenait physiquement là-bas. Quand tu y allais, tu voyais que c'étaient surtout des hommes.» Une journaliste d'un grand hebdomadaire ajoute : «Le ton imposé sur ce réseau était toujours cynique et/ou sexualisé envers les femmes.»

«Prime à la saillie»

Ce déséquilibre manifeste ne créait pas les conditions d'une grande sérénité intergenre. «Je faisais attention à ce que je racontais, même si je tweetais souvent des photos de soirée. Je partageais surtout des infos sur les médias et le journalisme. Quand t'étais une fille, tu n'étais pas complètement tranquille», raconte Melissa Bounoua. La cofondatrice du studio de podcasts Louie Media dit avoir été «très peu harcelée» - son audience massive avait de quoi dissuader les pires trolls - mais a quand même vu une photo de sa poitrine circuler. Pour les utilisatrices ayant peu d'abonnés, prendre la parole dans cet espace public pouvait être intimidant.

«J'avais peur d'aller sur Twitter à ses débuts. Comme on peut avoir peur de sortir dans la rue, la nuit, parce qu'on sait que c'est un espace réservé aux mecs et qu'on risque des emmerdes», a tweeté cette semaine Elisabeth Philippe, journaliste à l'Obs, en réaction à l'affaire de la «Ligue du LOL». «C'était un endroit régi par quelques mecs, comme la cour de récré, détaille-t-elle à Libération. C'était violent, agressif, instinctif. Le fait d'avoir seulement 140 signes [280 aujourd'hui] pour s'exprimer encourageait cette prime à la saillie. L'humour s'exerçait aux dépens de ceux qui ne maîtrisaient pas les codes.» Elle a véritablement commencé à aller sur le réseau social en 2012, lorsqu'il s'est démocratisé et qu'elle s'est sentie «plus à l'aise professionnellement». «J'utilise désormais Twitter pour faire passer des idées féministes.» La chose était plus délicate il y a dix ans : «Les blogueuses, les journalistes, les féministes se faisaient emmerder, affirme Nadia Daam, qui a quitté le réseau fin 2017 à la suite des menaces et du harcèlement massif dont elle a été victime, avant d'y revenir le week-end dernier pour commenter les agissements de la "Ligue". Ce n'était pas la culture du LOL mais du ricanement. Les gens se levaient le matin pour ricaner.»

A lire aussi: «Ligue du LOL» Les nouveaux codes d'une vieille domination

Inscrite sur Twitter en mars 2008, Marion MDM fait partie des blogueuses des débuts : «Dès qu'on avait un peu de visibilité, on était scrutées, on devenait une cible, on était propulsées sans préparation sur une espèce de scène médiatique. J'ai pris beaucoup de réflexions sur mon physique. Parce que je parlais de moi sur le blog, j'étais attaquée sur ma personne. A un moment, quand on sait que le moindre tweet donne lieu à du trolling, on peut être tenté de lisser son discours, de brider sa créativité, de tweeter chiant…» Valérie Rey-Robert, créatrice du blog féministe Crêpe Georgette et utilisatrice de Twitter depuis plus de dix ans, ne dit pas autre chose : «Cet outil numérique a sans aucun doute permis la visibilisation des féministes et de leurs idées, tout en entraînant l'avènement d'une armée d'hommes déterminés à nous faire taire.»

Active sur Internet dès 1998, elle constate une corrélation entre la présence croissante des femmes sur le réseau et la virulence démultipliée des internautes masculins : «Au tout début des années 2000, nous étions cantonnées à des forums de niche très peu visités. Nous étions dans une bulle, peu nombreuses et relativement épargnées car personne ne s'intéressait à nous. Puis il y a eu l'avènement des blogs et la première percée des femmes sur le Web. C'est là que les choses ont commencé à se gâter et que les hommes nous sont tombés dessus pour nous expliquer que nos réflexions et les thématiques que nous abordions étaient inintéressantes, voire stupides.» D'après la blogueuse, Twitter n'a fait qu'empirer cette logique de «disqualification permanente».

«Dès qu'une femme prend la parole dans l'espace public, c'est toujours à ses risques et périls car elle peut instantanément déclencher une vindicte. Twitter n'échappe pas à cette règle misogyne, analyse Marie-Joseph Bertini, professeure des universités en sciences de l'information et de la communication à Nice Sophia Antipolis. Sur ce réseau social, il existe une espèce de police du genre, une norme masculine qui veut que les femmes soient remises à leur place, c'est-à-dire qu'elles soient de nouveau inaudibles et qu'elles laissent la parole aux hommes qui se sentent dépossédés de cette prérogative. Cette police du genre, toujours présente sur Twitter, était d'autant plus impressionnante dans les années 2008-2012 que les femmes étaient numériquement peu nombreuses et donc facilement identifiables, ce qui en faisait des cibles privilégiées.»

«Un outil de lutte»

Il n'empêche, Twitter a aidé ces femmes à porter des combats, comme le reconnaît Nadia Daam : «J'en ai fait un outil de lutte, de conquête du pouvoir. Il a permis de vulgariser des concepts, comme celui de la culture du viol. Mais il reste beaucoup moins efficace, d'un point de vue pédagogique, que les podcasts.» Pour certaines, surtout les plus visibles, le réseau social a aussi été un accélérateur de carrière. C'est là toute son ambivalence : «J'ai noué des relations sur ce lieu de réseau. J'ai pu me faire remarquer. On m'a proposé des piges après des tweets», poursuit Nadia Daam. Melissa Bounoua raconte que son nombre de followers a été «mentionné» lors de l'entretien préalable à son embauche à l'Obs, elle qui avait été recrutée auparavant à Arte et à 20 Minutes pour sa maîtrise de l'outil Internet. Même chose pour Marion MDM, qui travaille désormais dans une agence de publicité : «Je suis arrivée à Paris à 23 ans, je connaissais une personne, pas plus. Twitter m'a aidée. C'est grâce à lui que j'ai décroché un travail de community manager, qui a été la porte d'entrée de ma carrière professionnelle.» Un constat également partagé par la journaliste de l'hebdomadaire déjà citée : «C'est simple, si on voulait faire partie des journalistes web de demain, c'était impensable de ne pas créer un compte sur ce réseau social. Pour avoir une chance de percer, on n'avait pas d'autre choix que d'intégrer la nouvelle famille Twitter.» Une famille très patriarcale.

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