J – 26, J – 10, J – 8. Sur les réseaux sociaux, les associations LGBT tiennent depuis des semaines le décompte des jours qui les séparent du 22 février. A cette date, la justice devra dire si elle décide de mettre fin à la criminalisation de l’homosexualité au Kenya. La décision serait doublement historique. D’abord parce que le pays, qui se voit comme une puissance économique et démocratique en Afrique, deviendrait l’un des rares du continent à ne pas condamner l’homosexualité. Ensuite parce que la loi qui la criminalise est une relique de l’époque coloniale : en 1897, les Britanniques promulguent deux articles du code pénal punissant « la connaissance charnelle contraire à l’ordre de la nature » d’une peine allant jusqu’à quatorze ans de prison. Le pays ne s’en est jamais défait. « Ces lois ont été introduites par les colons à une époque où ils essayaient de contrôler la sexualité africaine, où ils nous prenaient pour des primitifs, en nous disant comment nous comporter », dénonçait récemment, dans une interview, Kari Mugo, de la Commission nationale pour les droits humains des gays et des lesbiennes (NGLHRC), l’une des associations à l’origine du recours. Pour ces dernières, ces restes du système colonial contredisent aujourd’hui la Constitution. Adoptée en 2010, elle donne une large place aux libertés et droits individuels, notamment en matière d’égalité et de dignité.
Septembre 2018, la jurisprudence indienne
La bataille judiciaire a débuté en 2016, avec le dépôt d’une requête devant la Haute Cour de justice de Nairobi. Le jugement était attendu pour l’automne 2018 lorsqu’un événement, survenu de l’autre côté de l’océan Indien, rebat brusquement les cartes. Le 6 septembre 2018, la Cour suprême de Delhi abroge une loi criminalisant l’homosexualité, héritée elle aussi du temps de l’Empire colonial britannique, estimant qu’elle représente « une arme de harcèlement contre la communauté LGBT ». Cette décision est aussitôt relayée dans la communauté gay kényane. La justice décide alors d’interrompre le processus en cours afin de réécouter toutes les parties, à la lumière de la jurisprudence indienne. On saura le 22 février si le jugement indien a fait basculer la cour.
Comme en Inde, les peines de prison prononcées contre des homosexuels sont rarissimes au Kenya. Mais la criminalisation autorise les violences (plus de mille recensées en cinq ans) et la stigmatisation. « De nombreux gays sont en situation économique difficile, rejetés par leur famille. Ils vivent majoritairement dans les quartiers les plus populaires pour survivre », explique Brian Macharia, porte-parole de la Coalition des gays et lesbiennes du Kenya (Galck), une autre association impliquée dans le recours. Elle a d’ailleurs installé ses bureaux au beau milieu de la zone industrielle, au-dessus d’un bruyant garage, afin de « ne pas attirer trop les regards et garantir [sa] sécurité ».
« Influence de l’Occident » contre « africanité »
Car les LGBT le savent, la société est loin de les soutenir. Au Kenya, pays globalement libéral, l’homosexualité est l’un des derniers tabous. En 2015, lors de la visite de Barack Obama, le président Uhuru Kenyatta avait affirmé que les droits des gays étaient un « non-problème » pour les Kényans. Trois ans plus tard, une vaste majorité d’entre eux avait approuvé l’interdiction du film Rafiki, de Wanuri Kahiu, une histoire d’amour entre deux jeunes Nairobiennes. Ce bol d’air pour une minorité de jeunes urbains était considéré comme une « promotion du lesbianisme » contraire aux valeurs du peuple pour la commission de censure et le reste de la population.
Des valeurs fortement influencées par l’Eglise, omniprésente, qui n’a pas manqué de faire entendre sa voix. Le Forum des professionnels chrétiens du Kenya (KCPF), qui vise à préserver les valeurs chrétiennes dans la société, s’est ainsi constitué « partie indépendante » dans la bataille juridique. « Notre argument fondamental, c’est que les droits des gays font du tort à la famille, qui est le fondement de notre société africaine et que nous défendons contre toutes les menaces : celle-ci mais aussi le divorce, la pornographie, l’adultère, la drogue… », défend l’avocat Charles Kanjama. Pour lui, le Forum, dont il est membre, se doit d’épauler l’avocat général dans « ce genre de dossiers souvent soutenus par l’Occident ».
« Influence de l’Occident » contre « africanité » : chaque camp reprend l’argument à son compte. « Considérer qu’être queer est non africain, c’est nier des modes de vie qui ont existé sur ce continent depuis bien longtemps (…) De plus, aucune des religions dominantes au Kenya n’a de racines africaines ! », rétorquait récemment Brenda Wambui, hôte du podcast d’actualités « Otherwise ? », populaire auprès de la jeunesse intellectuelle. Le jugement du 22 février a peu de chances de mettre fin au désaccord radical qui scinde la société. D’autant que la partie perdante fera vraisemblablement appel. Mais l’affaire aura au moins permis à la société kényane d’ouvrir le dialogue.
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